Entretien avec Pierre Soulages – Pierre Encrevé

Conférences de la fondation Del Duca, BNF, juin 2001

L’entretien de Pierre Soulages avec Pierre Encrevé s’est tenu dans le cadre des grandes conférences de la fondation Del Duca, dans le grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, le jeudi 14 juin 2001.

 


 

Thierry Grillet : Merci d’être présents pour ce second entretien inscrit dans le programme des conférences Del Duca. Ce soir, j’ai le grand honneur d’accueillir Pierre Soulages et Pierre Encrevé pour un entretien sur la peinture, et sur les rapports que Pierre Soulages a engagés entre sa peinture et son œuvre gravé. Je voudrais signaler que prochainement, en mai 2003 exactement, la Bibliothèque nationale de France présentera une exposition de l’œuvre imprimé de Pierre Soulages. Je vous souhaite une bonne soirée et je remercie Pierre Encrevé d’avoir accepté de conduire publiquement un dialogue avec un artiste qu’il connaît depuis de nombreuses années puisque, comme vous le savez, il a réalisé le catalogue raisonné de l’ensemble de l’œuvre peint de Pierre Soulages, publié en trois tomes, aux Éditions du Seuil, il y a maintenant quelques années. Je vous laisse tout de suite la parole.

Pierre Encrevé : Pierre Soulages, nous allons tenter de présenter votre œuvre imprimé, en lui-même, bien sûr, mais aussi dans ses rapports avec votre peinture et avec l’ensemble des matériaux, techniques et supports que vous avez abordés. Le plus simple est sans doute de partir de l’histoire. Quand on passe de vos deux premières eaux-fortes, en 1951, à la série qui commence en 1957, s’impose immédiatement une différence : les premières eaux-fortes entretiennent un certain type de relation avec votre peinture de la même époque alors que les secondes sont très indépendantes, même si, comme vous le dites souvent, elles sont en parfaite cohérence avec votre travail sur toile ou sur papier.

Pierre Soulages : Je crois que, pour simplifier les choses et pour que ce soit plus intelligible, il faut parler des diverses techniques que j’ai utilisées. J’ai pratiqué la taille-douce, c’est-à-dire une gravure en creux qui est faite le plus souvent, dans mon cas, à l’eau-forte et à l’aquatinte. J’ai fait aussi de la lithographie, qui est un procédé à plat, fondé, comme vous le savez, sur la propriété qu’a une encre d’adhérer à la pierre. La pierre est traitée par un acide qui la rend poreuse. La partie poreuse se gorge d’eau et lorsqu’on roule de l’encre sur la pierre, l’encre ne se dépose que dans les parties où il n’y a pas d’eau. C’est un procédé à plat. Ce n’est pas une gravure en creux comme la taille-douce, où l’encre se trouve dans le fond des tailles. Il y a aussi la gravure sur bois, qui est une gravure en relief, dans ce cas c’est le relief qui dépose l’encre sur le papier. Il s’agit là d’une technique que je n’ai jamais employée, encore que je l’ai utilisée parfois dans certaines manières d’imprimer. Nous en parlerons quand nous entrerons dans le détail (si nous entrons dans le détail). Il y a aussi un quatrième procédé d’impression, ou de production d’estampes, devrait-on dire plus simplement. Il s’agit de la sérigraphie, soit une sorte de tamis à travers lequel on fait passer de l’encre, du moins dans certaines parties. Là où l’encre passe, elle se dépose sur le papier, là où le tamis est bouché, elle ne peut pas passer et le papier reste blanc. On a là les quatre procédés d’impression d’estampes.

Pierre Encrevé : Le profane est souvent dérouté par les mots : il n’associe pas spontanément eau-forte et taille-douce, deux termes aux adjectifs opposés, et pourtant la taille-douce se fait notamment à l’eau-forte. C’est par cette technique que vous avez commencé.

Pierre Soulages : J’ai commencé effectivement par l’eau forte en 1951. J’hésitais à faire de la gravure et j’y ai été incité par un éditeur qui était d’abord un grand imprimeur, Roger Lacourière, qui travaillait avec sa femme Madeleine. Madeleine Lacourière est passée devant la galerie Carré, où était exposée une de mes petites peintures en vitrine, et elle a demandé au galeriste comment me rencontrer. Elle est venue me voir et m’a proposé de faire des gravures. Je lui ai tout de suite expliqué que je n’aimais pas me lancer dans quelque chose que je n’avais encore pas exploré. Mais elle m’a dit : « Nous nous engageons dès maintenant à réaliser deux éditions. Nous mettons l’atelier à votre disposition, vous ferez ce que vous voudrez, cela durera un mois, deux mois s’il le faut. Si le résultat vous convient, nous éditerons les planches, s’il ne vous convient pas, ce sera simplement un peu de temps perdu pour vous et pour nous. » La proposition était engageante et c’est ainsi que j’ai commencé. À vrai dire, je n’ai pas débuté tout de suite. J’ai parlé de cette aventure à mes deux amis Hartung et Schneider, et ils y sont allés. Quand à mon tour je m’y suis rendu, j’ai commencé par faire des « gravures d’interprétation », c’est-à-dire partant d’une œuvre existante : cela ne ressemblait pas tout à fait à ce qu’aurait été une gouache ou une aquarelle, on peut y trouver une saveur, une qualité de trait qui est propre à la gravure dans le cuivre. Mais cela partait d’un projet préconçu, et très vite j’ai préféré m’aventurer dans des formes qui ne proviennent que de la gravure, qui ont quelque chose de spécifique au moyen de production. Et c’est cette deuxième série de gravures à laquelle vous pensez surtout, je suppose.

Pierre Encrevé : Oui, celle que vous réalisez à partir de 1957 et qui se caractérise, en particulier, par l’« invention », qui est proprement vôtre, du cuivre découpé.

Pierre Soulages : Tout à l’heure, j’ai parlé des différentes sortes de taille-douce. Par taille-douce on désigne tout ce qui est gravure en creux. Le creux reçoit l’encre. Sous la presse, le papier va en quelque sorte chercher l’encre dans le fond des creux préalablement établis. Ces creux peuvent être faits soit au burin, directement, en enlevant des copeaux dans le cuivre, soit par un procédé chimique qui est la morsure.

Pierre Encrevé : Par l’acide.

Pierre Soulages : C’est par la corrosion, par un acide. Lorsque je suis arrivé chez Lacourière, celui-ci me dit : « Débrouille-toi, voyons comment tu travailles… » et, à la manière que j’ai eu de gratter le cuivre, il m’a dit : « Tu me parais plutôt un aquafortiste qu’un buriniste. » Le burin enlève le copeau en poussant vers l’avant et au contraire, quand on racle, quand on déchire le vernis, c’est un geste vers soi, c’est plutôt un geste de griffure, par exemple, les cuivres de Rembrandt, gravés à l’eau-forte, sont vraiment griffés. Vous me citiez récemment un mot de Mallarmé…

Pierre Encrevé : C’est dans Le Ten O’clock de M. Whistler, où Mallarmé oppose « l’estampe imprimée populaire » et « l’égratignure de la pointe d’un Rembrandt »…

Pierre Soulages : C’est très différent comme effet. Quand on pousse et qu’on enlève un copeau, on est conduit à l’inflexion, et souvent une certaine préciosité peut s’introduire. Préciosité, le mot m’ennuie, j’hésitais à l’employer parce qu’il a l’air péjoratif, disons plutôt : une certaine grâce peut s’introduire. Alors que, lorsqu’on arrache, on a des formes qui ont tout de suite un caractère différent. Et lorsqu’on arrache, on n’arrache que du vernis. On met alors la planche dans l’acide, et l’acide creuse. Plus l’acide creuse là où le cuivre est découvert, plus le sillon est profond et la charge d’encre grande. Et en conséquence, plus important est le relief de l’encre sur le papier. Mais en faisant ce travail, je me suis aperçu que l’acide aussi inventait. Il y avait le trait qui venait de ce que j’avais voulu, et puis, il y avait ce que l’acide faisait, et que je n’avais pas forcément voulu. Et je me suis aperçu alors que l’on obtenait des formes ayant une qualité spécifique au procédé que j’employais et je suis allé dans ce sens-là, en laissant l’acide inventer sur des propositions que je lui faisais. Je commençais à racler le vernis et je laissais l’acide agir profondément par endroits jusqu’au jour où il s’est produit un événement intéressant. Sur certaines parties, j’employais de l’aquatinte. L’aquatinte, c’est une manière d’obtenir des surfaces : on répand sur le cuivre des grains de résine que l’on colle en chauffant et lorsqu’on plonge le cuivre dans un acide — que ce soit de l’acide nitrique où il y a un dégagement gazeux ou du perchlorure de fer —, l’acide fouille autour des grains de résine qui sont collés, et on peut de cette manière-là obtenir des surfaces, chose que l’on n’obtient pas avec le seul trait. Je faisais donc de l’aquatinte, j’ajoutais d’ailleurs des traits, des traits d’eau-forte classique, et je creusais de plus en plus, parce que je voulais qu’en certains endroits ce soit très, très noir. J’allais du noir léger au noir moyen et au noir encore plus noir, mais ce jour-là, la planche s’est trouée. Cela a beaucoup fait rire Lacourière qui me répétait toujours : « Vas-y, tape dedans, tant qu’il y a du cuivre, il y a de l’espoir. » Effectivement, tant qu’il y a du cuivre on peut toujours racler, et si on racle, on peut en « brunissant » la planche, c’est-à-dire en la polissant, retrouver une surface lisse, mais une fois que l’on a troué le cuivre, alors là, c’est fichu. Il riait beaucoup. Et moi, un peu par dépit, un peu par curiosité, j’ai imprimé avec le trou que j’avais fait et je me suis aperçu alors d’une chose formidable que je n’avais pas prévue. Lorsqu’on presse le papier sur une planche de cuivre, sous la presse, qui est une sorte de laminoir, le papier est écrasé, la chair du papier n’est plus la même, il est devenu lisse, laminé par le cuivre. Mais là où le cuivre est troué, le papier est épargné, il garde sa vie de papier, et j’ai trouvé cela magnifique. Le trou que j’avais fait laissait apparaître du papier blanc, mais ce n’était plus le même blanc : à cause du gaufrage il avait un relief et une vie, et à cause des contrastes avec les couleurs environnantes, il paraissait encore plus blanc. Je me suis aperçu alors que je pouvais tirer de cela une intensité particulière. À ce moment-là, je me suis engagé dans cette voie jusqu’à faire disparaître le rectangle de cuivre, que je considérais d’ailleurs avec une certaine gêne. Je me souviens qu’à l’époque, je me disais : « Pourquoi une feuille de papier rectangulaire devrait-elle encore recevoir l’empreinte d’un rectangle ? » Ces deux rectangles me paraissaient une sorte de pléonasme. À partir de ce moment, je me suis mis à laisser agir l’acide, à le laisser à sa guise corroder la plaque et lorsque les effets de la corrosion me convenaient, me plaisaient, me touchaient, me paraissaient intéressants par leur forme, la qualité de la corrosion, je stoppais la corrosion en mettant du vernis, et puis je continuais ainsi. Il y a des gravures qui ont été conçues comme une véritable aventure, où le côté fortuit était sans cesse présent, mais accepté ou refusé.

Pierre Encrevé : On raconte que vous ne ménagiez pas votre peine, et qu’il vous serait même arrivé, un jour, d’utiliser plus que votre poids en acide pour une seule planche…

Pierre Soulages : On a pu dire cela parce que, effectivement, j’utilisais beaucoup d’acide. Il faut beaucoup d’acide pour arriver à percer le cuivre, surtout quand on emploie des plaques de cuivre très épaisses comme c’était le cas.

Pierre Encrevé : Ce qui est caractéristique de votre travail, et qu’on retrouve tout aussi bien dans votre peinture, c’est cette façon que vous avez de provoquer la matière, de faire surgir des surprises, des imprévus, de prendre des risques et, du coup, de saisir des chances.

Pierre Soulages : Oui, mais il y a aussi la volonté que j’avais de faire de la gravure une véritable création, quelque chose d’unique, pas une reproduction, quelque chose qui ne soit pas similaire, par exemple, à ce qui aurait pu être de l’aquarelle. L’aquatinte est souvent employée parce qu’elle donne aisément des effets comparables à l’aquarelle. Et je voulais une qualité qui soit propre au métier, c’est-à-dire aux matières mêmes que j’utilisais pour obtenir une estampe. Et c’est d’ailleurs, en effet, comme vous le soulignez, une démarche commune à tout ce que je fais. Lorsque j’ai fait des vitraux, au lieu de partir d’une œuvre picturale préexistante et d’en faire une interprétation avec du verre (comme, en gravure, il y a une gravure d’interprétation, comme l’étaient mes premières gravures qui partaient d’une peinture, d’une gouache ou d’une aquarelle), je suis parti de la matière même. Lorsqu’on demande des vitraux à un artiste, les trois quarts du temps, même toujours, je crois, l’artiste est obligé de faire des projets pour passer devant des commissions qui doivent accepter le projet qu’il présente. Lorsqu’on m’a demandé les vitraux de Conques, je n’ai pas fait d’aquarelle ou un quelconque projet pictural. Étant donné ce qu’est l’endroit, étant donné ce qu’est cette architecture conçue avec la lumière, ma recherche allait être celle d’une lumière que ce lieu demandait ou inspirait. Ce que je voulais, c’était couper d’abord le regard, le circonscrire à l’intérieur de l’abbatiale. J’ai donc cherché un verre qui coupe complètement le regard, mais translucide et laissant passer la lumière en la modulant, et je me suis mis à ce moment-là, non pas à faire des esquisses, non pas à faire des gouaches, des aquarelles, je me suis mis à fabriquer des échantillons de verre. Ne trouvant pas le verre qui me paraissait correspondre, j’ai commencé, ce qui était une folie à vrai dire, à tenter de fabriquer un verre correspondant à ce que je voulais : je créerai les formes en les pensant avec le matériau qui me servirait à produire. Ce qui n’est pas passer d’un procédé pictural à une interprétation avec du verre. Au fond, j’ai procédé de la même manière que pour la gravure. J’ai fait de la gravure en essayant de donner une spécificité, quelque chose qui n’appartienne qu’à la gravure.

Pierre Encrevé : Une autre spécificité de votre travail de gravure, c’est, il me semble, le choix de ne pas traiter séparément les éléments, de faire apparaître en quelque sorte en même temps, dans en un seul ensemble, la forme, la couleur et la matière.

Pierre Soulages : Ah, sûrement, cela a toujours été comme ça. Dans la peinture aussi d’ailleurs. Je me souviens même, à une époque, c’était un jeu entre camarades. Je leur disais : « Fais-moi un carré rouge, ou un carré bleu. » Alors, il y en avait qui faisaient des carrés en prenant un crayon rouge, il y avait ceux qui tournaient à gauche, ceux qui tournaient à droite, et qui ne traçaient que le contour. Certains faisaient un carré, le coloraient en rouge, agissaient séparément sur la forme, sur la surface et même sur la matière. Je n’ai jamais fait ça. Lorsque j’avais un carré à faire, je prenais un instrument genre morceau de fusain, ou bâton de craie, je le couchais sur le papier et, avec une certaine pression, je le déplaçais. D’un seul geste, dans le même moment, j’obtenais à la fois le contour, la surface et la matière, les trois étant liés physiquement dans le moment même où je faisais le carré. Je n’analysais pas séparément le contour et la surface, et ça, c’est une disposition qui date de très longtemps, puisque je me souviens d’une aventure scolaire que je vais raconter. Au lycée, nous avions une interrogation sur la machine à vapeur, je crois, et il s’agissait de dessiner le tiroir de cette machine. Le tiroir de la machine à vapeur, c’est une espèce de boîte dans laquelle il y a des canalisations assez compliquées à dessiner, et plusieurs de mes camarades passant au tableau pour le dessiner se trompaient dans les canalisations. Ce n’était évidemment pas très facile, et le professeur, un peu énervé a dit : « Mais enfin, qui est capable de me dessiner ici convenablement un tiroir de machine à vapeur ? » Alors, quelques visages se sont tournés vers moi ; il m’a fait passer au tableau et lorsque j’y suis arrivé, j’ai pris un bâton de craie, j’ai commencé à appliquer mon bâton de craie sur toute sa longueur pour avoir une très large trace blanche, et je l’ai déplacé sur l’entière surface du tableau. Il y a eu quelques sourires dans la classe, puis j’ai commencé à faire un deuxième trait blanc, puis un troisième, puis un autre, jusqu’à obtenir sur le tableau noir un grand rectangle blanc. J’ai bien cru que le professeur allait me jeter dehors, il pensait que j’étais en train de me moquer. Et puis j’ai humecté mon doigt dans le chiffon mouillé et, en déplaçant le doigt humide dans le grand rectangle blanc j’ai, en effaçant la craie, dessiné les tuyaux. C’était beaucoup plus rapide et plus imagé que de les dessiner avec des traits parallèles. Ça a paru tellement surprenant au professeur, qu’il m’annonça qu’il me mettrait la meilleure note pendant tout le trimestre à cause de ce qu’il venait de découvrir. C’est pourquoi je m’en souviens si bien (rires). Ce n’était pas souvent le cas…

Pierre Encrevé : J’imagine qu’il y a un rapport direct entre cette manière de procéder et le fait que vous aimez aussi que votre papier soit imprimé avec un seul passage à la presse ?

Pierre Soulages : Oui. J’ai parlé de gravure jusqu’à présent comme d’une action sur du cuivre, mais il y a deux étapes. Il y a l’action qu’on peut avoir directement en le gravant, en enlevant des copeaux si on fait du burin, ou bien en l’agressant avec de l’acide. Le procédé qu’on emploie est très important. L’acide m’intéressait parce que je voyais dans son action corrosive quelque chose qui appartient au temps, au temps qui use les choses, qui détruit les choses. Quand on grave avec un outil, c’est la volonté de quelqu’un qui est là pour imposer une ligne, une forme, alors que lorsqu’on laisse agir l’acide, c’est une corrosion rapide. Les formes obtenues en quelques minutes pourraient être celles que font les siècles sur une matière, c’était un peu le temps piégé par une matière. J’avais du plaisir à ce travail. Mais enfin, une fois fait ce travail sur le cuivre, il faut l’imprimer. Et quand il s’agit de l’impression en couleur, il faut plusieurs planches : on fait une planche rouge s’il y a du rouge, une planche pour chaque couleur. On fait trois, quatre, cinq, six planches, que l’on superpose, et cette démarche était tout à fait contraire à ma manière de penser en général. Car lorsque l’on superpose cinq, six planches, on est obligé de penser la gravure dès le départ, comme un ensemble que l’on décompose, c’est-à-dire que finalement, même si ce n’est pas une gravure d’interprétation, si on ne copie pas réellement une aquarelle, une gouache ou une peinture que l’on a devant les yeux, on copie un modèle qu’on a déjà dans la tête… On fait cinq, six planches, et ça, ça m’agaçait beaucoup. En refusant cette façon de penser, je me suis aperçu que je pouvais imprimer de deux manières. D’abord, la méthode habituelle : pour imprimer de la taille-douce, on commence à encrer la planche, l’encre entre dans les creux, on l’essuie d’abord avec des chiffons, ensuite avec la main, ensuite avec du blanc d’Espagne ; enfin, on arrive à rendre le cuivre absolument propre. Mais sur ce cuivre absolument propre, on voit bien que les différentes étapes de la corrosion ont provoqué des différences de niveau : il est alors possible d’imprimer aussi le cuivre comme s’il s’agissait d’une gravure sur bois. La couleur est roulée sur les reliefs et le relief dépose l’encre sur le papier. C’est-à-dire, qu’après avoir encré les creux on peut très bien rouler une couleur différente sur la partie supérieure, et à ce moment-là, avec un seul passage sous la presse, on imprimera à la fois la couleur qui est en surface et les couleurs qui sont dans les creux. Partant de ce principe-là, j’ai fait toute une série de gravures où j’ai pu obtenir des mélanges d’une grande variété de nuances. S’il y a par exemple une grande densité de petits points noirs d’un côté et un rouge dessus, suivant la densité de points noirs, le rouge va être modifié. Là où il est absolument seul, sans aucun point noir, c’est simplement la couleur rouge de l’encre, mais dès qu’il commence à y avoir quelques points noirs, ce n’est déjà plus le même rouge, et s’il y en a davantage ça finit par être du brun. Il y a toutes les nuances possibles. J’ai appliqué ce procédé et beaucoup de mes gravures en couleurs ont été faites de cette manière-là. Et je me souviens que lorsque j’ai fait ça, la première fois, il y avait de vieux graveurs qui arrivaient avec leur loupe et qui me disaient : « C’est formidable, ce repérage, alors, c’est d’une précision ! Qui vous a imprimé ça ? », et je disais : « Mais il n’y a pas de repérage, ça a été imprimé d’un seul jet, en une seule fois ! » Je ne suis pas le seul à employer cette technique qui évite de décomposer l’estampe en plusieurs couleurs et ensuite de les superposer, ce qui est en somme la démarche d’un copiste.

Pierre Encrevé : C’est ainsi que vous avez réalisé une série d’eaux-fortes, quarante et une au total, dont la plupart ont été gravées entre 1957 et 1974.

Pierre Soulages : J’en ai fait quand même une ou deux récemment, pour le catalogue raisonné que vous avez établi…

Pierre Encrevé : J’ai même eu la chance que vous en fassiez trois, une pour chaque tome, en 1994, 1996 et 1998 ! Ces gravures ont donc été réalisées sur quarante-sept années, et cet ensemble de quarante et une gravures est très original, très autonome, totalement cohérent, et j’aimerais que vous abordiez certains points qui permettent de comprendre le passage entre tout ce travail d’eau-forte et la forme singulière que va prendre votre peinture à partir de 1979, ce moment où vous êtes passé, selon vos termes, à « une peinture autre » : le noir-lumière, l’« outrenoir ». Déjà en 1952 et 1957 — je me souviens que nous en avions parlé, il y a quelques années —, vous avez réalisé des eaux-fortes où on voit des différences entre le strié et le lisse très clairement marquées dans le papier, avec d’étonnants effets de surface, par exemple dans les Eau-forte III (1956, cat. 3, ill. 2), Eau-forte VIII (1957, cat. 8, ill. 9) et Eau-forte X b (1957, cat. 11, ill. 11). Dans toutes vos gravures, d’ailleurs, on a des effets de surface, mais là où le rapprochement avec votre peinture « outrenoire » est encore plus frappant, c’est avec les agrandissements de trois de vos plaques de cuivre datant de 1957, 1972 et 1974 que vous réalisez entre 1975 et 1977 pour en faire des bronzes, sortes de stèles en bronze. Pourriez-vous nous parler, à ce propos, du passage à l’« outrenoir » dans votre peinture sur toile ?

Pierre Soulages : Là, on est toujours dans le domaine de la taille-douce, du travail avec le cuivre, le creux et le relief. J’ai fait ainsi une série d’estampes qui ont été exposées chez Berggruen en 1957. Après tirage, je ramenais les plaques de cuivre découpées chez moi, je les laissais sur une étagère, et tous mes amis me disaient : « C’est superbe, ce sont des stèles, ce sont des sculptures ! » Cela me choquait. Ces plaques n’étaient pas des sculptures, même si elles en avaient l’apparence, elles avaient été pensées en fonction de l’empreinte qu’elles laisseraient sur le papier et non créées comme objets. Et j’ai attendu bien des années. Un jour cependant j’ai pensé que je pourrais repartir d’un de ces cuivres, le faire agrandir et ensuite mouler, avec tous les nouveaux hasards liés à la rencontre d’une autre technique, celle de la fonte. J’ai fait agrandir un cuivre, d’une manière très mécanique, par un spécialiste, descendant de celui qui œuvrait pour les bronzes de Rodin. Vous savez que les bronzes de Rodin, le Balzac en particulier, étaient agrandis, comme ceux de beaucoup de sculpteurs, avec une sorte de pantographe. J’ai confié un cuivre gravé à celui qui a hérité de cette technique, Haligon. Une fois le cuivre agrandi, c’était une surface de plâtre, impeccablement plane et fidèlement agrandie. Chez le fondeur et à la fonte, il y a eu les accidents classiques dans ce genre d’opération, et lorsque j’ai vu sortir la chose de la fonte, cela n’avait pas du tout l’apparence d’un cuivre. C’était noirâtre. Alors, je me suis mis à le polir, et j’y ai pris beaucoup de plaisir. La planéité ayant disparu, il y avait des sortes d’ondulations que je pouvais ou renforcer en les polissant, ou creuser même en les attaquant directement, et je me suis mis à jouer avec la lumière qui brillait sur les surfaces lisses et l’ombre qui était là, fixe, à l’endroit qui correspondait à ce que j’avais gravé autrefois sur le cuivre. Et d’ailleurs, dans certains cas, comme je trouvais que certaines zones n’étaient pas assez sombres, je les gravais à nouveau, directement sur le bronze. En tout, j’ai fait trois objets comme celui-là, considérés comme pièces uniques, en réalité, tirés à trois ou cinq exemplaires.

Pierre Encrevé : Le plus grand est agrandi à 117 centimètres sur 95, si j’ai bonne mémoire…

Pierre Soulages : Oui, ces objets sont de l’ordre d’un mètre vingt, et je les ai gardés. Puis beaucoup de gens se sont intéressés à cela, et d’ailleurs, je n’en ai plus, je crois… Et bien longtemps après, il est possible, mais c’est une supposition et je n’en suis pas sûr, que ce soient ces choses-là que j’avais en tête, sans le savoir, qui m’ont conduit à faire la peinture que l’on a appelée « noir lumière », et que moi j’appelle « outrenoir ». Ces peintures sont uniquement composées avec le même pot de peinture noire, mais en réalité je ne travaille plus avec le noir, je travaille avec la lumière reflétée par le noir. Je l’ai appelé « outrenoir » peut-être par similitude avec « outremer », mais surtout pour désigner autre chose que ce que procure le simple noir, un autre champ mental que celui du noir… Cette période-là a commencé, au fond, sans que je le veuille. J’étais en train de rater une toile, je me désolais, puis je me suis aperçu — il y avait des heures que je travaillais sur ce tableau que je croyais mauvais — que finalement si je travaillais pendant des heures, c’est que j’étais habité par quelque chose qui était beaucoup plus fort que ce que consciemment j’avais envie de faire. Probablement je devais avoir envie de faire une toile pensée avec une technique habituelle, comme celles que je croyais avoir réussi ces temps derniers. J’ai alors pensé : « Je ne suis pas masochiste au point de travailler pendant des heures sur quelque chose qui me déçoit à ce point. Je suis probablement en train de faire autre chose » et, comme j’étais épuisé, je suis allé dormir. Quand je suis revenu voir ce que j’avais fait, je me suis aperçu que je ne travaillais plus avec du noir, mais avec la lumière reflétée par le noir. Je ne m’en étais pas rendu compte. Sans doute, depuis les bronzes, quelque chose m’habitait sans que je le sache. Mais je mets un point d’interrogation, je n’en sais rien.

Pierre Encrevé : Indiscutablement, un des rapports entre votre œuvre gravé et votre œuvre peint, c’est le rôle de la lumière, la lumière qui surgit dans le cuivre troué avec le blanc du papier, la lumière qui surgit sur l’huile noire, soudain, par reflet. Dans le vitrail, à Conques, on retrouve évidemment ce travail avec la lumière. Votre instrument majeur et, en même temps, ce que vous cherchez et ce que vous trouvez, c’est la lumière.

Pierre Soulages : D’ailleurs, dans l’exposition que j’ai en ce moment au musée de l’Ermitage, il y a des exemples des trois manières que j’ai eues de créer une lumière picturale, c’est-à-dire une lumière qui n’appartient qu’à la peinture, qui vient de la peinture. Dans un premier temps, souvent par le contraste des fonds clairs avec le noir, des couleurs sombres s’éclairent parce que je les rapproche d’une couleur encore plus sombre qui est le noir. Ou bien, deuxième période, celle où je superposais plusieurs couleurs, que je recouvrais après avec le noir. Ensuite en arrachant, en amincissant la couche noire, la couleur réapparaissait, transformée par le passage du noir. Il y a quelques toiles aussi à Saint-Pétersbourg qui correspondent à ces recherches, quelques rares toiles. Puis, finalement la période qui est celle dont je viens de parler, qui est la période « outrenoir », où je travaille avec un pot de peinture noire, mais où ce qui me guide et ce qui apparaît quand on regarde les toiles — si on les regarde non pas avec ce que nous avons dans la tête, mais avec nos yeux —, c’est la lumière reflétée par le noir, transformée par le noir. Il y a aussi à Saint-Pétersbourg des peintures, tout à fait récentes, dans lesquelles je reviens à l’utilisation du contraste du blanc avec le noir, mais d’une autre manière qu’à mes débuts. Je suis conduit à parler de cette exposition parce qu’elle présente finalement, en simplifiant, toutes les utilisations picturales du noir dans ma peinture depuis cinquante ans. Pierre Encrevé : Vous évoquez l’Ermitage, cela m’amène à vous demander de nous dire un mot de la question de la hiérarchie. Vous avez souvent dit — et cela me paraît très important parce que moi-même, si je ne l’avais pas lu dans vos déclarations, je n’en aurais pas été sûr —, vous avez souvent dit qu’il n’y avait aucune hiérarchie entre l’œuvre peint, l’œuvre gravé, l’œuvre lithographié. Dans votre travail, vous avez à chaque fois un rapport avec le matériau et l’instrument, rapport dans lequel vous cherchez, vous inventez, vous trouvez, et c’est cela qui compte sans qu’il y ait pour vous aucune hiérarchie d’importance entre une gravure, une peinture sur toile ou un brou de noix sur papier. Et, ce qui m’a beaucoup frappé, quand nous parcourions ensemble les salles de l’Ermitage, c’est votre remarque, devant les peintures de Rembrandt, qu’au fond, c’était un très grand peintre, mais que c’était encore un plus grand graveur. Pierre Soulages : C’est vrai. C’est vrai que je préfère les gravures de Rembrandt à ses peintures. C’est ce que j’ai ressenti encore récemment à l’Ermitage. J’étais peut-être dans des dispositions d’esprit, ce jour-là, qui n’étaient pas celles où je pouvais être ému par le côté souvent sentimental de la peinture de Rembrandt. Et je ne sais pas si cela en est la cause, mais effectivement, il y a là une quantité de Rembrandt superbes, mais j’aime beaucoup, j’aime particulièrement ses eaux-fortes, et ses lavis. Cela tient peut-être aussi à ce que mon amour pour Rembrandt est né d’un lavis dont j’ai vu la reproduction quand j’avais seize ans dans un petit opuscule publié par la radiodiffusion scolaire — il n’y avait pas la télévision à l’époque. En même temps que l’émission, paraissait une petite revue. Je n’ai jamais entendu l’émission qui correspondait, mais j’ai vu la revue. Il y avait la reproduction d’un lavis de Rembrandt — La Jeune Fille endormie, conservé au British Museum — qui a été décisive pour moi. Mais ça, je l’ai souvent raconté. Pierre Encrevé : Je crois qu’une nouvelle fois s’impose… Pierre Soulages : C’est un lavis qui représente une femme à demi-couchée en robe d’intérieur, et un jour (j’aimais beaucoup ce lavis), j’avais laissé cette revue ouverte sur ma table, il y avait du désordre, un cahier en avait recouvert une partie et cachait la tête de la femme, ce qui fait que, brusquement, je me suis mis à aimer ce que je voyais beaucoup plus encore que le lavis tout entier. Il suffisait de cacher juste une petite partie de ce lavis et brusquement, ce qui était les plis d’une robe n’était que des coups de brosse. Il y avait un rythme qui naissait, beaucoup plus apparent que lorsque ces coups de brosse étaient représentatifs d’un pli. Il y avait des clairs qui changeaient parce que la densité, le rythme des coups de brosse, les modifiaient, et je trouvais cela très beau. Ce jour-là, j’aurais dû inventer la peinture abstraite, mais je n’en ai pas eu ni l’imagination ni le courage, c’est beaucoup plus tard que j’ai compris que déjà à ce moment-là, j’étais orienté vers une peinture que l’on appelle abstraite. Je dis : que l’on appelle abstraite, je trouve le mot désastreux, mais enfin…

Pierre Encrevé : C’est une convention bien établie… En parlant de l’importance dans votre vie de ce lavis de Rembrandt, vous maintenez l’idée qu’il n’y a pas de hiérarchie en fait entre les différents types de travaux, dessin, peinture, gravure.

Pierre Soulages : Si, il peut y en avoir une. Lorsqu’on voit des gravures qui ne sont que des copies d’une peinture (c’est comme ça d’ailleurs, que l’on pouvait connaître la peinture autrefois, quand il n’y avait pas la photographie), on peut considérer qu’il y a une hiérarchie. La gravure n’était là qu’en fonction de la peinture qu’elle copiait. Mais il est une gravure originale qui a une spécificité, une saveur, une qualité qui lui est propre et je ne vois pas alors pourquoi on préférerait, pourquoi on dirait que la peinture est un art supérieur à la gravure, ou inversement. Pierre Encrevé : Et je crois que c’est justement parce que vous pensez qu’il y a une spécificité de la gravure, et du rapport du regardeur à la gravure que vous n’êtes pas partisan des très grands formats, et que vous n’en avez jamais fait. Dans ce que la Bibliothèque nationale de France présente actuellement de l’œuvre imprimé de Tàpies, il y a des eaux-fortes de presque deux mètres sur deux. Vous, vous n’avez jamais dépassé un mètre sur un mètre. Pierre Soulages : Oui, parce que je crois que la gravure demande une proximité. Pour moi, la gravure, c’est quelque chose qu’on doit pouvoir tenir à la main. D’ailleurs, c’est ce que faisaient jadis les amateurs de gravures. Ils avaient des cabinets avec des estampes qui étaient rangées dans des cartons. On prenait une gravure, on la regardait, ce n’était pas vraiment fait pour être mis au mur comme on le fait maintenant. Je suis très content qu’on mette les gravures au mur, et j’accepte tout à fait cette pratique, mais il y a des supports, comme la peinture par exemple, ou comme l’affiche, qui paraissent plus adaptés au mur. On peut faire des affiches immenses, justement faites pour ça. Une affiche à la main, ce n’est rien ; sur un mur, ça peut donner quelque chose. Et la gravure appelle un regard proche, c’est un objet qu’on peut presque toucher du regard. C’est probablement une des raisons pour lesquelles je ne suis jamais allé plus loin qu’un mètre. J’ai fait une gravure qui a un mètre carré, je considère que c’est déjà grand [1].

Pierre Encrevé : Nous n’avons pas du tout parlé, jusqu’à présent, de l’œuvre lithographié, ni de l’œuvre sérigraphié.

Pierre Soulages : Oui. Je vous avouerai qu’avec la lithographie, j’ai toujours été très gêné, parce que je ne voyais pas quelle pouvait être sa spécificité. La lithographie est un procédé en lui-même extrêmement souple. Il permet de faire des œuvres voisines de l’aquarelle, voisines d’un dessin, comme un dessin sur de la pierre bien sûr, mais un dessin tout de même. On a fait des lithographies qui ressemblent à s’y méprendre à des peintures à l’huile. J’ai vu, d’ailleurs, un copiste une fois, faire une copie d’un petit tableau de Picasso qui devait servir à une affiche, une copie lithographiée. Cela se passait chez Mourlot et lorsqu’on a procédé au tirage, il avait fait — c’était un copiste formidable — une merveilleuse imitation. C’était une vraie petite peinture et entre les touches de peinture, on voyait la toile. Le lithographe avait même imité le grain de la toile. C’était à s’y méprendre en quelque sorte. Quand on l’avait à la main, évidemment, on ne se trompait pas. Et je me souviens que par plaisanterie, ils avaient mis le tableau de Picasso avec un cache, et puis, cinq ou six lithographies et quand Picasso est arrivé, on lui a dit : « Eh bien ! Voilà, votre tableau est là. » Il a eu un moment d’affolement dans le regard parce que réellement, c’était du trompe-l’œil ! Oui, on peut faire ça aussi en lithographie. On peut tout faire et ça, ça me dérangeait. Alors, j’ai tenté un moment de retrouver une qualité propre à la lithographie : plutôt que de travailler sur une seule épreuve qui était le bon à tirer, d’après lequel on tire toute une série d’estampes, je travaillais directement sur le tirage, en totalité. On en tirait deux cents exemplaires par exemple, et puis je reprenais la même pierre et j’apportais des précisions ou même d’autres formes se combinant avec le premier état sur chaque feuille d’un tirage qui, évidemment, à chaque intervention, se réduisait, pour parvenir, après trois, quatre interventions (parce que, dans les mises au point, il fallait chaque fois préciser, ou intensifier, ou corriger) au tirage numéroté définitif. Mais il me semblait que j’avais fait intervenir là, dans la création, le procédé de production, et ça me paraissait redonner à la lithographie le statut d’œuvre originale telle que je la comprends. On considère comme œuvre originale l’estampe signée par un artiste et finalement je trouve que ce n’est pas suffisant. On devrait appeler œuvre originale une œuvre conçue et issue de la technique qui sert à la produire. Les lithographies et les sérigraphies qui ressemblent à s’y méprendre à des dessins, à des aquarelles ou à des peintures cessent dans ma définition d’être des œuvres originales, même si elles sont faites par un artiste, si elles sont de la main de l’artiste et si elles sont reconnues et signées par l’artiste. Mais enfin, ça, c’est une conception de l’œuvre originale que tout le monde ne partage pas, bien sûr.

Pierre Encrevé : À propos d’originalité et pour terminer, parce que nous avons déjà épuisé le temps prévu, est-ce que vous m’autorisez à vous poser une question très indiscrète ?

Pierre Soulages : Oui, bien sûr… (Rires).

Pierre Encrevé : J’aimerais que vous nous disiez un mot, un tout petit mot, mais un mot au moins, de ce que vous êtes en train de chercher aujourd’hui même, avec le matériau papier, ce que vous cherchez à inventer en papier.

Pierre Soulages : Non, je ne peux guère en parler, parce que jusqu’à présent, je n’ai rien produit, c’est une tentative. Non, j’aurais préféré vous parler aussi de ce que j’ai tenté de faire avec la sérigraphie, parce que je n’ai pas parlé de la sérigraphie, qui est un autre procédé de production d’estampes, qui permet une qualité d’impression magnifique. On peut avoir des matités superbes, propres à ce procédé et qu’on n’arrive jamais à obtenir en lithographie. Mais enfin, la sérigraphie, c’est presque une photographie. Comme vous le savez, cela se pratique avec un écran de soie. Il y a des parties de l’écran qui laissent passer la couleur, d’autres qui l’empêchent de passer et je me suis amusé à faire intervenir la présence de l’écran lui-même. L’écran, c’est une sorte de tamis, c’est une sorte de tissu à travers lequel la couleur filtre. Alors, je commençais à faire un dessin au-dessus et puis je l’imprimais, et je laissais, j’abandonnais l’écran quelques instants et même assez longtemps, jusqu’à ce que la couleur commence à sécher. Lorsque cette couleur était inégalement sèche, j’imprimais, c’est évidemment ce qu’il ne faut jamais faire. J’obtenais alors des formes qui venaient des différences de séchages de la couleur, certaines parties laissaient libre l’écran à certains endroits et à d’autres pas, j’ai fait quelque sérigraphies comme ça [2], qui sont à mon sens réellement originales dans la mesure où je n’aurais jamais pu les produire avec autre chose que l’écran de soie qui sert à faire la sérigraphie. Lorsque j’avais obtenu une première épreuve qui me paraissait convenir, on fixait cet état, on fabriquait un écran fixant ces formes-là, et on procédait ensuite comme on procède toujours. Mais il y avait quand même dans la qualité des formes quelque chose qui provenait de la manière de les imprimer. C’était une tentative pour donner une spécificité à cette manière. En général, les trois quarts du temps, c’est un procédé de reproduction étonnant, étonnant de qualité.

Pierre Encrevé : Nous devrions passer maintenant à des questions venues de la salle.

Pierre Soulages : À votre question « indiscrète », je n’ai pas répondu réellement parce que je suis en ce moment en train de tenter de faire quelque chose uniquement avec du papier, avec du papier teint dans la masse et en intervenant non plus au niveau de la pression sur une surface de papier, mais en intervenant à partir de la création même du papier. Vous savez, le papier, c’est ce qu’on nomme un non-tissé, le papier est fabriqué avec une espèce de bouillie d’eau et de fibres de tissu en général. On verse dans un tamis une couche de cette bouillie qui, égouttée et séchée, devient une feuille de papier. Donc, en ce moment, je tente de produire une œuvre en intervenant au niveau même de la fabrication du papier. Mais enfin, cette œuvre n’existe pas encore, c’est seulement une tentative qui m’intéresse…

Une auditrice : C’est une question qui ne concerne pas la lithographie et l’estampe, mais les vitraux. Ce n’est pas hors sujet ? Vous êtes de la région de Conques. Donc, vous avez dû fréquenter tout jeune cette superbe église. Est-ce qu’à l’époque, vous n’avez pas senti, par une sorte d’intuition, que vous pourriez être le continuateur de ces grands artistes qui ont œuvré dans les siècles antérieurs ? Première question. Voici la deuxième : quand cette église a été construite, elle comportait de la couleur et vous l’avez prise comme vous l’avez trouvée. Est-ce que vous aviez plein pouvoir pour la sentir, pour nous la donner dans cette nudité dans laquelle vous l’avez trouvée et que vous avez respecté si merveilleusement ? Et dernière question, moi qui suis italienne, je sais que quand Fra Angelico peignait, il était presque à genoux tant il était pris par la force de sa composition. Alors, vous, travaillant dans cette œuvre magnifique, est-ce que vous vous êtes senti, comme vous l’avez dit tout à l’heure, habité par quelque chose de plus grand de ce que vous croyiez ? Cela ne vous a-t-il pas communiqué une force terrible ? Je voudrais savoir, quand vous avez opéré, comment cela s’est passé ?

Pierre Soulages : Il y a effectivement plusieurs questions. La première réponse, c’est que jamais je n’avais pensé intervenir dans ce bâtiment. C’est un espace architectural qui m’avait toujours beaucoup impressionné. C’est même là, je peux le dire, que tout jeune j’ai décidé que l’art serait la chose la plus importante de ma vie, et que tous les gens qui étaient autour de moi perdaient leur vie à la gagner. Il n’y avait qu’une chose définitivement importante pour moi : la peinture. Je n’ai pas pensé devenir architecte. C’est là que ça s’est passé, c’est vrai. À cette époque, je ne m’étais pas encore rendu compte à quel point cet espace architectural est lié à la lumière. Je l’ai constaté seulement lorsque j’ai accepté de faire des vitraux. Ce que j’ai fait d’ailleurs après beaucoup d’hésitation. On m’avait proposé de faire des vitraux à Abbeville, à Flarans, ainsi qu’en différents autres endroits. L’État voulait absolument faire intervenir des artistes contemporains dans les monuments historiques et je refusais systématiquement les diverses propositions qui m’étaient faites. Au moment où l’on m’a parlé de Conques, j’ai finalement cédé, ce lieu, cette architecture avaient tellement compté pour moi. D’abord, avant de penser aux formes, avant toute chose, j’ai voulu évacuer le côté émotionnel, je me suis mis à l’ouvrage méthodiquement, avec un mètre, et j’ai pris des mesures, j’ai voulu analyser le bâtiment de la manière la plus froide, la plus détachée, la plus précise possible. Je me suis aperçu, à ce moment-là, que cet espace architectural était vraiment conçu avec la lumière. Il y a des disproportions stupéfiantes entre les différentes fenêtres, elles ne sont explicables que par un souci d’organisation de l’espace avec la lumière. Dans la nef, quand on arrive, à la gauche, c’est le nord, à la droite, c’est le sud. Au nord, les fenêtres sont plus basses, plus étroites que celles qui leur font face au sud. Et pourtant, lorsqu’on construit une nef, on est bien obligé de construire les deux côtés à la fois. C’était donc voulu ainsi. Et puis, lorsqu’on avance et qu’on arrive au transept, il y a le pignon nord et le pignon sud, et là, c’est l’inverse qui se produit. Le pignon nord est largement ouvert. Il y a des fenêtres qui ont environ deux mètres sur quatre, et en face, il y a des fenêtres qui ont la même hauteur, mais qui sont très étroites. C’est exactement le contraire. Cet espace architectural qui apparaît d’abord, à juste titre, comme un lieu extrêmement fort et compact est en réalité beaucoup plus complexe et subtil. La longueur de l’édifice est à peine une fois et demie la largeur, le plan est vraiment très compact. À cette compacité s’ajoute la force de l’épaisseur des murs que l’on ressent devant la profondeur des ébrasements de chaque baie. Alliée à cette force il y a la grâce qui naît de l’élan des colonnes et des piliers alternés d’une des plus hautes nefs de l’art roman. Je pense que c’est dans cette alliance que se trouve l’origine de l’émotion ressentie dans ce lieu. Mais c’est en mesurant les ouvertures que je me suis rendu compte de l’importance qu’avait la distribution de la lumière. C’est à ce moment-là que j’ai été conduit à imaginer des vitraux qui soient uniquement fondés sur la lumière, et sur la lumière naturelle. J’avais deux objectifs. Le premier était que le regard ne puisse pas être distrait par le spectacle extérieur, et le deuxième que la surface du vitrail apparaisse comme émettrice de clarté, productrice d’une clarté très particulière. À ce moment-là je me suis mis à la recherche d’un verre correspondant à ce que je désirais. Je suis allé partout, en Italie, en Allemagne et je n’ai rien trouvé qui me satisfasse. Je me suis alors dit que, puisqu’il n’existait pas, j’allais le fabriquer. Et c’est une aventure qui a duré sept ans, mais enfin, j’en suis arrivé à bout.
Deuxième question, je crois, vous me demandez si je me sentais le continuateur des gens qui avaient bâti cet édifice. Non. J’ai seulement tenu à respecter, à être fidèle à l’identité de ce bâtiment. Cette identité réside dans les dimensions, les proportions, la nature des matériaux, couleur des pierres et des lauzes, etc. Aussi dans l’organisation de la lumière inséparable de l’espace, telle qu’elle est fixée par les dimensions souvent surprenantes des baies. À l’époque de la construction, le bâtiment était peut-être coloré, d’après tous les renseignements qu’on peut avoir, et d’après les médiévistes que j’ai consultés. Mais par contre il n’y avait sûrement pas de vitraux colorés aux fenêtres. Ce pays était très pauvre, le verre très cher, les verres colorés notamment. D’ailleurs les vitraux colorés, c’était au nord de la Loire, c’était Bourges, c’était Chartres. Pas du tout dans le Midi, et les médiévistes que j’ai consultés, que ce soit Jacques Le Goff, que ce soit Georges Duby ou d’autres, pensaient qu’il était possible que les fenêtres soient closes à l’origine par du parchemin, ou peut-être n’y avait-il que des volets de bois… C’est un bâtiment que j’aime et j’ai voulu le donner à voir tel qu’il nous est parvenu et tel que nous l’aimons, nous, maintenant. C’est ainsi que j’ai été conduit à créer ce verre que vous connaissez. Là encore, cette aventure a débouché sur des choses que je n’attendais pas du tout, parce que lorsque j’imaginais ce verre, je cherchais simplement une variation, une modulation de la lumière naturelle. Je ne vais pas entrer dans les détails complexes de la fabrication mais je suis un peu obligé de l’aborder. J’ai utilisé deux états du verre, celui où il est opaque, comme de la pierre, et l’état où il est transparent. En physique c’est l’état amorphe et l’état cristallisé. J’ai utilisé les deux états dans le même volume de verre, et c’est en choisissant leur répartition que je faisais varier les intensité lumineuses. C’était, dans la même plaque de verre émettrice de clarté, une modulation de la lumière. Ainsi, avant de concevoir des formes, j’ai cherché une lumière particulière, j’ai conçu un verre avec, comme je viens de le dire, deux objectifs : ne pas se laisser distraire par le spectacle extérieur, et surtout que les surfaces des baies deviennent émettrices de clarté. Recherche d’une qualité métaphysique de la lumière. Lorsque j’ai obtenu une grande plaque de verre, j’ai fait démonter une fenêtre et je l’ai posée à la place pour voir ce que cela donnait. Avec le verre totalement incolore (et non pas verdâtre comme celui que nous connaissons). Eh bien, avec ce verre totalement incolore, il se produit un phénomène étrange, un effet coloré. Là où la lumière passe, elle garde sa couleur naturelle, c’est-à-dire plutôt bleue, et là où elle passe moins, où elle est freinée, il manque du bleu, et cela donne un ton chaud. C’est-à-dire tendant vers la complémentaire du bleu, plutôt orangé, plutôt chaud. J’ai été très surpris, j’attendais une modulation et je rencontrais le chromatisme. Je me suis dit : « Mais alors, si à l’intérieur il manque du bleu, où est-il passé ! » et je suis sorti rapidement voir à l’extérieur ce que ça donnait. Et là, j’ai été stupéfait, le bleu était dans le reflet. Pendant un moment, je vous l’avoue, j’ai pensé que c’était catastrophique. Puis, en regardant bien et en réfléchissant : « Mais ça ne peut pas être une catastrophe, c’est surprenant, parce qu’on n’a encore jamais fait des vitraux visibles de l’extérieur. Mais puisque ce que je vois, c’est la couleur de la lumière naturelle, celle que reflète ce verre incolore, c’est la même que reçoivent toutes les pierres, que reçoit l’édifice, ça ne peut pas être mal. » Et c’est vrai, pierres et vitraux restent toujours en harmonie quels que soient les changements de la lumière naturelle. Et j’ai décidé de faire des vitraux visibles des deux côtés. Lorsque j’avais accepté la commande, je pensais qu’il y en avait une trentaine. En réalité, je me suis aperçu avec une certaine angoisse qu’il y en avait cent quatre. Et puis, lorsque j’ai décidé de les faire recto verso, si j’ose dire, je me suis aperçu qu’il fallait que je pense à deux cent huit. C’est au fond l’histoire d’une rencontre, de ce que je n’aurais jamais trouvé à partir d’un procédé pictural à interpréter ensuite avec du verre. Mais partant du verre lui-même, de la matière qui m’a servi à produire, j’ai rencontré ce qui ne pouvait pas être imaginé. Et c’est au fond la même pensée, je crois, qui me dirige dans la gravure, dans la peinture, finalement dans tout ce que je fais. Y compris maintenant, puisque je vais à la rencontre de ce que pourrait proposer la fabrication même du papier.

Un auditeur : J’aimerais savoir quel est le rapport du graveur et du peintre avec le support ?

Pierre Soulages : Je voudrais savoir ce que vous appelez le support. Si c’est à propos de la gravure, vous voulez dire le papier ?

L’auditeur : Oui, le papier.

Pierre Soulages : Le dialogue avec le papier, ça m’a intéressé dès le départ, dès que j’ai commencé à faire des planches de cuivre qui n’étaient pas un rectangle sur un rectangle. Je me suis aperçu que le papier devenait partie intégrante de la gravure, il n’était plus seulement le support qui reçoit la trace d’une matrice, comme la plaque de cuivre, mais il faisait partie intégrante de la création. Dans les parties où il y avait des trous le papier se mettait à vivre avec sa vie de papier changée par le contraste. Le papier faisait partie de l’œuvre et n’était pas simplement le support d’une empreinte. Et c’est en partie pour cela que j’ai été conduit à continuer dans cette voie.

L’auditeur : La deuxième question que je voudrais poser, c’est que vous avez une grande palette d’expériences avec les substances, la matière, les supports, les fonds. L’aventure ou l’acte de peindre, l’acte de graver compte-t-il pour vous beaucoup plus que le résultat ?

Pierre Soulages : Non. Vous savez, il n’y a pas trente-six manières de peindre. Ou bien en déposant une couleur parallèlement à la surface, ou bien en l’appliquant perpendiculairement à la surface comme le fait l’imprimerie. Pour ma part, je n’ai jamais été, et je ne me suis jamais considéré comme un peintre gestuel, bien qu’on m’ait classé quelquefois dans cette catégorie. Quand je peins, ce qui importe, c’est la trace qu’apporte le geste, ce qui se produit sur le subjectile, papier, toile, etc., et qui est fonction de beaucoup d’éléments — forme de l’outil, fluidité ou viscosité du médium, transparence ou opacité de la couleur, etc. C’est de cette trace avec toute sa complexité que naît le désir, l’envie d’intensifier, de préciser, de continuer, de rythmer, enfin, d’intervenir. Mon intervention apporte une nouvelle trace, laquelle me donne à nouveau le désir d’intensifier, de développer, de préciser, de rythmer, d’intervenir… Ce qui compte, c’est le rapport, le dialogue que j’établis avec ce qui se produit sur la surface de la toile ou du papier et ce désir d’intensifier, de développer, de préciser…

Un auditeur : Peut-on savoir où se situe le moulin à papier qui fabrique la pâte dont vous vous servez pour vos recherches actuelles ? en Auvergne ? en Provence ? en Aveyron ?

Pierre Soulages : C’est dans la banlieue parisienne. Non, ce n’est pas un moulin. J’interviens avant même la fabrication du papier. Autrement dit, je teins la pâte, mais enfin, vous savez, on m’a amené à parler de cette recherche, et j’ai quelques difficultés à en parler, cela n’a encore rien produit qui m’intéresse. C’est une aventure en cours et qui peut, comme beaucoup d’aventures, tourner court.

(Applaudissements).

[1] Eau-forte XXII, 1973 (cat. 23, ill. 23).

[2] Par exemple dans les Sérigraphie n° 10, Sérigraphie n° 11 et Sérigraphie n° 12 de 1979 (cat. 102-104, ill. 105-107). ^ [haut] Imprimer la fenêtre [retour]

Auteur(s) : Encrevé, Pierre
Éditeur : Conférences de la fondation Del Duca, BNF, juin 2001 . Parution : 14/06/2001