Gravure. Texte de Georges Duby

Quand Soulages peint, il bâtit. Sur le rectangle de la toile s’édifient de successives parois, larges, souvent flexibles, dont le mouvement, d’une lenteur extrême, est celui des nappes d’ombres devant qui peu à peu recule le jour des crépuscules, celui de ces rideaux que l’on voit se lever dans les rêves sur d’autres rideaux encore un moment baissés. Solennelles processions de la gravité, semblables au cortège de la Reine de Saba conduit à Arezzo, ou bien Saint Pierre lorsque Masaccio lui fait distribuer des aumônes. L’ardeur, l’inquiétude, la violence se trouvent comme un instant suspendues, bridées en une tension tragique, réduites à l’immobilité des cavaliers d’Ucello pour cette seconde de surprenant arrêt qui, dans le coeur du combat, précède le déchirement des tumultes. Cet art est celui de la stabilité, de l’équilibre. Seuls en animent les formes les changeants rapports de la transparence à l’opacité. Il exclut par conséquent les signes de la précipitation, les sillages, toute trace d’attaque, d’esquive, de poursuite, toute trace même de parcours, toute trajectoire. Il exclut le trait. Sensibles, les seules lignes que l’ont peut y suivre sont des limites. Elles circonscrivent des aires, des espaces. Elles isolent les pans superposés de ces monuments du silence.

Graveur, Soulages ne manie donc pas le burin. Lorsqu’il affronte le métal, ce n’est pas à la manière de l’orfèvre, du ciseleur. Plutôt à la manière des ouvriers de la forge. Ceux-ci éprouvent au marteau les qualités du fer pour le traiter en conséquence, selon qu’il a du nerf ou qu’il leur semble aigre ou cendreux ; puis ils s’emploient à conjuguer sur l’enclume, au jugé, les effets de la percussion et du raffermissement, dominant, guidant les invisibles transformations de très internes structures. C’est bien de façon analogue que Soulages entreprend le cuivre. Que pourrait-il inscrire en effet de sa main seule sur cette surface, sinon des traces, des arabesques, de ces virevoltes dont il n’a que faire -des traits ? Afin que le champ sur quoi le papier sera comprimé réponde à son attente, il se livre aux morsures de l’acide. Se réservant d’intervenir seulement pour orienter celles-ci, et d’abord pour les contrarier par l’interposition d’obstacles, par l’écran des vernis répandus comme la pâte colorée sur la toile, avec cette même largesse de la brosse, puis par le jeu des grains. C’est alors, de loin, confiant, plus attentif cependant qu’il ne paraît et prêt à la décision brusque, qu’il surveille les effervescences, les pétillements par quoi la vigueur du mordant se trahit. Il sort la planche du bain, l’y replonge. Ainsi gouverne-t-il l’oeuvre de corrosion.

Sur les plaques du cuivre gravées de la sorte -ces beaux objets, non point relégués dans un rôle de simple entremise qui les ferait mettre au rancart une fois le papier marqué de leur empreinte, frères des estampes et pourtant distincts d’elles, chargés d’un pouvoir singulier et qui supportent fort bien d’être exposés parmi d’autres sculptures -sur ces planches, point de dessin donc, mais les stigmates d’une usure, plus rapide infiniment que celle du temps, et cependant, semblable. Qui a labouré le métal, l’a dénudé, décharné de la façon même dont, au fil des longues séries de millénaires, les brûlures du vent, les eaux torrentueuses ou qui s’infiltrent, les éclosions du gel, les ennoyages d’après les neiges, les coups alternés du froid, du chaud, du sec, de l’humide burinent les roches, les sables, les cristaux d’un vaste paysage sans fourrure, découvrant finalement au regard, raboté, éraillé, élimé, l’entremêlement d’éraflures, de cluses, d’arêtes, de plages lissées, d’une complexe géographie désertique. Frotté d’encre, un tel relief retiendra inégalement les pigments dans ses aspérités et ses cratères. Et lui-même enfin se répercutera sur la feuille pressée contre lui, la dotant d’une autre dimension, fort mince, mais dont la présence est pourtant décisive pour l’oeil, pour le toucher aussi de la main qui viendra le caresser. Les eaux-fortes de Soulages -comme les cuivres dont il a contrôlé l’abrasion, comme ses toiles- sont en vérité des bas-reliefs.

Point de dessin, et cependant des lignes. Mais qui tiennent ici le même rôle que sur ses tableaux. Des lignes frontières -plus ou moins franches, puisque, elles aussi, usées parfois, rongées. Aucun graveur avant Soulages ne s’était servi de l’acide pour déchirer délibérément les bords de la planche, pour la traiter comme le sculpteur traite le bloc de marbre, pour détruire sa géométrie initiale, lui imposer celle de son rêve. Jusqu’ici, toutes les estampes étaient des rectangles. Celles de Soulages n’en sont plus. Pas plus qu’elles ne reproduisent un dessin, ces empreintes ne se présentent comme des fenêtres ouvertes sur le monde des apparences. Objets, l’artiste les a charpentés à sa guise, inventant librement leur contour. Révolution comparable à celle -d’ailleurs conjointe- qui fait répudier la scène « à l’italienne » (laquelle, ne l’oublions pas, s’était installée en Europe au moment précis où le tableau de chevalet y triomphait : on ne dira jamais assez ce qui relie la peinture d’Occident aux artifices de son théâtre). Voici pourquoi ces gravures -parfois démesurées comme celles qui furent récemment tirées à Rome, mais qui ne perdent rien de leur monumentalité fascinante pour être de dimensions plus restreintes- déferlent en nappes, ou bien, s’érigeant comme des trophées, découpent sur l’horizon soit des membrures forestières, soit les empilements massifs de hautes architectures nocturnes. Immobilisées, maîtrisées, leurs assises s’établissent sur le rectangle du papier, non moins indifférentes apparemment, non moins secrètement soumises à la « loi du cadre » que ne le sont les coulées sombres ou translucides sur le rectangle blanc de la toile. Comme sur la toile, les hasards de l’érosion entretiennent à leur surface les jeux de la transparence. Mais -et c’est là que peut-être on touche à l’essentiel- l’artiste par endroit autorise l’acide à mordre le métal jusqu’à le dévorer entièrement, le dissoudre, percer la plaque de part en part, y aménager un jour. Ici, les ténèbres vaincues desservent leur emprise. Une aire pacifiée s’ouvre au coeur de continents ravagés. Epargné par la presse, le papier s’y déploie, indemne, frais, neuf, blanc. En ce point la lumière atteint à sa plénitude.

Georges Duby

in Soulages, Eaux-fortes, lithographies 1952-1973,
Editions Yves Rivière, Paris, 1974