« Soulages, la peinture. Poétique de l’accident », extraits

L’accident, p.9

« L’accident introduit donc une cohérence physique dans les formes plus forte que la simple cohérence imitative. En d’autres termes, vouloir représenter, imiter ne suffit paradoxalement pas pour donner de la présence aux formes et du sens à l’image. Il faut encore à la peinture «une vie propre » qui vient de cette existence matérielle des formes, qui échappe à l’intention imageante, en la contrariant même parfois, et que seul l’accident semble capable de produire comme si, finalement, toute existence et toute présence, même en peinture, relevait d’une contingence accidentelle. »

La gravure, p.15

« Il s’agit donc ici d’accomplir la technique de l’eau-forte pour obtenir « des formes ayant une qualité » qui lui est « spécifique » « en laissant l’acide inventer ». Le rapport de maîtrise est maintenant inversé. C’est Soulages qui propose en « griffant » la plaque et c’est l’acide qui «invente » et va au-delà du geste et de la volonté du peintre. Deux logiques, deux poétiques presque, sont en concurrence : celle de l’artiste qui « veut » de façon générale et vague un certain type de trait – puisque ce trait n’est pas imaginé et prévu dans son détail – et celle de la technique avec ses matériaux (le cuivre et l’acide) et ses lois propres. »

La contingence de la touche, p.34

« La touche de pinceau est contingente car, d’une part, elle est à la discrétion du peintre qui peut poursuivre ou non une trace ébauchée. À chaque moment sa liberté lui permet d’accepter ou de refuser, d’accentuer ou de laisser, ce qui s’esquisse par l’enchevêtrement des traces. C’est la contingence de l’acte libre qui s’introduit ainsi dans l’œuvre. D’autre part, elle l’est aussi dans la mesure où une trace introduit non seulement un ordre volontaire d’écriture, une direction, une orientation ou même un rythme de coups de pinceau, mais aussi des éléments parasites qui interfèrent avec cet ordre, tous ces micro-accidents de matière qui relèvent de sa seule existence matérielle et qui échappent, dans un premier temps du moins, à la volonté expresse du peintre. »

Soulages/Kandinsky, p.45

« Malgré ces différences entre la découverte de Soulages et celle de Kandinsky, on trouve dans les deux cas, un récit qui dramatise ce qui arrive, qui l’événementialise. Car l’enjeu pour les deux peintres est bien de montrer la nouveauté de ce qui arrive dans leur peinture. L’accident est événement aussi par ses effets et ses enjeux, tant sur la peinture ultérieure que sur la peinture antérieure de chaque artiste, dans la mesure où il la transforme rétrospectivement en étape nécessaire de ce qui vient d’arriver. Contingent en lui-même, il crée rétrospectivement et paradoxalement de la nécessité et c’est bien en cela qu’il est événement. Chez Kandinsky, c’est l’invention de l’abstraction qui prend corps dans ce récit fondateur, chez Soulages la découverte de cette « peinture autre », de cet autre noir, ce nouveau noir au-delà du noir qu’il finira par nommer « outrenoir ». »

Le reflet, p.47

« Ce rappel de la perception classique du tableau nous montre le renversement accompli par Soulages sur la question du reflet. Par rapport à la perception esthétique normale, le reflet est un accident de la surface qui parasite le bon fonctionnement de l’image. L’attention à ce qui n’est à l’origine qu’accidentel permet à Soulages d’opérer un déplacement et de le mettre au centre du nouveau fonctionnement. Le reflet est le nouveau phénomène physique et optique sur lequel cette peinture vient se centrer. Utiliser ce que l’on rejette traditionnellement pour le mettre au centre, voilà le renversement/déplacement que produit Soulages. »

Les bronzes, p.59

« Cette mémoire corporelle du travail de la lumière sur les bronzes, Soulages n’a pas besoin d’en être conscient, de théoriser les jeux des effets de surface, de se les représenter a priori. Dans l’expérience de la création tout s’additionne, tout se mélange. Les préoccupations principales, ici celles de la lumière, reviennent à des occasions différentes de la situation créatrice, sous des formes différentes, sans qu’il y ait besoin de les rappeler consciemment. »

Conscience d’effet, p.61

« Ce n’est pas donc une conscience d’idée ou de concept qui pourrait dès le début nommer, identifier, objectiver, mais une conscience d’effet qui opère, une simple attention à la tendance infinitésimale, propre à la démarche poétique de Soulages. Une attention qui relève autant de l’ordre du faire que de l’ordre de la perception. La conscience d’effet est une conscience intuitive et dynamique, car l’effet se donne tout entier comme unité synthétique en mouvement, mais il se donne aussi dans un processus d’actualisation comme commençant, comme une amorce. La conscience d’effet va consister à apercevoir l’effet, à l’orienter dans le travail et le prolonger dans l’imagination. »

L’accident de surface, p.63

« L’accident de la démarche, le ratage du contraste habituel et la découverte de l’outrenoir ont aussi fait apparaître un nouveau type d’accident, un accident dans un autre sens aussi qui a son importance dans la peinture de Soulages, « l’accident de surface », celui-là même qui engendre et altère les effets de surface, qui nourrit ce que nous appelons l’effectologie de Soulages, c’est-à-dire la richesse, l’efficacité et la typologie des effets produits par sa peinture. Comment fonctionne donc la surface dans cette peinture et en quel sens peut-on parler ici d’accidents de surface ? »

Contresens, p.65

« Celui qui, malgré le minimalisme des tableaux de Soulages arrive encore à y projeter quelque chose, à construire des figures à partir d’une attitude imageante dénature l’expérience esthétique originale que propose le peintre. Il est libre de le faire comme chacun est libre de faire un contresens en lisant un texte mais cela constitue une perte, une réduction par rapport à la démarche générale du peintre. »

Effets naturels et picturaux, p.70

« Pierre Encrevé a d’ailleurs constaté que dans le salon de cette maison-atelier de Sète, la surface d’une grande toile outrenoir, « Peinture 222 x 421cm, 30 septembre 1983 » [VIII], à la texture uniquement striée composée de larges coups de brosses arrondis, horizontaux et obliques, venait se colorer des reflets et teintes de la mer comme si, en cet endroit, la lumière marine combinait les effets naturels et picturaux. C’est même à partir de ce mélange d’effets naturels et artistiques que Soulages eut l’idée, « un jour de mistral », « de lier sur ces toiles l’outrenoir et le bleu ».»

La texture, p. 73

« Ce qui caractérise donc la peinture de Soulages en général du point de vue de la texture, c’est bien cette intégration du détail dans l’expérience esthétique non pas malgré ses interférences et son caractère accidentel, mais au contraire, à cause d’eux, ce qui est un renversement considérable puisque cela décentre complètement la perception esthétique et permet à la peinture d’atteindre ce « fonctionnement autre» et de proposer de nouvelles expériences esthétiques. »

Aucune unité d’objet, p.80

« Si dans la phénoménologie de Husserl, la variation des esquisses est un remplissement de l’intuition en vue de l’unité de l’objet dans la perception, chez Soulages aucune unité d’objet n’est possible puisque chaque accident peut orienter la perception esthétique dans une nouvelle direction tout aussi pertinente. L’objet n’est jamais atteint ou constitué, ce qui rendrait l’œuvre représentative, mais seul demeure ce présent ouvert, plein d’immanence et de potentialités. »

Effectologie, p.88

« Comme tout artiste aux prises avec la matière, Soulages sait qu’une matière particulière dégage un potentiel que nous pourrions nommer « effectologique » dans le sens où elle «donne certains effets » pour employer les mots de Focillon. Pour le verre, c’est le jeu avec la lumière qui caractérise son « effectologie », c’est-à-dire la typologie et la variété des effets qu’il engendre : la transparence, la translucidité, l’opacité selon que le verre laisse passer, retient ou réfléchit la lumière. »

Le programme et l’outil, p.137

« Dans un entretien avec Pierre Soulages à la faculté de théologie à Montpellier, Pierre Encrevé notait la « méfiance de Soulages envers les outils » qui le conduisait parfois à inventer et fabriquer ses propres outils : brosses, lames, racloirs, gouttières même pour déverser la couleur d’un seul coup, etc. C’est qu’un outil est toujours porteur d’un «programme » comme le dit souvent Soulages, c’est-à-dire d’une finalité pour laquelle il a été conçu. Utiliser normalement l’outil, c’est donc d’abord accepter le programme, la finalité et le résultat que l’outil peut et doit produire. »

Choix et décisions, p.138

« Lorsque Soulages oppose choix et décisions dans son travail, on ne doit donc plus maintenant l’interpréter comme la volonté subjective d’un sujet créateur qui voudrait imposer un modèle idéal au déroulement des choses. Cela indique au contraire que dans le déroulement du processus qu’il a engagé volontairement, il ne fait plus que réagir intuitivement et immédiatement (sans intention explicite ni représentation finale) à ce qui se passe, en accompagnant le processus dans sa logique propre et dans une ouverture heuristique, pour voir ce qui arrive. »

Le bâton, p.139

« Le bâton fonctionne dans ce cas car c’est l’outil le plus simple, le plus indéterminé qui soit. Il ne contient pas de programme et il n’est pas employé en vue de produire quelque chose mais gratuitement, dans ce simple geste de dépit. Ce qu’il amène en rayant la toile, c’est une ligne creusée, qui amplifie le sillon du strié de l’outrenoir, produit par la brosse auparavant, et qui, par son bas-relief et sa profondeur, renouvelle ainsi l’usage de la lumière-reflet. »

Le potentiel de la situation, p139

« Dégager le potentiel de la situation pour le peintre, consiste précisément non seulement à la construire à partir de techniques, d’outils et de matériaux mais aussi à interroger ce dispositif dans sa réalité et ses potentialités propres. Le potentiel n’est pas qu’un simple possible et on doit ici les distinguer. Le potentiel est à la fois réel et en puissance car il est aussi une réalité naissante, une tendance qui a commencé à s’actualiser. C’est un possible déjà engagé qui a commencé à passer au réel de façon embryonnaire. »

L’effet comme événement, p.144

« Ainsi, lorsqu’une tendance naissante, un effet infinitésimal de la situation artistique est favorisé, accompagné, amplifié par l’artiste, ce n’est plus à partir d’une représentation finale du résultat, mais bien dans une ouverture et un essai heuristique, pour voir ce qu’il va donner, pour découvrir, en la créant paradoxalement, la nouveauté de l’effet, pour atteindre donc l’effet comme événement de la création. »

Sagacité et résolution, p.150

« Tout le discernement de l’artiste est là : continuer, accentuer, approfondir résolument dans la variation de l’effet central pour produire une œuvre individualisée, ou bien suivre un autre chemin et faire bifurquer la démarche. Il faut avoir la capacité d’abandonner ce que l’on sait faire pour suivre ce qui se propose de nouveau. En fait, deux qualités se font jour dans le travail de Soulages. Tout d’abord, il y a chez lui une forme de sagacité, la capacité à repérer dans « l’indice » ténu un potentiel exploitable, et ensuite une fois installé dans l’effet quelque chose qui s’apparente à la fois à la résolution dans l’action cartésienne, et à l’attention chinoise, le soin accordé à l’effet pour lui permettre de se développer quasiment par soi-même selon son propre déroulement « effectologique ». »

Sens et présence, p.161

« La peinture de Soulages n’est pas qu’une surface matérielle objective, elle n’est pas qu’une pure présence, elle a aussi rapport au sens. Ou plutôt, dans cette peinture, c’est la présence qui fait sens, elle est une matrice inépuisable de sens et d’expériences, puisque sur cette surface viennent « se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête. »

 

Ex(a)mplification, p.171 « Si nous articulons maintenant nos deux analyses, celle de l’amplification de l’effet à partir de François Jullien et celle de son exemplification à partir de Goodman, nous pouvons maintenant soutenir que le travail de Soulages se caractérise comme « ex(a)mplification », c’est-à-dire qu’il amplifie et exemplifie des tendances naissantes pour les constituer en effet esthétique pertinent. »

Exemplifié et amplifié, p.177

[…] ce qui est exemplifié et à quoi l’œuvre fait référence dans l’expérience esthétique, c’est l’effet qui a été amplifié par le travail du peintre. Amplifié signifie, comme nous le savons, qu’une tendance naissante, un effet à peine amorcé et aperçu au cœur du travail par une attention heuristique […] a été mis au centre par le peintre en élaguant tout ce qui le gênait, qui le parasitait et en lui donnant le maximum d’efficacité. »

La matière en peinture, p.185

« De la même manière, la reconquête de la matière en peinture fut une alternative pour échapper à l’unité transcendante de la forme ou de l’image, abstraite ou figurative, imposée d’en haut et de l’extérieur, au travail du peintre. Par l’attention à la matière et à ses accidents, « les matiéristes » ont à la fois cherché à éviter l’emprise de la forme et à retrouver une unité plus basse et plus riche, comme la « basse » d’ailleurs donne l’unité dynamique structurelle et immanente à l’harmonie en musique et contient virtuellement tous les développements mélodiques qui s’y superposent. »

Présence et prégnance, p.190

« Nous apercevons alors que le terme de présence, par son caractère massif, exclusif et sa connotation métaphysique, faisait obstacle à notre recherche. La présence induit une entité séparée, elle a une dimension de référence, elle est transitive, elle est toujours présence de quelque chose, elle renvoie à un concept, à un absolu tandis que l’effet prégnant ne renvoie pas à autre chose et fonctionne sans que l’on s’en aperçoive. Là réside son efficacité discrète. »

L’unité de l’effet, p.194

« L’unité de l’effet, différencielle et articulée, relève d’une telle individuation ou altération, ce qui est la même chose finalement, puisque s’individuer, ce n’est pas réaliser une essence éternelle, mais actualiser des virtualités potentielles, être en devenant autre que soi, toujours tendu vers la nouveauté accidentelle. Pour Deleuze, il n’y a que la différence qui soit au sens propre. L’ontologie deleuzienne affirme l’univocité de l’être dans la différence. »

La différence intensive, p.196

« Ce qui différencie les valeurs en fait, ce n’est pas Soulages, mais la différence intensive, lorsqu’elle se manifeste ou apparaît comme effet. Le peintre n’est plus que l’instrument de la différence intensive qui poursuit sa propre individuation effectologique. Il ne faut pas dire que par l’œuvre, le peintre exprime son individualité, ce qui est la formule même de l’expressionisme abstrait que Soulages récuse car elle fait de l’œuvre l’expression extérieure d’une intériorité psychique ou spirituelle, mais plutôt que l’œuvre prolonge et continue l’individuation du peintre par la différence intensive qui est le mouvement même de la vie et de la nouveauté. »

Le lisse et le strié, p.197

« C’est bien donc la différence intensive, le reflet en dernière instance, qui constitue les valeurs perceptives de lisse et de strié, leur donne une pertinence plastique et une possibilité de contraste. Si l’effet de reflet ne s’était pas imposé au peintre lui-même dans cette temporalité propre de la création, avec ses apparitions, ses fulgurances, ses progrès et ses retours, jamais ces valeurs ne se seraient stabilisées dans le travail et auraient été cultivées comme moyen de développer l’efficacité esthétique de l’effet. »

Singularité et échantillon, p.211

« Un tableau outrenoir de Soulages permet une expérience esthétique originale parce qu’il est d’abord, en tant que chose singulière, unique. Il a sa propre problématique, il pose de nouvelles énigmes perceptives et esthétiques qu’il résout à sa manière par sa simple existence, ses affirmations et ses solutions plastiques. Il n’est pas seulement un échantillon d’outrenoir, même s’il exemplifie principalement cet effet là. »

Le jeu créatif, p.221

« Le jeu créatif consiste, pour l’enfant, à strier et lisser la surface, un peu comme Soulages le fait pour ses surfaces picturales. Le spectacle des ronds dans l’eau, qui le fascine, ne vient pas seulement du fait qu’il en l’auteur et qu’il en prend conscience, il vient aussi de la nature dynamique du spectacle, du déploiement effectologique des ondes à la surface, à partir du point d’impact du caillou dans l’eau. »

Les pièges à effet, p.229

« Toute la stratégie du peintre est donc de construire des « pièges à effets », des dispositifs capables de produire l’effet, sans savoir exactement ce qu’il va capturer dans ses filets. C’est bien le paradoxe de l’effet esthétique qui ne peut ni se représenter, ni même se nommer au moment où il advient, mais seulement se constater et s’éprouver dans la présence et la rencontre. »

L’existentialisme poétique, p.247

« La formule de l’existentialisme poétique serait donc la présence précède et excède le sens. Elle surgit comme un bloc posé par une liberté poétique et nomade qui renouvelle totalement la conception classique de la liberté du sujet cartésien. »

La différence intensive, p.250

« La force de Soulages est au contraire de se maintenir, au moment même où il définit et cultive un effet, à cette pointe de la différence intensive qui trace librement sa ligne nomade dans l’espace libre, analysée par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux. »