Pierre Soulages. Télérama n°3626

Les dessins préhistoriques et l’art roman n’en finissent pas de le bouleverser. À presque 100 ans, le maître de l’Outrenoir continue de peindre. Avec l’exigence intacte de n’obéir qu’à son « désir ».

PIERRE SOULAGES - Telerama

© Richard Dumas

 

Extraits

En 1948, vous avez été exposé en Allemagne. Cela ne vous a pas posé de problème ?

Au contraire, ça permettait d’y montrer une peinture rejetée par les nazis, qui la considéraient comme dégénérée.
Cette exposition a été extrêmement importante, même si je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. Elle présentait une dizaine de grands peintres abstraits français, comme Frantisek Kupka qui était plus âgé encore que Picasso, Auguste Herbin ou César Domela. Et moi, jeune artiste de 29 ans, accueilli là au même titre que les autres, déjà reconnus. En plus, on avait pris une de mes œuvres pour faire l’affiche. Un critique allemand a même écrit que j’apportais du nouveau à la création artistique allemande et que j’aurais de l’influence. Quel choc !

[…]

De quels peintres vous sentiez vous proche quand vous avez débarqué à Paris, en 1946 ?

Picasso, Miró, Picabia et les peintres modernes existaient, bien sûr. Mais ils représentaient
le passé. Un passé que l’on respecte, mais le passé quand même.
L’heure était alors à l’abstraction — ce que Picasso détestait. Pour ma part,
qu’elle soit lyrique ou géométrique m’importait peu : je les mettais toutes deux
dans le même sac. Les mouvements qui obéissent à une théorie ne m’intéressent pas. J’étais cependant très ami avec le peintre Hans Hartung, que j’avais aussi rencontré aux Surindépendants.
Il vivait à Arcueil. Mais comme il ratait souvent le dernier train, il venait dormir chez nous. J’avais alors mon atelier rue Schoelcher, dans le 14e arrondissement. On passait la matinée à parler, de musique notamment. Il était étonné que je m’intéresse aux musiciens du Moyen Age comme Léonin, Perotin et ceux de l’école de Notre-Dame. Pour lui, ceux qui comptaient c’étaient Beethoven, Mozart.

[…]

Vous souvenez-vous de la première fois que vous êtes allé aux États-Unis ?

Les musées, les collectionneurs américains se sont très tôt intéressés à mon
travail, comme les Allemands et les Scandinaves d’ailleurs. La France ne
m’a reconnu que bien plus tard. Je suis allé à New York en 1957. Les artistes américains
voulaient me connaître et organisaient de nombreuses réceptions en mon honneur. Tous
étaient surpris par mon 1,90 m. Ils trouvaient que j’avais l’allure d’un joueur de football. Je me souviens de la fête où j’ai rencontré le peintre Mark Rothko. Je le revois encore enfoncé dans un canapé. « Je suis allé dans vos musées, m’a-t-il dit. On n’y voit que des hommes crucifiés, percés de flèches, une couronne d’épines sur la tête qui les fait saigner. C’est ça l’Europe : les camps de concentration et les fours crématoires.

Je préfère le chant des oiseaux. » Je ne me suis pas démonté, et lui ai répondu avec le sourire que j’étais allé au Metropolitan de New York et que j’y avais vu exactement la même chose, reprenant mot pour mot tout ce qu’il avait énuméré, avant de conclure : « Maintenant, je n’ai pas vu les musées indiens.»

Il m’a immédiatement invité à déjeuner chez lui le lendemain ! On s’est revus à plusieurs reprises. Lorsqu’un jour nous sommes tombés sur une affiche appelant à donner
des droits aux minorités, il m’a dit de ne pas regarder.
Comme s’il ne voulait pas que je voie la face sombre de l’Amérique. Rothko préparait alors les tableaux destinés à la chapelle œcuménique de la Menil Collection, à Houston.
Je défendais son travail, surtout auprès de mon marchand new-yorkais, Samuel Kootz, qui n’y voyait que des carrés flous, aux bords tout aussi flous, superposés les uns sur les
autres, et répétés d’une toile à l’autre.

[…]

Que retenez-vous de ce siècle!?

La fin des académismes. Mais il y en a peut-être d’autres qui n’apparaissent pas comme tels…

 


Télérama n°3626, du 13 au 19  juillet 2019
L’invité page 4 à 8

Auteur(s) : Propos recueillis par Yasmine Youssi. Photographies Richard Dumas
Parution : 13/07/2019