Le procès à Soulages

Texte de Roger Vailland 
in « Procès à Soulages », Clarté n°43, mai 1962

 

J’ai sur ma table les catalogues d’une dizaine d’expositions actuellement présentées à Paris. Les dix préfaces utilisent un langage qui ne relève que des plus confuses métaphysiques. Renvoyons tout cela au Moyen Âge.

Depuis que les philosophes se mêlent de tout, sauf de ce qui serait leur rôle, c’est-à-dire d’aider les professionnels de la recherche ou de l’action à penser et à s’exprimer avec clarté, depuis que la peinture n’est plus jugée et exprimée par des amateurs de peinture mais par des philosophes amateurs, il n’y a plus de critique d’art.

C’est dans les pages sportives des journaux que le vocabulaire qui fut jadis celui des amateurs et des critiques d’art, longuement élaboré par eux, a gardé sa signification et sa verdeur. C’est donc aux chroniqueurs de la course à pied, de la boxe ou du cyclisme que j’emprunterai les mots nécessaires pour dire sommairement le plaisir que j’éprouve à regarder la peinture de Soulages. Je dis bien plaisir, puisque regarder et aimer une peinture, c’est d’abord éprouver un plaisir. La peinture n’est pas une « méditation confinée dans les plus hautes sphères spéculatives.

Je dirai donc que Soulages est un champion. Il choisit son parcours, un certain jour, en fonction de sa forme et de son souffle de ce jour-là.

Ce parcours est défini par les dimensions du châssis, par la préparation de la toile (non sans analogie avec le roulage préalable d’une piste ou d’une pelouse) et par le nombre (très limité en ce qui le concerne) des couleurs qu’il s’autorise à employer.

Il accomplit son parcours. C’est-à-dire qu’il couvre sa toile de couleur. Il le fait avec style, parce que c’est un champion qui, au cours d’un grand nombre de combats, matchs ou courses et d’innombrables séances d’entraînement, s’est créé un style. Ce style lui est très personnel, comme il arrive à tout grand champion. Quand on voit Soulages courir ou quand on voit sa course inscrite sur la toile, on s’écrie : « C’est un Soulages » ; quand Jazy [1] court, tout habitué du stade sait aussitôt que c’est Jazy qui court, d’une manière inimitable.

Les champions médiocres imitent (mal) le style des autres ou essaient de donner l’impression d’avoir acquis un style ; faisons la concession aux philosophes d’appeler cela du formalisme. Les vrais champions, les Soulages, les Jazy, découvrent un style dans la pratique toujours plus rigoureuse de l’accomplissement du parcours choisi et dans la réflexion sur cette pratique ; ils créent un style sans chercher à le créer ; leur style résulte de multiples rapports entre une pratique, la réflexion sur cette pratique et le tempérament de l’homme qui pratique et réfléchit.

Seuls les amateurs sont capables de goûter pleinement, d’apprécier en connaissance de cause le style de Soulages, de tirer un plaisir complet de la performance, de l’exploit accompli ce jour-là par Soulages, exploit plus ou moins réussi selon sa forme et sa chance de ce jour-là.

Qu’est-ce qu’un amateur ? Dans le meilleur des cas, c’est un homme qui a d’abord pratiqué en amateur le sport ou l’art dont il devient plus tard le spectateur, le juge, l’arbitre.

Il y aura un grand nombre d’amateurs de peinture, quand tous les enfants et les adolescents doués pour la peinture pourront librement, dans les écoles et les lycées, s’exercer en amateurs à la peinture ; qu’on leur fournira autant de toiles et de couleurs qu’ils en ont besoin, etc. Les meilleurs d’entre eux deviennent des peintres professionnels. C’est un problème de crédit et donc un problème politique. Mais c’est ainsi, et ainsi seulement que la peinture deviendra un art populaire. Et non en demandant aux peintres de « représenter » des manifestations de rues, des ouvriers au travail et des fellagha au combat.

Si le peintre désire intervenir dans les manifestations de rues, il doit défiler avec les autres. Comme c’est un champion, une « personnalité représentative », on lui réservera une belle place et c’est en se tenant bien droit, à cette belle place, qu’il sera utile à la manifestation. Non en faisant de la mauvaise peinture (ce qui le rendrait moins « représentatif »).

La peinture a d’abord été un moyen de raconter des histoires, puis de décrire des objets ; aujourd’hui la cinématographie et la photographie racontent et décrivent mieux ; la peinture est devenue le moyen d’un jeu qui s’élève quelquefois jusqu’à l’art. Quel est le moment du passage du jeu à l’art ? C’est sur cela qu’il faudrait essayer de réfléchir, non par référence à un système philosophique, mais en essayant d’analyser de près ce qu’éprouve le spectateur quand, au milieu d’un match, à un tournant du match, à un certain changement de qualité dans le jeu d’un champion, il s’écrie brusquement : « c’est beau » et quelquefois même « c’est sublime ». Il ne faut pas sous-estimer les activités de jeu. Dans l’avenir, quand un petit nombre d’heures de travail permettra à chaque travailleur de vivre dans l’abondance, le jeu deviendra le principal souci des humains, cher souci, merveilleux souci.

Il convient d’être reconnaissant à Soulages d’avoir été le premier parmi les peintres de grand talent, à ne jamais raconter ni décrire. Aucune ambiguïté à aucun moment de son œuvre. Il n’a jamais évoqué la nécessité d’exprimer ses « états d’âme » pour justifier son goût d’étaler des couleurs sur une toile. Il n’a jamais évoqué les expériences des mystiques et les métaphysiques qu’elles impliquent, pour expliquer la concentration nécessaire à son travail. Il ne s’est jamais dérobé derrière des philosophies idéalistes. Il accomplit ses parcours dans un style d’une qualité chaque année plus élevée, et qui atteint parfois au « sublime ».

Impossible de faire un procès à Soulages. Un procès implique référence à un code et, en matière d’art, à des règles. La peinture vient seulement de renoncer à décrire et à raconter. La peinture qui ne représente rien, qui présente tout simplement, est un art tout nouveau : il n’a pas encore de règles. Soulages est parmi ceux qui s’efforcent, en tâtonnant, de découvrir les règles de ce que sera la peinture. Aujourd’hui donc, Soulages est le seul à pouvoir être son juge.

Paris, février 1962

Note

1- NDLR : Dans les années 60, après son titre de vice-champion olympique du 1.500 mètres à Rome, Michel Jazy pulvérise les records du mile, du 2.000 mètres, du 3.000 mètres et du 2 miles.

 

Roger Vailland et Pierre Soulages, Sète, 1961

Roger Vailland et Pierre Soulages, Sète, 1961