Ce All Black nommé Soulages

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Didier Codorniou vint visiter Pierre Soulages à Sète un jour d’été éblouissant. « Codor », 31 sélections en équipe de France au poste de trois-quarts centre, surnommé « Le petit prince », aujourd’hui maire de Gruissan et premier vice- président de la région Occitanie, entendit le grand Soulages débuter ainsi la rencontre: « Appelle-moi Pierre et on se tutoie ». Sur le rugby, ces deux-là s’entendirent très vite, surtout quand Soulages déclara: « Le jeu m’intéresse toujours même s’il y a moins d’inattendu qu’auparavant. Tout est devenu très codé. Il faut se méfier des techniques trop bien rodées. Je suis contre les académismes ». Sur la terrasse face à la mer, les heures passèrent comme des nuages. D’abord, l’abbatiale Sainte-Foy de Conques fut au centre de tout. « J’avais 12 ans, raconte Pierre, quand j’ai visité Conques la première fois.
J’étais dans un état d’exaltation indescriptible. Et je me suis dit que la seule chose importante dans la vie, c’était l’art ». Commença alors, devant un Codorniou passionné, le récit d’une quête de sept ans, jusqu’à la découverte d’un vitrail à deux faces, un verre spécial capturant la lumière, translucide mais non transparent. Ainsi naquirent de l’obstination de Soulages et des maîtres verriers les 104 vitraux de l’abbatiale de Conques.
Puis Soulages et Codorniou s’arrêtèrent sur l’année 1979, si importante pour chacun d’eux. Le 14 juillet à Aukland, le XV de France de Jean-Pierre Rives triomphait pour la première fois des All Blacks en Nouvelle-Zélande. Pour sa deuxième sélection, Codorniou marquait le quatrième essai, celui du « break ». C’est également en 1979 que Pierre Soulages expérimenta le « « noir-lumière », qu’il nomma par la suite « outre-noir », ce jeu du noir avec la lumière qui, pour le regardeur, paraît faire du tableau une toile en mouvement.
De cette après-midi enchantée, Didier Codorniou n’a rien oublié: «Soulages nous a fait partager et vibrer pendant des heures. Cet homme et son épouse incarnent l’idée même de la présence. Je suis sorti subjugué et épuisé, avec l’impression d’avoir fait deux ou trois matches de rugby, tellement j’avais été attentif à chacun des mots prononcés. Je parle encore souvent de cette rencontre, presque tous les jours en fait ».
Depuis, Didier Codorniou garde sur lui ces mots de Soulages:

« Ce que je recherche c’est l’intériorité, une lumière que nous avons…quand nous aimons ».

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C’est à Sète que Soulages mit la dernière main à ce numéro d’exception de L’Équipe Mag. La couverture comportait trois volets, elle était sobrement intitulée « L’Équipe Mag avec Soulages », la une était blanche découpée de quinze ovales dans lesquels se lisaient, sur fond gris et noir, les quinze numéros d’une équipe de rugby. Tout en bas, « 100% BLACKS » apparaissait en rouge. Nous sommes fiers aujourd’hui que cette couverture fasse partie des œuvres de Pierre Soulages réunies au musée de Rodez.
L’interview de Soulages pour ce numéro fut incandescente. La relire c’est saisir la dimension de l’homme. Commençons par cette délicieuse confidence: « La première fois que j’ai entendu parler des All Blacks, c’est par ma sœur Antoinette, mon aînée de quinze ans, ma seconde mère. Elle était l’amie proche de la sœur d’Adolphe Jauréguy, le capitaine et l’ailier du XV de France. Et, en 1925, elle avait vu jouer les All Blacks à Toulouse ****. Elle m’en parlait parce que le noir était déjà ma couleur, la même que celle de ces gars qu’on ne pouvait arrêter. Ça la fascinait, je crois. J’avais 5 ans ». Quand je lui ai demandé ce que représentent les All Blacks pour lui, il eut cette réponse fascinante: « Le noir, celui des All Blacks, me paraît appartenir plus au fondamental qu’à cette aimable plaisanterie prétendant qu’ils portent ainsi le deuil de leur adversaire. Pour la plus grande partie de la planète, ce n’est pas le noir la couleur du deuil, c’est le blanc. Les symboliques des couleurs, en particulier celle du noir, sont réversibles. Le noir est la couleur de l’anarchie, de la robe des religieuses bénédictines et des tenues les plus officielles. Loin de ces symboliques sociales, je pense que pour les All Blacks comme pour tout homme, c’est la couleur de notre origine: avant de naître, avant de « voir le jour », nous sommes dans le noir. Dans les époques lointaines de la Préhistoire, Altamira, Lascaux, et maintenant avec la grotte Chauvet, nous savons que depuis 340 siècles, les hommes allaient peindre dans les endroits les plus obscurs de la terre, dans le noir absolu des grottes, et peindre avec du noir. Pour les All Blacks, le haka, c’est la volonté d’affirmer leur appartenance à une ethnie qui vient de loin, de la nuit des temps. »

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****Victoire 30-6 des All Blacks sur l’équipe de France. La tournée des « Invincibles » en Irlande, au Pays de Galles, en Angleterre, en France et au Canada (Colombie britannique) comptait 32 matches. 32 victoires, 858 points marqués (dont 618 points d’essais) contre 111 concédés.

Auteur(s) : 72 auteurs dont Margot, Olivier
Éditeur : Mille Sources. Parution : 01/06/2020