Au delà de l’horizon

« La première fois, je pense que personne ne peut avoir l’idée de ce qui l’attend quelques pas plus loin.
Soudain LA découverte.
Subitement au travers des larges baies vitrées, se déroule, sidérante,
la ligne d’horizon.
Choc, éblouissant de simplicité. »

Extrait de « Pierre Soulages, au fil de l’amitié » [1]

 

Cette photo [2] me renvoie 35 ans en arrière, à cette première fois où je me suis trouvé conquis, submergé, aimanté par cette vue invraisemblable.
J’avais été invité à venir passer une journée à Sète. Si j’avais déjà vu quelques photographies du lieu, jamais je n’aurais imaginé ce qui m’attendait.

La sensation donnée par cette vue panorama grand-large ne pouvait entrer dans le cadre d’une Image.
Je connaissais Pierre depuis quelques mois, un an peut-être, j’avais plusieurs fois rencontré Colette, mais je fus surpris quand un jour ensemble ils me proposèrent « tu ne viendrais pas cet été nous voir à Sète ? »

J’avais vécu cela comme une joie immense mais je m’étais senti écrasé par la proposition d’être invité dans ce que j’imaginais être un repaire, la caverne où je pensais qu’ils passaient leurs vacances, au calme, loin de Paris.
J’ai vite compris que ce n’était pas une maison de vacances mais un espace extraordinaire où Pierre travaillait l’été.

Rien ne pourra effacer de ma mémoire ce moment incroyable où, le « Grand Pierre » et moi avions au cours de ce premier après-midi sétois, discuté de peinture et de lumière, en nageant dans la piscine, en contrebas de l’atelier. Seuls le bruit de nos bras dans l’eau et nos voix flottaient dans le silence.

En levant les yeux, la porte de l’atelier.

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Cette maison était à l’image de Pierre et Colette, ouverte sur l’extérieur, cette ouverture qui fait que tous deux s’intéressent à ce que vous faites « et toi…parle-moi de toi… ».
Sauf l’atelier.
Il était à l’image de celui de Paris dont je me disais toujours qu’il devait y faire « bon vivre ». Ici j’avais l’impression d’être au paradis !
Ces deux espaces bien que séparés de 800 kilomètres avaient en commun le calme et l’ordre, tout y était à sa place, rangé.
Mais la lumière entrait différemment dans les deux pièces réunies de l’atelier sétois, qui, bien que faisant corps avec la maison, en étaient éloignées.
L’atelier était aussi l’exception de la maison, étant la seule pièce ne voyant pas la mer.
Comme à Paris, on ne voyait des peintures que le dos. Ici aussi elles naissaient, vivaient, peut-être partiraient-elles vivre ailleurs, peut-être leur vie s’achèverait au milieu des flammes dans le petit jardin au fond de l’atelier. Elles attendaient face contre le mur.
Comme dans le 5ème arrondissement l’espace était propre et rangé, condition indispensable pour permettre à Pierre de penser sans être menacé. Prérequis impérieux pour que seul, il puisse commencer à sentir comment allait peut-être surgir ce qu’il ne connaissait pas encore mais qui était déjà en lui. Il reste sans cesse à la recherche d’un temps qui n’est jamais perdu.

A l’instant où vous mettez le pied sur la terrasse l’horizon vous envahit, mais vous ne pourrez l’appréhender dans son ensemble sans bouger la tête d’une extrémité à l’autre, mais face à la courbure perceptible de la ligne, vous pourrez perdre toute croyance en la platitude de la terre.
Cet horizon magnétique exerce une incroyable force d’attraction sur le regard, et fait saisir pourquoi, dès sa conception, Pierre ne voulait pas voir la mer de l’atelier.
La première photo, la seule je crois, où je suis avec Pierre, me trouve dos à la Méditerranée ; pour échanger avec Pierre sur la terrasse, il me fallait soit être à côté de lui accoudé au garde-corps, soit dos à la mer.
Cet envoûtement créé par la vue est encore renforcé par le calme et le silence si rarement troublés qui règnent là.

Cette chaise qui se fait discrète au milieu de la photo et qui n’entrave qu’à minima la vue, est l’amie qui m’accueille à chacune de mes visites. Elle m’offre l’apaisement face à une vague verte, aux mouvements de la mer, j’aime par dessus tout me retrouver devant le ciel, et parfois face aux nuages…les nuages qui passent…là-bas…là bas…les merveilleux nuages ! Chers à « L’étranger » de Baudelaire [3].

Cet horizon me permet de me retrouver.

Pierre Duterte,
auteur de « Pierre Soulages, au fil de l’amitié » – réédition –  suivi de « J’ai acheté un horizon », éditions Michel de Maule

 


[1] Extrait de « Pierre Soulages, au fil de l’amitié » (voir d’autres photos)

[2] Photographies de Pierre Duterte sauf les portraits qui sont de © Eiici  Chijiiwa

[3] Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869