Soulages. Peintures

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Les couleurs du noir : entretien avec Pierre Soulages. 
Propos recueillis par Olivier Pauli

Aussi loin que vous vous souvenez, qu’est-ce qui a été à l’origine de votre désir de devenir peintre ?

Cela se perd dans le brouillard de l’enfance. Tout simplement, j’aimais peindre, tremper mon pinceau dans un encrier et le poser ensuite sur un cahier d’écolier. J’éprouvais sûrement un certain plaisir. La volonté d’en faire mon activité principale a surgi lorsque j’avais une douzaine d’années, en visitant l’abbatiale romane de Conques. Face au choc et à l’émotion que produisaient sur moi l’espace et les proportions, j’ai réalisé que ce qui importait dans la vie, c’était l’art.
Par amour de la peinture, j’ai décidé d’être peintre.

Les toiles présentées dans cette exposition sont dominées par le noir dont vous ne cessez d’explorer les richesses et les possibilités depuis 1979.

Depuis bien avant. Dès l’enfance. Et la première fois que j’ai montré mes toiles, en 1947, on l’a tout de suite remarqué, les témoignages ne manquent pas. Mais sous cet aspect différent du noir, celui des toiles actuelles, cela fait déjà onze ans. Ce n’est pas venu d’une volonté d’explorer d’autres possibles, d’une décision intellectuelle, mais d’une toile que j’étais en train de rater, c’est du moins ce que j’en pensais sur le moment.
Un jour de 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures, je peinais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. J’étais perdu dans un marécage, j’y pataugeais. Cela s’organisait par moments et aussitôt m’échappait. Cela a duré des heures, mais puisque je continuais, je me suis dit qu’il devait y avoir là quelque chose de particulier qui se produisait dont je n’étais pas conscient, étant trop habité par ce qu’était jusque-là le noir dans mes peintures précédentes. Cette chose nouvelle allait loin en moi pour que je continue ainsi jusqu’à l’épuisement. Je suis allé dormir. Et quand, deux heures plus tard, je suis allé interroger ce que j’avais fait, j’ai vu un autre fonctionnement de la peinture : elle ne reposait plus sur des accords ou des contrastes fixes de couleurs, de clair et de foncé, de noir et de couleur ou de noir et de blanc. Mais plus que ce sentiment de nouveauté, ce que j’éprouvais touchait en moi des régions secrètes et essentielles. En outre, ces peintures répondaient mieux encore à l’idée que j’ai de l’art depuis mes débuts.

Et depuis cette époque, le noir ne vous a plus quitté, ou inversement ?

J’étais en présence d’une couleur ouverte à des possibilités insoupçonnées. Depuis, je vais à leur rencontre et ce que nous continuons à appeler « noir » m’apporte une certaine qualité d’émotion, un type d’intensité et d’intériorité que j’aime rencontrer. Nous continuons à appeler cela du noir ; en réalité, c’est tout autre chose qui est en action, au point que j’ai pu dire que mon outil n’était pas le noir, mais la lumière. Ce noir, ainsi employé, n’est pas monochrome, il en est même le contraire. Les mots qui désignent les couleurs sont limitatifs : ce sont des abstractions, au sens propre de ce mot. Dans la peinture, la couleur est une chose concrète, non seulement liée à sa forme et à sa dimension, mais aussi à un ensemble qui constitue les qualités de cette couleur, que ce soit un jaune, un rouge, un bleu ou un noir : il est transparent ou opaque, ou les deux à la fois suivant les endroits, il est brillant ou mat, lisse ou grenu, fibreux, etc., et cela nous apparaît en même temps, agit ensemble sur notre sensibilité. Quand, à propos de ces peintures, on évoque seulement le noir, on l’abstrait de toutes les qualités physionomiques qui l’accompagnent et qui sont indissociées dans la perception que l’on a et dans l’émotion qu’elle fait naître.

Y a-t-il des couleurs que vous n’aimez pas, avec lesquelles vous n’avez jamais travaillé ?

Non, toutes les couleurs se trouvent dans cette pratique du noir. Prenez le tableau Peinture 222 x 157 cm, 15 janvier 1990 : en ce moment, je le vois doré avec des éclats chauds. À droite, il devient bleu, parce qu’il capte une certaine lumière d’une certaine manière. Les tableaux que je fais avec le noir ainsi utilisé ne vivent que par la lumière qu’ils reçoivent.
J’ai un atelier dans le Midi joint à la maison. De temps en temps, on prend une toile et on l’accroche dans la partie où nous vivons. Il y a eu longtemps au mur une peinture ocre jaune, noir, gris et blanc. Quelle que fût la lumière du jour, on pouvait toujours dire que c’était un ocre, un gris, un blanc et un noir. Maintenant, il y a une de ces toiles dites « noires ». Certains matins, elle est gris argent. À d’autres moments, captant les reflets de la mer, elle est bleue. À d’autres heures, elle prend des tons de brun cuivré. En réalité, elle est toujours en accord avec la lumière reçue.

Avec le recul du temps, on est frappé de constater que ce passage au noir qui devait surgir était annoncé par les tableaux antérieurs à 1979.

Oui, cette étape vient de beaucoup plus loin. Simplement, je n’avais pas su voir et n’avais pas été assez attentif à ce qui se produisait. Récemment, un ami, très attaché à mes toiles actuelles, m’a montré un tableau de 1953 ou 1954. Dans un coin se trouvait une petite surface qui vivait de la même façon dont vivent ces peintures que je fais depuis onze ans. C’est donc quelque chose que ma peinture portait naturellement en elle, qui m’habitait et dont j’avais tenu compte fragmentairement sans avoir eu conscience des développements, des approfondissements et des changements qualitatifs qu’elle pouvait contenir. Je ne pouvais prévoir les pratiques nouvelles, le métier nouveau et les stratégies nouvelles que cela entraîne, ni l’art qui lui est indissociable.

D’autres continuités se remarquent dans votre œuvre. Parmi elles, les forts contrastes qui s’expriment dans vos toiles actuelles et qui, au moment des brous de noix de 1947, s’observaient déjà.

Dans les brous de noix, les larges traces très sombres du pinceau font varier par contraste l’intensité lumineuse du fond clair. J’avais déjà remarqué cela à mon arrivée à Paris, après la guerre, dans les verrières de la Gare de Lyon dont les cassures étaient grossièrement réparées au goudron par un pinceau ouvrier.
J’avais été intéressé par cette peinture involontaire : « peinture involontaire », comme on a dit « poésie involontaire » en l’opposant à la poésie intentionnelle.

Au centre de votre désir de devenir peintre, vous évoquiez plus haut l’effet qu’a eu sur vous l’abbatiale de Conques. Est-ce parce que vous travaillez depuis plusieurs mois sur les vitraux de cet édifice que vos peintures récentes sont comme inspirées par le sens
du sacré ?

Il faudrait définir ce mot qui, par tout ce qu’il englobe, au fond, me dérange un peu. Souvent, le sacré et le religieux sont confondus, ce n’est pas mon cas. Je crois que la méditation et le recueillement devant une œuvre d’art sont des phénomènes naturels. Lorsqu’on visite un musée, devant une œuvre importante, on se met à parler à voix basse, elle nous retranche de la vie banale et nous ramène à ce qu’il y a de plus profond en nous. Si c’est cela le sacré, le mot ne me dérange plus.

Dans l’acte de peindre, rejoignez-vous Francis Bacon lorsqu’il évoque un jeu ambigu et complexe entre le hasard et l’accident ?

Le hasard et l’accident, si l’on y est attentif, recèlent, proposent, suggèrent ce que l’on n’aurait jamais imaginé. Ils interviennent dans la genèse de la peinture telle que je la conçois. Ils nous amènent à agir autrement, à organiser, rassembler, comme dit Nietszche, « fragment, énigme et horrible hasard ».

L’apparition du blanc dans l’un des polyptyques montrés dans cette exposition est-elle due au hasard et à l’accident ?

Là, il y a eu une décision due à une rencontre qui n’était pas précisément de hasard. La toile blanche qui fait partie de ce polyptyque a d’abord été noire. Ce noir ne me satisfaisait pas, et c’est en remplaçant cette toile par une toile vierge que, soudain, j’ai décidé de mettre un blanc à cette place. J’ai repris la toile noire, je l’ai recouverte d’un blanc dont j’ai cherché la couleur (c’est en réalité un gris chaud très clair) et dont la surface est dynamisée par les stries laissées par la brosse.
Par contre, dans le cas des bleus intervenant parfois dans mes toiles, le désir que j’en ai eu est arrivé par accident : c’est lorsque j’ai cru voir un vrai bleu dans une toile, peinte pourtant avec du noir seul, mais qui avait des reflets d’un bleu intense, que j’ai eu envie d’y mêler un bleu venant des pigments de la peinture.

Quel regard portez-vous sur la peinture actuelle ?

Ce que j’en connais confirme ce que j’ai toujours pensé. Quels que soient le mouvement, la théorie ou l’école, ce qui m’intéresse, c’est ce qui les dépasse, échappe à ce qui rassemble et permet de définir un groupe : ce sont les individualités. C’est ce qu’un artiste a d’unique, d’exceptionnel, et non ce qui est partagé.
Ce qu’il partage avec d’autres, à un moment donné, a un intérêt pour une certaine histoire, mais celle-ci débouche très vite sur la sociologie ou l’ethnologie. Pour ces sciences, les mauvais artistes et les mauvais tableaux constituent des documents plus intéressants que les exceptions.

Vous aviez dit un jour : « C’est le temps qui me paraît être au centre de ma démarche de peintre, le temps et ses rapports avec l’espace, jamais la figuration ou son contraire, la négation de la figuration. » Le ressentez-vous toujours ?

Oui, c’est vrai, agir par négation est très éloigné de ma conduite habituelle. Je vais vers ce qui m’attire, m’intéresse et, si cela me retient, c’est en conséquence l’abandon de ce qui s’y oppose. Cela s’est passé ainsi pour la figuration. De la même manière, quand j’ai parlé du temps, c’était après l’exposition rétrospective de 1961 organisée par Werner Schmalenbach, je venais de m’apercevoir que, dans mes peintures de 1947, la continuité d’une ligne était abandonnée pour un ensemble de traces groupées en une forme qui se lit d’un coup. C’était, pour une simultanéité, l’abandon de ce qui inscrit une durée, c’est-à-dire une autre relation avec le temps. La simultanéité laissant plus de liberté de lecture, celui qui regarde y investit autrement ce qu’il est. La simultanéité éloigne une œuvre du langage qui a besoin d’une continuité, d’une linéarité pour transmettre le sens.
Je pense toujours qu’une œuvre n’est ni message, ni langage. Sa réalité ne se limite pas à la chose qu’elle est, ni à celui qui l’a produite, elle est faite aussi de celui qui la regarde.
On pourrait, bien sûr, trouver dans une analyse d’autres caractéristiques à l’identité de mes toiles, mais ce type de recherche est étranger à mes préoccupations. Une œuvre vit du regard qu’on lui porte ; le vivant ne se laisse pas disséquer.

Auteur(s) : Dagen, Philippe (préface) – Pauli, Olivier (entretien)
Éditeur : Galerie Alice Pauli, Lausanne. Parution : 30/04/1990