À distance

1. Je pense parfois à ce rectangle d’ombre qu’une peinture de Soulages inscrit sur le mur, derrière la toile, et à la façon qu’elle a de lui tourner le dos. À cette surface pure, à cette froide découpe, elle oppose le jeu (l’emboîtement) de trois plans successifs, dans la direction même de notre regard : un châssis robuste qui la détache du mur, des textures amples ou serrées qui la font surgir d’elle-même, et au-delà encore, vers nous qui la regardons, une insaisissable étendue de lumière. Ainsi bornée par un espace que nous savons mais que nous ne voyons pas et par un autre que nous voyons mais que nous ne savons pas, dans un no man’s land, la peinture vit son existence muette.

2. La lumière que les choses nous renvoient est ce que nous voyons d’elles. Le noir, par définition, est ce qui ne renvoie pas de lumière. Devant ces tableaux  » noirs « , témoins d’une expérience singulière, nous nous demandons (sommes forcés de nous demander) ce que nous voyons : en tout état de cause, dans les filets de la toile, une lumière captive. Mais parce qu’elle engendre et porte sa propre lumière, et donc une pulsation particulière, il me semble qu’une peinture de Soulages invente aussi, nécessairement, un temps qui lui est propre – une sorte de présent permanent, absolu, un plus-que-présent qui nous renvoie à notre présent personnel – instable, fragile et vite aboli. Ainsi, et dans l’espace qu’elle crée, et dans le temps qui la distingue, cette peinture dure, solitaire.

David Quéré, octobre 2000