Soulages – Lumière du noir – Pierre Encrevé

Liberté de la lumière

“Enlevez-vous au plus vite la peau épaissie des siècles afin qu’il vous soit plus facile de nous rattraper.”

Kazimir Malévitch

 

1. Liberté. Soulages : “ Si l’on regarde mes toiles dans leur diversité, leur succession apparaît non comme une fatalité mais comme l’exercice d’une liberté. ” [1]

L’exercice d’une liberté, c’est comme tel, en effet, que doit aborder l’oeuvre de Soulages qui veut véritablement la rencontrer. Non pas le produit d’une théorie préexistante d’où découlerait une sorte d’exploration systématique d’un aspect après l’autre d’une problématique picturale, comme il n’en manque pas d’exemples au XXème siècle, mais, à l’inverse, le rapport radicalement libre et sans cesse renouvelé d’un peintre à son désir de peindre, d’un homme qui, depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui, n’a cessé d’affronter et de confronter le noir et le blanc, toujours porté par l’émotion qu’il attend de la naissance picturale, sous sa main, d’une lumière.

C’est à Paris, en 1947, que Soulages expose sa peinture pour la première fois. Dès 1948, il est présenté en Allemagne et dès 1949 aux Etats-Unis, particulièrement à New York où le Museum of Modern Art lui achète une toile dès 1952 et où il aura une exposition personnelle annuelle à la galerie Kootz jusqu’à sa fermeture à la fin des années soixante. Soulages a toujours été allergique à tout groupe, toute école et c’est malgré lui qu’on l’a longtemps classé parmi les expressionnistes abstraits, qu’il a souvent précédés sur le chemin de l’abstraction, lui dont l’art est étranger à tout expressionnisme. Mais, aussi farouchement indépendante et originale soit-elle, une œuvre d’art appartient toujours à son époque culturelle : Soulages fait pleinement partie de la génération des abstraits de l’après-guerre et sa peinture est à situer dans la contemporanéité de celle de ses amis Hartung et Rotkho ou de peintres de “ black paintings ”, comme De Kooning, Reinhardt et Stella, mais aussi de peintres américains de la génération suivante, celle de Ryman et des minimalistes. Reste cependant qu’elle doit d’abord être regardée non pour son appartenance évidente à l’histoire de l’art mais pour elle-même, pour sa puissance d’ébranlement, pour sa présence.

L’immense salle de bal du Palais d’Hiver, avec ses superbes miroirs face aux grandes fenêtres donnant sur la Néva, propose au visiteur un parcours dans l’oeuvre de Soulages dont la disposition même permet de ressentir combien continuité et ruptures ne s’y organisent pas linéairement, mais dans une évolution cyclique où des constantes font retour au coeur même des renouvellements. Les neuf oeuvres sur papier et sur verre et les vingt-huit toiles de l’exposition sont présentées, sur des panneaux placés en quinconce, en cinq étapes souples avec un chevauchement systématique de l’une à l’autre : la période initiale où prédominent les signes foncés sur fond clair ; celle des peintures “ colorées ” où les formes noires s’accompagnent d’une ou deux couleurs ; les peintures en noir et blanc de la fin des années 60, avec un agrandissement spectaculaire des formats, le plus souvent horizontaux ; l’outrenoir des années 80 et 90 en immenses polyptyques, carrés, rectangulaires et, pour les plus récents, verticaux ; enfin, les années actuelles, où Soulages change radicalement les rapports du noir et du blanc.

La liberté que manifeste ce choix, et qui répond à celle du peintre, s’impose d’autant plus que l’intensité exceptionnelle de l’outrenoir conduit souvent la critique à limiter aujourd’hui l’oeuvre de Soulages à cette peinture qui, par reflet, donne à voir la lumière à même le noir. On ne saurait surestimer l’importance dans l’art du XXème siècle de ces 250 toiles “ outrenoir ”, dont la surface est entièrement recouverte de noir d’ivoire et dont aucune pourtant n’est monochrome. Aucun peintre dans l’histoire n’aura autant utilisé le noir, ni aucune autre couleur unique. Cette aventure poétique inouïe d’un homme en tête-à-tête avec cette “ couleur-non-couleur ”, pour avoir regardé toutes ces toiles, toutes si semblables et pourtant si dissemblables, chacune changeant de visage quand je me déplace devant elle, je sais qu’elle ébranle pour toujours les certitudes routinières du regard. Et, cependant, la peinture de Soulages excède l’outrenoir et c’est ne pas vouloir la connaître vraiment que de feindre de l’oublier. D’autant que, depuis 1999, le fond blanc de la toile est visible dans presque toutes les peintures.

Cet ensemble d’oeuvres peintes par Soulages entre 1946 et janvier 2001, sans récapituler évidemment tout le chemin des 1 200 toiles et des cinq à six cents papiers qu’il a réalisés au long de ces cinquante-cinq années, manifestent à la fois la pluralité, la multiplicité, la force de renouvellement de cette peinture, et ce “ je ne sais quoi ” qui fait qu’on ne cesse jamais de la reconnaître sous des aspects aussi divers.

2. La peinture, le peintre et le regardeur. Dès le début de son travail, Soulages a décidé de ne titrer ses toiles que par leurs dimensions et leur date, signifiant clairement par là qu’elles ne représentent rien d’extérieur à elles-mêmes et ne portent aucune signification qui puisse s’exprimer par le langage. Ce qu’elles présentent, c’est une formidable tension, une concentration, une énergie où la liberté du peintre se déploie en éthique de la peinture. D’où l’étonnante grandeur émanant de chaque toile, comme si cette liberté visait d’abord à libérer le voir de toutes ses servitudes. Comme si la liberté du peintre nous invitait silencieusement, mystérieusement, secrètement, mais avec une extraordinaire présence, à exercer pleinement la nôtre. Une peinture d’homme libre pour un homme libre.

Soulages écrivait dès 1952 : “ Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète. Cette position du spectateur dépend et répond de son attitude générale dans le monde et ceci avec d’autant plus de force qu’il n’est pas pris à partie à travers cette peinture qui ne renvoie pas à quelque chose d’extérieur à elle-même. C’est non seulement le peintre entier qu’elle engage mais aussi le spectateur, et le plus fortement qu’il soit possible. ”[2] Et en 1979 : “ Je n’ai jamais pensé que la peinture pouvait se réduire à sa matérialité. La réalité d’une oeuvre, c’est le triple rapport qui s’établit entre la chose qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde. ”[3] Par l’intermédiaire des peintures, le regardeur entre en rapport avec le peintre posé en sujet dans l’acte même de peindre et qui, comme tel, propose à ce regardeur de se poser lui-même en sujet.

La force interne de la peinture de Soulages, réunissant muettement des éléments épars ou égarés du regardeur, réveille en lui le désir d’être je. “ Toute oeuvre exige qu’on lui réponde ” affirmait Valéry. Ni image (représentation, geste) ni langage (expression, signification, message), la toile de Soulages, qui ne renvoie à rien, me renvoie à moi, et n’appelant aucun déchiffrement de sens m’appelle à me constituer moi-même comme sens.

3. L’outrenoir – Depuis janvier 1979, Soulages couvre d’une peinture noire épaisse la totalité de la surface de la toile, qui produit la lumière par reflet : la texture de la pâte, striée par la brosse ou lissée en aplat, renvoie la lumière vers le regardeur, changeant sans cesse selon le point de vue, la modification des incidences de la lumière faisant basculer la même surface du clair au sombre. C’est ce que Soulages a appelé le noir lumière, ou mieux encore, l’outrenoir : “ Outrenoir pour dire : au-delà du noir, une lumière refletée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui, cessant de l’être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un champ mental autre que celui du simple noir. J’ai tenté d’analyser la poétique propre à ma pratique de cette peinture, la pictique devrais-je dire, et ses rapports à l’espace et au temps : la lumière venant de la toile vers le regardeur crée un espace devant la toile et le regardeur se trouve dans cet espace ; il y a une instantanéité de la vision pour chaque point de vue, si on en change il y a disparition de la première vision, effacement, apparition d’une autre ; la toile est présente dans l’instant où elle est vue. ”[4]

La surface de la toile offre au regard la potentialité d’une infinité d’images lumineuses, dont aucune ne peut prétendre en retenir “ la ” vérité picturale. La photographie, qui propose une image unique de la toile, avec une unique répartition des clairs et des sombres, ne peut en rendre compte. Il faut donc aller voir l’outrenoir, peinture inaccessible à la reproduction, laquelle tient captive une lumière que le peintre a rendu libre.

L’emploi de l’outrenoir est une rupture dans la pratique picturale de Soulages, qui passe à cette date à “ une peinture autre ”. Mais, en plus de vingt ans, cette pratique a beaucoup évolué, faisant vivre avec cet unique pigment noir des toiles d’une diversité insoupçonnable et aboutissant ces dernières années à d’immenses surfaces d’une extrême simplicité de texture et d’une luminosité inconnue.

Le visiteur pourra distinguer deux grands types parmi les toiles outrenoires. Les polyptyques de 1985-1986 d’abord, où joue maximalement l’opposition entre les surfaces lisses et les surfaces striées, et, partant, la bascule des clairs et des sombres au changement de point de vue. C’est le cas des Polyptyques A, E, F et G composés de quatre éléments horizontaux superposés de 81 x 362 cm. Dans ces très grands tableaux, où l’élément formel, outre le format qui en est partie prenante, est volontairement réduit au rythme des oppositions lisse/strié, le regardeur est amené à combiner les différentes lectures latérales avec une réappropriation de l’ensemble en vue simultanée.

Les autres polyptyques outrenoirs, postérieurs d’une dizaine d’années, donnent à voir un tout autre travail de lumière. Qu’il s’agisse de l’immense Peinture 290 x 654 cm, janvier 1997, ou des deux grands polyptyques verticaux, Peinture 324 x 181 cm, 22 décembre 1996 et Peinture 324 x 181 cm, 30 décembre 1996, les surfaces y sont intégralement traitées à l’horizontale, en stries rectilignes et parallèles, mais différent en épaisseur d’un élément à l’autre et parfois à l’intérieur d’un même élément. Soulages fait jouer ici maximalement la continuité lumineuse, au point que dans 22 décembre 1996 les stries enjambent les deux panneaux supérieurs. Dans Janvier 1997, Soulages ramène au minimum la variation des stries au profit d’une homogénéité extrême de l’horizontalité lumineuse. Lumière prodigue, insaisissable, captant le regard dans un présent éternisé, l’outrenoir atteint dans ces peintures une sorte de classicisme absolu : un seul pigment (noir), une seule technique de pose (striage), une texture unifiée sur toute la surface, une lumière infinie.

Mais un autre polyptyque vertical de même dimensions, Peinture 324 x 181 cm, 14 mars 1999, qui offre au regard un élément en noir et blanc joint à trois panneaux de noir lumière, nous ramène au déroulement de l’histoire de la peinture de Soulages. Au-delà de l’outrenoir, à côté de lui, Soulages a, en effet, retrouvé le noir et le blanc.

4. Le noir et le blanc. Enfant, Soulages surprenait son entourage à peindre la neige à l’encre noire sur la page blanche, à exalter par le noir le blanc du papier pour retrouver l’éclat, la luminosité de la neige, comme si, déjà, il avait reconnu dans le contraste du noir et du blanc une lumière propre à la peinture. Au long des années, Soulages fera naître avec le noir de multiples lumières picturales. Cette exposition permettra d’en juger par le rapprochement entre le travail du noir et du blanc antérieur au tournant outrenoir de 1979 et celui qui lui est postérieur, qui ne prend vraiment sa place qu’après 1999 et continue de s’affirmer aujourd’hui.

Jusqu’à l’outrenoir, le noir et blanc est travaillé par contraste d’une forme noire sur un fond blanc. Mais avec de très grandes différences, bien représentées ici. Les brous de noix de 1948-49, premiers noir et blanc de Soulages (plus exactement : brou de noix très sombre sur le fond clair du papier) sont exemplaires d’un premier type de ce contraste, où l’ensemble des coups de brosse produit une grande forme qui se donne et se lit d’un coup, mais propose pourtant toute une variation lumineuse du blanc, selon la dimension et la forme des surfaces claires délimitées par le noir.

Dans les grandes peintures de 1964 et de 1968 à 1971, le principe de contraste, qui reste le même, est mis en oeuvre dans une construction très différente de la surface. Ainsi, Peinture 202 x 256 cm, 9 mai 1968 traite de façon exemplaire le rapport classique fond/forme par déploiement en masses successives du noir qui produit latéralement l’espace à mesure qu’il l’occupe. Dans les deux toiles de 1970 présentées ici, c’est le blanc qui domine, traversé latéralement, là aussi, par le noir, mais en grands jambages bouclés dans une sorte de macrographie (le terme est de Harold Rosenberg) irréductible à la métaphore du “ signe ”.

Dans les toiles de 1999, 2000 et 2001, il en va encore tout autrement. Point ici d’opposition forme/fond. Toutes ces toiles proposent une succession de larges bandes noires horizontales traversant la toile de bord à bord, séparées par d’étroites bandes blanches, où réapparaît le fond de la toile. L’interpénétration du noir et du blanc aux limites des bandes est telle qu’on pourrait s’y tromper et s’interroger s’il ne s’agit pas plutôt de blanc sur fond noir –question qui ne se pose jamais dans la peinture d’avant l’outrenoir. La lumière ne rappelle aucunement celles de ces toiles antérieures. S’il compare l’une et l’autre, le visiteur aura la perception immédiate de la mutation du noir et du blanc opérée par le travail de l’outrenoir. “ Dans la peinture récente, les contrastes noir-blanc produisent une lumière picturale dont la vie est très variée. Cette variété provient en grande part, outre des rapports de surface entre le noir et le blanc, des accidents se trouvant sur les limites de séparation du noir et du blanc, et aussi, bien sûr, des dimensions de la forme des surfaces blanches encloses dans le noir. Cette lumière picturale est répartie sur tout l’espace de la toile. Le regard ne se fixe pas sur un point précis mais est sollicité de toutes parts. ”[5] C’est en effet la variation lumineuse de toute la surface, sa mise en vibration lumineuse qui caractérise cette réapparition du noir et blanc.

De l’outrenoir des années 1996-1997 Soulages conserve, en effet, ici des aspects essentiels : l’unité de surface, l’afocalité, l’absence d’opposition forme/fond, la saturation lumineuse de la toile, toutes caractéristiques où ces nouveaux noir et blanc s’opposent point par point à ceux d’autrefois. Le contraste y subsiste, par définition, mais traité de telle manière qu’il produit une instabilité lumineuse qui me semble devoir être rattachée directement à l’expérience de l’outrenoir.

Les grandes toiles Peinture 243 x 181 cm, 10 mai 1999 et Peinture 243 x 181 cm, 26 juin 1999 en sont des exemples parfaits, où les contours déchiquetés des frontières du noir et du blanc, les scintillements, les crépitements, les éclats innombrables procurent un effet de mouvement incessant à des contrastes pourtant fixés sur la toile, rejoignant la vibration lumineuse des grandes surfaces “ outrenoir ” qui tiennent, elles, leur instabilité de la variation des incidences de la lumière selon les déplacements du regardeur. A nouveau c’est la liberté qui frappe et fascine, la puissance d’innovation de Soulages dans une absolue fidélité à lui-même.

5. Les lumières de Soulages.
Cette étrange correspondance entre l’outrenoir et le noir et blanc est porté à son point extrême dans Peinture 300 x 235 cm, 9 juillet 2000. Soulages y confronte sur la même toile, tendue sur un châssis unique, l’outrenoir et le noir, et tout s’y organise comme si la dualité entre l’outrenoir et le noir et blanc était à la fois affirmée et niée, posée et annulée.

Si la toile, rigoureusement partagée à la verticale en deux parties égales, apparaît à première vue comme un diptyque, l’oeil finit par y découvrir une imprévisible unité. La moitié droite présente, de haut en bas, une série de huit bandes horizontales parallèles, de hauteurs inégales, peintes au noir acrylique par empreintes (avec la surface imparfaitement plane caractéristique de cette technique), séparées l’une de l’autre par le blanc du fond de la toile en sept bandes étroites en lignes d’épaisseurs variables, profondément irrégulières, les bords inférieurs des empreintes noires étant fortement accidentés, déchiquetés, recouvrant parfois le blanc ou l’emprisonnant en minuscules éclats, créant une lumière vibrante qui entraîne l’oeil dans un mouvement incessant qu’équilibre le rectiligne des bords supérieurs des surfaces noires, particulièrement au bas de la toile. En regard, la moitié gauche est entièrement recouverte d’une épaisse peinture noire à l’huile, en huit aplats noirs horizontaux séparés d’étroites bandes parallèles profondément striées. Mais, là où le grand polyptyque vertical Peinture 324 x 181 cm, 14 mars 1999 expose brutalement l’opposition entre ces deux modes de peinture avec le noir, dans une complète solution de continuité entre le premier, le deuxième et le troisième élément, Peinture 300 x 235 cm, 9 juillet 2000 propose au contraire leur impossible conciliation, leur unification. Les aplats d’huile noire prolongent parfaitement les empreintes acryliques, d’un ton si proche que l’oeil ne les différencie pas, en bandes traversant horizontalement toute la toile, de même que les stries accueillant la lumière extérieure s’ajustent exactement aux parties découvertes du fond blanc, créant avec elles une sorte de continuité lumineuse d’un bord à l’autre de la toile. Selon l’incidence de la lumière sur la partie gauche, liée au placement du regardeur, la toile apparaîtra clairement divisée ou bien étrangement, “ miraculeusement ”, unifiée.

Depuis toujours, Soulages instrumente la lumière. Aucun peintre n’a jamais recouvert autant de toiles avec la peinture noire, mais aucun peintre jamais non plus n’aura offert autant de lumière et de lumières à l’oeil du regardeur. L’exposition permet au visiteur de rencontrer cette peinture dans sa force, dans son impressionnante présence, mais dans son silence aussi, son secret. La présence/absence de la lumière dans l’oeuvre de Soulages c’est aussi la présence/absence à lui-même du sujet regardant qu’elle donne à penser. Soulages dit justement que l’outrenoir ouvre un autre “ champ mental ”, un autre espace où le voir s’aventure bien au-delà du regard.

La plus récente peinture de Soulages datant des premiers jours du troisième millénaires de notre ère, Peinture 324 x 181 cm, 8 janvier 2001 est, à mes yeux, un des sommets de l’oeuvre récente. Outre l’outrenoir, et le noir et blanc d’après l’outrenoir, l’un et l’autre proposant à l’oeil le temps retrouvé d’une vibration immobile, Soulages propose une autre lumière encore, où la violence des contrastes s’atténue d’un noir chaud transparent, une sorte d’ombre recouvrant le fond blanc entre les bandes noires, elles-mêmes interrompues par une large forme noire arrondie. Ce troisième terme offre au regardeur, que la toile plonge dans une contemplation méditative, une émotion surprenante, sollicitant sa sensibilité, sa sensualité aussi, d’une façon imprévisible, lui communiquant inséparablement une sensation de grandeur, de violence et d’apaisement dans une richesse lumineuse inépuisable.

Dans un texte de 1970, Soulages créditait L’atelier rouge de Matisse d’un “ espace hypnotisé par la couleur ”.[6] Dans son oeuvre propre, l’espace et le temps semblent hypnotisés par la lumière. “ Ici se fait espace le temps ” murmure le Gurnemanz de Richard Wagner à Parsifal, au moment où il le conduit au Graal. Visiteur, ouvre l’oeil ! Ici, à l’Ermitage, pour la durée d’une exposition, l’espace, le temps et la lumière se font peinture.

Pierre Encrevé

 


[1] cf. Pierre Encrevé, “ Les éclats du noir ”, entretien avec Pierre Soulages, Soulages, Beaux-Arts Magazine, Hors Série, 1996, p.24.

[2] cf. R. V. Gindertaël, Pierre Soulages, Quadrum, 8, Bruxelles, juin 1960.

[3] cf. Bernard Ceysson, Soulages, Paris, Flammarion, 1979, p.81.

[4] cf. P. Encrevé, “ Les éclats du noir ”, op. cit., p.29.

[5] Pierre Soulages, communication personnelle, septembre 1999 ; cf Pierre Encrevé, “ L’espace, le temps et la lumière ”, Soulages, musée Fabre, Montpellier, 1999, p.7.

[6] “Matisse” in P. Encrevé, Soulages, L’oeuvre complet, Peintures II.1959-1978, Paris, Le Seuil, 1996, p.314.

 

Soulages – Lumière du noir – Préface d’Albert Kostenevich en français

Lire la version russe

Albert Kostenevich est le conservateur du musée et le commissaire russe de l’exposition

Quelques mots à propos de l’exposition de Pierre Soulages en Russie

Cela fait plus d’un demi-siècle que l’on a commencé à parler de Pierre Soulages lorsque ses toiles firent sensation au Salon des surindépendants à Paris en 1947. La peinture occidentale, qui penchait de façon décisive vers l’abstraction, rejetant non seulement les sujets et toute thématique facilement compréhensible mais, de façon générale, toute figuration, ouvrit alors les écluses aux torrents de couleurs qui envahirent les expositions. Les compositions de Soulages, quant à elles, se distinguaient par leur austérité énergique, des vives et parfois bigarrées inflorescences des autres jeunes peintres. L’année suivante, c’est précisément un tableau de Soulages qui orna l’affiche d’une exposition française de groupe montrée en Allemagne de l’Ouest. Cette exposition était, à sa manière, une double revanche nationale et artistique de façon générale. La peinture abstraite, qui avait été pourchassée par les nazis comme “ dégénérée ” se mit à retentir comme manifestation impétueuse de la création libre.

Soulages conquit rapidement une grande renommée. La Collection Phillips de Washington acquit en 1951 une de ses toiles. Deux ans plus tard, il reçut le prix de la biennale de Sao Paulo, et quatre ans après il obtenait le grand prix de la biennale de Tokyo. Plus important sans doute est le fait qu’il fut remarqué en France même par les coryphées de l’avant-garde, en particulier Picabia et Léger. Ils étaient attirés par son sens inné de la couleur et son incontestable savoir-faire dans l’organisation de l’espace du tableau. Nos connaisseurs russes de la peinture ne savaient rien de toutes ces choses, cela va sans dire. C’est aujourd’hui seulement que la possibilité de faire connaissance avec la création de Soulages est apparue quoique, bon an mal an, des expositions de l’art français contemporain aient eu parfois lieu chez nous, à commencer par la mémorable Exposition nationale de la France aux Sokolniki de Moscou, il y exactement quarante ans. A cette époque, sous le règne de Khrouchtchov, avec les espoirs qu’il avait donné d’un dégel, les autorités du Kremlin firent croire que le pays était ouvert à tous les courants culturels, même à ceux qui n’avaient pas le moindre rapport avec le réalisme socialiste “ sacré ”. Au demeurant, la chasteté esthétique soviétique fut solidement protégée, et ni en 1961, ni par la suite, on ne fit venir en URSS la peinture française la plus contemporaine.

Il en allait tout autrement des circonstances historiques américaines et de leurs caprices. Deux ans auparavant, lors de l’Exposition nationale des Etats-Unis, un large panorama de l’art le plus récent, incluant toutes les personnalités de l’expressionnisme abstrait, fut présenté devant les yeux déconcertés des Moscovites. Cependant, le rapprochement avec l’Amérique qui s’était esquissé n’eut pas lieu, et d’ailleurs il n’aurait pu se produire d’autant plus que juste à ce moment, à la suite de l’incident de l’avion de Powers, on assista à une nouvelle vague de la guerre froide. Non seulement en politique, mais également en art. En outre, l’abstraction, qui a priori était étrangère à toute surcharge propagandiste, en fit l’arme idéologique particulièrement “ impie ” de l’ennemi. Instantanément, ceux qui auraient eu la moindre velléité de manifester un intérêt, même modéré, pour l’art abstrait furent déclarés renégats. Pour reprendre les paroles de l’une des chansons d’Alexandre Galitch, “ on traitait d’escroc et de Pollock ” le moindre abstrait de Russie, écarté de façon sûre de toutes les possibilités de gagner son pain. Il ne restait plus aux rares pollocks nationaux qu’à saisir la sonorité des échos d’outre-mer qui leur parvenait au travers des reproductions de la revue Amerika que la loi n’interdisait pas de lire et de feuilleter mais qu’il était fort difficile de se procurer.

La France n’avait même pas ces moyens de propagande ; les rares artistes dissidents de Russie ainsi que les amateurs d’art contemporain ne connaissaient pas en fait les jeunes peintres français bien qu’ils aient très haut placé leurs prédécesseurs, Matisse et Picasso, dont les toiles, il est vrai, languissaient encore au début des années 1950 dans les réserves de l’Ermitage et du musée des Beaux-Arts Pouchkine mais qui, au début de la décennie suivante, revirent petit à petit le jour dans leur grande majorité. Ce sont justement eux, et non Soulages, Manessier, Poliakov, Mathieu, restés inconnus chez nous, qui étaient considérés comme les peintres contemporains de la France. D’ailleurs, même si, par quelque miracle, le spectateur soviétique avait réussi à appréhender la nouvelle peinture française, celle-ci aurait eu peu de chance de conquérir sa bienveillance. Elevé depuis la plus tendre enfance aux sons des tambours du réalisme socialiste, il est peu probable qu’il ait été capable d’apprécier d’emblée les mérites d’une abstraction qui lui était étrangère, d’autant plus qu’il ne connaissait pas l’abstraction de son propre pays, dont la réserve d’or était constituée par les travaux soigneusement dissimulés de fondateurs de cette tendance, Kandinsky, Malévitch, Larionov.

Si au cours des années lointaines on avait étudié chaque type d’abstraction, le tachisme français ou l’art informel et son équivalent américain, l’expressionnisme abstrait, en se limitant chaque fois à une seule culture nationale, le résultat n’aurait probablement pas été en faveur du premier. Pollock, De Kooning, Rothko et les autres peintres de l’école new-yorkaise gagnaient qualitativement sur leurs compatriotes du début du siècle qui nous paraissent aujourd’hui provinciaux. Il était facile de prendre l’audace de ces peintres, renforcée par leurs dons coloristes, pour le témoignage des progrès opérés dans la peinture américaine et, pour beaucoup, dans toute la peinture occidentale. Dans ce contexte, les travaux des tachistes avaient un autres aspect. De plus, au moment de leur apparition, Picasso et les maîtres de l’illustre cohorte du début du XXème siècle étaient toujours présents. Qui était capable de soutenir un tel voisinage ? La fin de la Seconde Guerre mondiale, qui a délimité le siècle passé en deux moitiés, a entraîné avec elle une redéfinition globale des sphères d’influence. Dans la partie occidentale d’un monde désormais bipolaire, les États-Unis, qui détenaient une suprématie économique et politique, prétendirent également à une hégémonie culturelle. “ La rencontre des armées américaine et soviétique sur l’Elbe en 1945 a beaucoup plus signifié que la fin de la guerre en Europe. Elle a marqué la fin de l’impérialisme européen et du rôle dominant européen au-delà des mers et, avec la perte de sa puissance politique et économique, la fin de l’hégémonie européenne en Occident dans le domaine de la culture [1] . »

Les États-Unis, qui ont gagné la guerre froide et sont devenus sans partage la puissance numéro un, se sont empressés de répandre leurs conquêtes dans le domaine de la culture. La grande exposition de l’année dernière au musée Whitney s’intitulait : “ Un siècle américain ”. Aujourd’hui, beaucoup d’Européens se sont résignés à l’idée de la domination d’outre-atlantique, privilégiant comme tendance historique de l’après-guerre l’expressionnisme abstrait new-yorkais. Pourtant on sait que la peinture abstraite est apparue en premier lieu dans le Vieux Monde. Ses branches greffées sur l’arbre américain ont donné avec le temps de puissants résultats, mais il est impossible d’oublier qu’en Russie et en Europe occidentale, spécialement en France, l’abstraction s’est développée de façon immanente et productive.

En ce sens, la création de Pierre Soulages est particulièrement remarquable car il appartient aux maîtres européens que l’on reconnaît sans réserve, même aux Etats-Unis. On ne peut pas ne pas rappeler notamment que Bill Rubin, qui pendant de longues années a dirigé l’un des plus grands musées d’art moderne au monde, le MOMA, a justement exposé, parmi tous les peintres français de sa génération, Soulages. Il y a un an, au County Museum de Los Angeles, j’ai été attiré par un tableau de Soulages, comme toujours laconique et plein d’énergie mais distingué à sa manière. Cependant cette fois-là, plus que l’expressivité de la peinture, car, finalement, l’art de Soulages se maintient toujours au plus haut, c’est le contexte qui m’a surpris. Dans le plus grand musée de l’ouest des Etats-Unis, une seule œuvre européenne était entourée par des toiles produites dans le pays, et par aucune autres.

Les Américains rappellent inlassablement à eux-mêmes et aux étrangers qu’après la Seconde Guerre mondiale, c’est précisément leur pays qui, grâce aux efforts de Pollock, de De Kooning, de Rothko, de Motherwell, a apporté quelque chose de nouveau dans l’art universel. Il arrive, bien entendu, qu’ils établissent des parallèles avec l’art européen le plus récent, mais seulement quand il leur est impossible de ne pas en tenir compte. Et là, à Los Angeles, les abstraits américains se sont écartés devant un grand maître européen.

Plus d’un demi-siècle de création du peintre français est marqué par une évolution créatrice exceptionnellement logique. Les agitations, les recherches convulsives d’un style ne sont pas le propre de cette nature extrêmement entière et intègre. Ayant trouvé très tôt un moyen d’expression qui n’appartenait qu’à lui –une forme qui, bien qu’abstraite, était d’une grande énergie et répondait au moi spirituel de l’artiste- Soulages lui est resté fidèle jusqu’au bout.

Il a constamment utilisé une palette retenue. Les tons sombres et noirs ont prédominé dès le début. Ils étaient portés largement et avec assurance, souvent avec une spatule ou de larges pinceaux de peintre en bâtiment, ou avec des brosses qui rappellent les balais-brosses. Personne parmi les Européens n’a eu recours à la couleur noire de manière aussi radicale. Et pas simplement au noir mais à l’ultranoir ou au noir au-delà de toute limite. Sans doute est-ce ainsi qu’il faut traduire l’ “outrenoir”, mot dont Soulages se sert souvent et qu’il a lui-même inventé par analogie avec outremer. La couleur noire a été utilisée de façon diverse par les prédécesseurs du peintre. Les impressionnistes, par exemple, l’évitaient mais leur compagnon de route, Manet, qui voyait dans le noir un aspect important de la contemporanéité, aimait l’employer. Au XXème siècle, les cubiste en firent un dénominateur spatial important de leur peinture. C’est précisément en cette qualité qu’il est employé par Soulages mais d’une manière autrement plus active. Dans le même temps, le paradoxe consiste en ce que l’obsession du noir résulte chez Soulages de son aspiration à exprimer la substance de la couleur qui a pour lui une important peu commune ailleurs. Le noir offre naturellement le contraste le plus puissant. Comme le dit un proverbe russe, “ plus sombre est la nuit, plus vives sont les étoiles ”. Ce n’est pas un hasard si l’artiste, lorsqu’il a visité la salle Nicolas du palais d’Hiver longtemps avant l’exposition, a discuté scrupuleusement des paramètres d’éclairage dont il avait besoin.

Plusieurs décennies séparent les tableaux de Soulages des premières réalisations de l’abstraction européenne que distingue habituellement tantôt une tentation décorative tantôt un symbolisme dissimulé qui parfois se mêlent. On ne peut dire que ces qualités soient inconnues de la peinture de Soulages mais elles sont pour lui secondaires, tout simplement parce que sa peinture est au plus haut point existentielle. Existentielle dans le sens qui s’est cristallisé dans ce mot vers le milieu du XXe siècle. Les paroles d’artiste, “ en ce qui me concerne, je peins d’abord pour moi [2] ”, ne sont aucunement une pose et l’expression d’un mépris à l’égard de ceux qui l’entourent. C’est un aveu honnête qui entrouvre les bases de son esthétique.

Soulages appartient à une génération dont la philosophie s’est exprimées à travers l’existentialisme. Cette génération qui avait vécu la Seconde Guerre mondiale, la plus terrible de toutes les guerres, sentait de façon aiguë, mais sans la moindre exaltation romantique, son isolement dans un univers indifférent ou, pire encore, hostile ; c’est pourquoi aucune autre génération antérieure n’a autant insisté sur la liberté de l’expression de soi, sur le caractère unique du geste individuel. En fin de compte, l’art de Soulages, c’est la peinture du geste, non d’un geste arbitraire, anarchique, mais présupposant une culture individuelle admirablement éduquée et la connaissance des traditions picturales les plus riches de son pays. Ceux qui ont étudié l’œuvre de Soulages ont remarqué de façon non fortuite que les tonalités rapprochées du registre coloré, qui sont caractéristiques de son style abstrait à côté d’une structuration puissante, s’inspirent dans une certaine mesure des dolmens préhistoriques de son Rouergue natal mais aussi de la sculpture romane de cette région. Soulages n’ignore pas les maîtres du passé qui, sans oublier l’intuition créatrice, ont professé le culte de la retenue intérieur et de la noble discipline. “ J’ai toujours pensé que plus les moyens sont limités, plus l’expression est forte ”, voilà le credo de l’artiste formulé dès sa jeunesse [3] . Gustave Moreau transmettait déjà ce principe à la fin du XIXe siècle à ses élèves, parmi lesquels se trouvaient Matisse, Rouault, Manguin, Marquet. Mais alors que Moreau avait en vue l’expression du sentiment, Soulages professe une autre conception de l’expression, une expression qui n’a besoin ni de sujet ni d’un quelconque prétexte extérieur ni même d’une justification par l’émotion. En ce sens, Soulages nous fait nous souvenir du Cézanne de la maturité car, malgré la dissemblance dictée par la différence des époques, séparées par un siècle, l’artiste est sorti de l’école du maître d’Aix. Il se sent toujours proche de la représentation insolite cézanienne, de sa concentration sur la “ réalisation ”, sur la construction.

La peinture de Soulages est architectonique et cette propriété, à côté du raffinement coloré, est inséparable de sa retenue et de son sentiment de respect inné. Si l’on ne prend pas en compte les toiles du début qui reflètent encore l’influence de l’Extrême-Orient et qui sont guidées par la grammaire de la construction du hiéroglyphe, bien qu’étant néanmoins dans ce cas structurées, les tableaux qui suivirent sont capables de faire naître des associations avec des phénomènes de la nature ou avec leurs résultats. On peut évoquer des troncs d’arbres serrés l’un contre l’autre, l’alternance des couches de roches ou tout autre stratigraphie, des filets de pluie, etc. Pourquoi pas, si cela aide à une première approche de la peinture ! On peut admettre provisoirement un tel type d’associations, mais seulement cela n’explique rien.

Ici, il serait à propos de se souvenir d’Igor Stravinsky, car la peinture abstraite s’apparente fondamentalement à la musique puisqu’elle non plus ne reflète ni n’exprime quoi que ce soit. “ Le sens de l’existence de la musique, fit remarquer l’illustre compositeur russe, n’est aucunement dans le fait qu’elle soit expressive. S’il nous semble, comme cela arrive souvent, que la musique exprime quelque chose, ce n’est qu’une illusion et en aucune façon une réalité. C’est simplement une certaine qualité complémentaire que, par un tacite assentiment enraciné en nous, nous lui avons assignée, que nous lui avons imposé par force comme le forme obligatoire d’un vêtement, et soit par habitude, soit par manque de réflexion, nous nous sommes mis à mélanger tout cela avec son essence…

Le phénomène de la musique nous est donné uniquement pour introduire de l’ordre dans tout ce qui existe, incluant ici avant tout les rapports entre l’homme et le temps. Par conséquent, pour que ce phénomène puisse se réaliser, il exige comme condition sine qua non et unique une construction précise.

Quand la construction est accompli et que l’ordre est atteint, tout est déjà fait. Il est vain de chercher ou d’attendre quelque chose d’autre. C’est précisément cette construction, cet ordre atteint qui provoque en nous une émotion d’un caractère particulier, laquelle n’a rien à voir avec nos réactions aux impressions de la vie de tous les jours [4] . ”

Albert Kosténévitch

 

[1] Cette citation à la dernière édition (la 5e) de l’histoire générale des arts plastiques, ouvre le chapitre intitulé “ De la période d’après-guerre au post-moderne ”. Ce chapitre est complété aux quatre cinquièmes par la documentation américaine qui, selon les auteurs, est digne de représenter l’art original de la seconde moitié du XXe siècle. Les autres éditions d’outre-atlantique serinent comme il se doit le même motif, J. Fleming et H. Honour, The Visual Arts : A History, New York, 1999, p.834.

[2] “ Entretien public de Pierre Soulages ”. Pierre Soulages, une œuvre, Marseille, 1998, p.47.

[3] “ L’espace dans la peinture ”, Bruxelles, Le Disque vert, 1954. [4] Igor Stravinsky, Khronika moïeï jizni [Chronique de ma vie], Leningrad, 1960, pp.99-100.

Soulages – Lumière du noir – Préface d’Albert Kostenevich en russe

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НЕСКОЛЬКО СЛОВ К ВЫСТАВКЕ
ПЬЕРА СУЛАЖА В РОССИИ

О Пьере Сулаже заговорили больше полувека назад, когда его полотна сделались сенсацией парижского Салона Сверхнезависимых 1947 года. Живопись Запада, решительно склоняясь тогда к абстракции и отказывансь не только от сюжетов и общепоннтной тематики, но и вообще от какой бы то ни было изобразительности, открыла все шлюзы для потоков красок, захлестнувших выставки. Композиции Сулажа при этом резко отличались своей энергической суровостью от ярких, а чаще пестрых соцветий других молодых живописцев. На следующий год именно его картина украсила собой афишу групповой французской выставки, показанной в Западной Германии. Та выставка явилась своего рода двойным реваншем, национальным и общехудожественным. Абстрактнан живопись, преследовавшаяся нацистами как « дегенеративная », теперь зазвучала безудержной манифестацией свободного творчества.

Сулаж быстро завоевывал известность. в 1951 году один из его холстов приобрела вашингтонская Галерея Филипе. Через два года он удостоилсн приза Бьеннале в Сан-Паулу, еще через четыре – премии Международной выставки в Токио. Покалуй, еще важнее, что в самой Франции его заметили корифеи авангарда, включая Пикабиа и Леже. Их привлекло прирожденное чувство цвета и непреложное умение организовывать картинное пространство.

Наши ценители живописи о таких вещах, разумеетсн, ничего не знали. Возможность знакомства с творчеством Сулажа появилась лишь теперь, хотя, худо-бедно, выставки современного французского искусства у нас времн от времени случались, начиная с памятной Национальной выставки Франции в Сокольниках ровно сорок fет назад. Тогда, в хрущевскую пору с ее надеждами на оттепель, кремлевское начальство порой делало вид, что страна открыта для любых культурных контактов, даже и таких, которые не имели ни малейшего отношенин к « свнщенному » соцреализму.
Впрочем, советское эстетическое целомудрие охранялось исключительно прочно и ни в 1961 году, ни после самая современнан французскан живопись в СССР не привозилась.
С американской волею исторических обстоятельств дело обстояло несколько иначе. Двумн годами раньше на Национальной выставке США глазам озадаченных москвичей предстала широкая панорама новейшего искусства, включавшая всех корифеев абстрактного экспрессионизма. Однако намечавшееся было сближение с Америкой тогда не состоялось, да, по всей видимости, и не могло произойти, тем более, что тут же, вслед за известным инцидентом с самолетом Пауэрса последовал новый виток холодной войны.
И не только в политике, но и в искусстве. Причем абстракционизм, априори чуждый любым пропагандистским нагрузкам, делал его особенно « богопротивным » идеологическим оружием врага. Отщепенцем мгновенно признавался всякий, кому вздумалось бы проявить хотя бы умеренный интерес к беспредметному искусству. Говоря словами одной из песен Александра Галича, любого российского абстракциониста, надежно отлученного от всяческих возможностей заработать искусством, « обзывали жуликом и Поллоком ». Редким отечественным поллокам оставалось только ловить звук заморского эха, доносившегося через репродукции
в журнале « Америка », читать и листать которь1й законом не возбранялось, но доставать было весьма затруднительно, Франция не имела даже и таких каналов воздействия, и ее молодых живописцев немногочисленные российские диссиденты в искусстве, а равным образом и любители современного искусства в сущности не знали, хотя высоко ценили предшественников этих молодых – Матисса и Пикассо, чьи полотна, правда, в начале пятидесятых годов еще томились в запасниках Эрмитажа и Музея изобразительных искусств имени А. С. Пушкина, но к началу
следующего десятилетия мало-помалу в большинстве cisoeм снова увидели свет. Именно их, а не Сулажа, Манесье, Полякова, Матье, остававшихся у нас неизвестными, считали современными художниками Франции. Впрочем, если бы даже советскому зрителю каким-то чудом удалось с ней познакомиться, новая французская живопись имела немного шансов завоевать его благосклонность.

С раннего детства воспитываемый под барабаны социалистического реализма он вряд ли был способен сразу оценить достоинства чужого абстракционизма, тем более, что не знал cisoero отечественного, золотой фонд которого составляли тщательно скрываемые работы основоположников этого направления – Кандинского, Малевича, Ларионова,
Если бы в те далекие годы каждую разновидность беспредметничества, французский таwизм (от toche – пятно), или « внеформенное искусство » (L’art informel} и его американский эквивалент, абстрактный экспрессионизм, исследовали, каждый раз ограничиваясь лишь одной национальной культурой, результат, вероятно, вышел бы не в пользу первого. Поллок, Де Кунинг, Ротко и другие живописцы Нью-йоркской школы качественно выигрывали у своих кажущихся теперь провинциальными соотечественников начала века. Смелость этих живописцев, подкрепленную колористической одаренностью, легко было принять за свидетельство прогресса в американской, а для многих и во всей западной живописи. Работы ташистов при подобном сравнении выглядят иначе. К тому же в момент их выступления еще продолжали действовать Пикассо и другие мастера из великой французской когорты начала ХХ столетия. А кому под силу было выдержать такое соседство ?
Окончание Второй мировой войны, разграничивая минувшее столетие на две половины, принесло с собой глобальный передел сфер влияния. В западной части отныне биполярного мира Соединенные Штаты, главенствуя в экономике и политике, стали претендовать на гегемонию и в сфере культуры. « Встреча американской и русской армий на Эльбе в 1945 году символизировала много больше, чем конец войны в Европе. Она отметила конец европейского империализма и европейского правления за морями и, с потерей политической и экономической мощи, конец европейского господства на Западе в области – · культуры ». 1 Цитата позаимствована из последнего, пятого издания популярной общей истории изобразительных искусств, выходящей в Америке. Ею открывается глава « От послевоенного периода до пост-модерна ». Сама глава на четыре пятых укомплектована американским материалом, по мысли авторов, в первую очередь достойным представлять истинно оригинальное искусство второй половины ХХ века. Другие заокеанские издания насвистывают как правило тот же мотив.
Соединенные Штаты, выиграв холодную войну и безраздельно сделавшись державой номер один, поспешили распространить свои завоевания и на поприще культуры. « Американским столетием » назвали, например, большую прошлогоднюю выставку в ньюйоркском Музее Уитни. Сейчас даже многие европейцы смирились с идеей заокеанского доминирования, выделяя в качестве основного послевоенного направления нью-йоркский абстрактный экспрессионизм. Однако всем известно, что беспредметная живопись раньше всего появилась в Старом свете. Ее ветвь, привитая к американскому древу, дала со временем мощные результаты, но невозможно забыть, что в России и в Западной Европе,
в особенности во Франции, абстракционизм развивался иммане1пно и продуктивно.
В этом смысле творчество Пьера Сулажа особенно примечательно, ибо он принадлекит к тем европейским мастерам, кого безоговорочно признают даже в Америке. Нельзя не вспомнить, в частности, что Билл Рубин, долгие годы направлявший деятельность величайшего мирового музея современного искусства, нью­йоркского, среди всех французских живописцев того. поколения, к которому принадлежал Сулаж, первым ставил именно его. Год назад, в Окружном художественном музее Лос-Анджелеса, меня привлекла картина Сулажа, как всегда не только лаконичная и полная энергии, но и по-особому элегантная. Но в тот раз больше выразительности живописи – в конце концов, искусство Сулажа всегда держится высочайшего качественного уровня – удивил контекст.
В крупнейшем музее на западе Соединенных Штатов одинокую европейскую работу со всех сторон окружали полотна, произведенные в этой стране, и никакие другие.
Американцы неустанно напоминают и себе, и чужестранцам, что после Второй мировой войны именно их страна усилиями Поллока, Де Кунинга, Ротко, Мазеруэлла произнесла новое слово в мировом искусстве. Случается, конечно, что они подключают европейские параллели к своей « базе данных » новейшего искусства. Но происходит это, лишь когда с такими параллелями нельзя не считаться. Вот так в Лос-Анджелесе американские беспредметники расступились перед большим европейским мастером.
Более полувека творчества французского живописца отмечены на редкость органической логикой творческой :эволюции. Натуре очень целостной, ему не свойственны какие-либо метания, судорожные поиски стиля. Рано найдя свой, только ему присущий способ самовыражения, отвлеченную, но емкую форму, отвечавшую духовному « я » художника, он до конца остался ей верен.
Сулаж постоянно сохранял сдержанную палитру. Темные и черные тона с самого начала главенствовали. Прокладывались они широко и уверенно, нередко мастихином или широкими малярными кистями, а то и щетками, напоминающими швабры. Никто из европейцев не прибегал к черному цвету столь же радикально. И даже не просто черному, а сверхчерному или запредельно черному. Именно так, по­видимому, следует перевести outrenoir, слово, которым Сулаж часто пользуется и которое сам же сконструировал по аналогии с outremer (ультрамарин пофранцузски). Черный цвет по-разному использовался предшественниками художника. Импрессионисты, например, всячески избегали его, а их попутчик Мане, видя в черном важный аспект современности, охотно к нему обращался. В ХХ веке кубисты сделали его важным пространственным знаменателем своей живописи. Именно в этом качестве, только неизмеримо активнее, он используется Сулажем. Парадокс при этом состоит в том, что одержимость черным проистекает у Сулажа также из стремления выразить субстанцию света, который для него важен как мало для кого. Черный, естественно, задает наиболее мощный контраст. Если воспользоваться русской пословицей, « чем темнее ночь, тем ярче звезды ». Не случайно, осматривая Николаевский зал Зимнего дворца задолго до выставки, художник долго и скрупулезно обсуждал все необходимые ему параметры освещения.
Несколько десятилетий отделяет картины Сулажа от первых свершений европейского абстракционизма, которые обычно отличает то заведомый декоративизм, то скрытый символизм, а подчас то и другое вместе. Нельзя сказать, что живописи Сулажа оба эти качества неведомы, но они для него второстепенны, просто потому, что его живопись в высокой степени экзистенциальна. Экзистенциальна в том смысле этого слова, который кристаллизовался к середине ХХ века. Слова художника « … что до меня, прежде всего я пишу для себя » 2 – отнюдь не поза и не выражение презрения к окружающим. Это честное признание, приоткрывающее основы его эстетики.

Сулаж принадлежит к поколению, философия которого выразилась в экзистенциализме. Это поколение, пережившее Вторую мировую, самую страшную из всех войн, обостренно, но без всякой романтической экзальтации чувствовало свою изоляцию в безразличном или, хуже того, во враждебном универсуме, а потому как н11какое другое поколение раньше настаивало на свободе самовыражения, на уникальности индивидуального жеста.
В конечном счете искусство Сулажа – это живопись жеста, но жеста не самопроизвольного, не анархического, а предполагающего
.великолепно воспитанную индивидуальную культуру и знание богатейших живописных традиций его родины. Исследователи творчества Сулажа совсем не случайно отмечали, что сближающиеся тональности цветового регистра, характерные для его абстрактного стиля наряду с мощной структурностью, в известной степени вдохновлены доисторическими дольменами его родной Оверни, а также романской скульптурой :этой области.

Сулажу особенно близки те мастера прошлого, которые, высоко ценя творческую интуицию, исповедовали культ внутренней сдержанности и благородной дисциплины. « Чем ограниченнее средства, тем сил·ьнее экспрессин », – вот кредо художника, сформулированное еще в молодости 3. О том, что в искусстве чем  проще средства, тем сильнее выражаются чувства, еще в конце XIX столетия  говорил Гюстав Моро своим студентам, среди которых были Матисс, Руо, Манген, Марке. Но если Моро имел в виду :экспрессию чувства, Сулаж исповедует другое  понимание экспрессии, той, что нисколько не выходит за скобки искусства, не  нуждается ни в сюжете, ни в каком-либо внешнем поводе, ни даже в оправдании эмоцией. В 3том смысле Сулаж заставляет вспоминать о зрелом Сезанне, потому что при всем несходстве, диктуемом различием эпох, разделнемых целым  столетием, Сулаж – живописец, вышедший из школы Мастера из 3кса. Ему всегда близка сезанновская остраненность, сосредоточенность на « реализации », на  конструкции, Живопись Сулажа всегда архитектонична, и именно :это свойство, нар.яду с цветовой изысканностью, неотделимой от сдержанности.

и чувства прирожденного достоинства, отличает ее от произведений многих других мастеров абстракционизма. Если не считать ранних полотен, еще отражавших влинние Дальнего Востока и руководствовавшихся грамматикой построения иероглифа, но и в этом случае структурных, все последующие его картины способнь1 порождать ассоциации с природными явлениями или их результатами, причем такими, в которых архитектоничность выражаете.я с предельной отчетливостью. Могут вспомнитьсн теснящиеся стволы деревьев в лесу, чередование пластов в горных породах или другая стратиграфия, струи дождя и т. п. Что ж, если это помогает начальному сближению с живописью, можно на время допустить такую ассоциативность, но только она ничего не объясняет.

Здесь уместно вспомнить Игоря Стравинского, потому что абстрактная живопись в своих основах сродни музыке, ибо она также не отображает и даже не выражает. « … Смысл существова11ия музыки, – замечал великий русский композитор, – отнюдь не в том, что она выразительна. Если нам кажется, как это часто случается, что музыка что-либо выражает, это лишь иллюзия, а никак не реальность. Это просто некое дополнительное качество, которое, по какому-то укоренившемуся в нас молчаливому согласию, мы ей приписали, насильственно ей навязали как обязательную форму одежды и то ли по привычке, то ли по недомыслию стали смешивать все это с ее сущностью…

Феномен музыки дан нам единственно для того, чтобы внести порядок во все существующее, включая сюда прежде всего отношения между человеком и временем. Следовательно, для того, чтобы феномен этот мог реализоваться, он требует как непременное и единственное условие – определенного построения.
Когда построение завершено и порядок достигнут, все уже сделано. Напрасно искать или ожидать чего-то иного. Именно это построение, этот достигнутый порядок вызывает в нас эмоцию совершенно особого характера, не имеющую ничего общего с нашими реакциями на впечатления повседневной жизни »4.

Алберт Костеневич

1. Honour Н. and Fleming J. The Visual Arts: А History. New York, 1999, р. 834.
2. Entretien puЫic de Pierre Soulages. Pierre Soulages, une a!Uvre. Collection iconotexte. Marseille, 1998, р. 47.
3. L’Espace dans la peinture. Le disque vert. Bruxelles, 1954.
4. Игорь Стравинский. Хроника моей жизни. Ленинград, 1963, с. 99-100.

 

Pierre Soulages, peintre de l' »Outrenoir »

RENCONTRE AVEC…

sur franceinfo.fr

INTERVIEW VIDEO | A une semaine de l’inauguration du musée qui porte son nom à Rodez, sa ville natale, Pierre Soulages nous a accordé un entretien dans son atelier parisien. Le peintre et graveur abstrait de 94 ans revient sur sa carrière, le concept d' »outrenoir » dont il est l’inventeur, l’ouverture du musée…

ÉCOUTER L’ÉMISSION disponible jusqu’au 08/11/2016 ou en podcast

pierre-soulages

« Rodez. Matisse et Soulages comme compagnon de voyage »

sur ladepeche.fr

Professeur d’université et historienne de l’art, Natalie Adamson animera une conférence intitulée Matisse et Soulages comme compagnons de voyage (ce jeudi 6 mars, à 18h30, à La Doline, Sébazac, entrée libre).

Natalie Adamson est maître de conférences à l’université de Saint-Andrews, en Écosse, où elle donne des cours d’histoire de l’art contemporain et d’histoire de la photographie. Elle a achevé un doctorat sur l’histoire de la Nouvelle École de Paris, 1944-1964, à l’université de Melbourne. Son séjour de recherche à Paris lui permet de préparer un ouvrage sur ce sujet. Elle a publié des articles sur la critique d’art pendant les années «50», et sur des peintres, comme Pierre Soulages, Jean Bazaine, Bernard Buffet ou Odilon Redon. Elle collabore régulièrement par des comptes rendus critiques à la revue History of Photography.

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 >Lire aussi dans le journal du site pierre-soulages.com (en anglais) des écrits de Natalie Adamson.