La stratégie du spectateur

Extrait de La Lumière et l’espace

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Pierre Soulages a dit et répété : « La réalité d’une œuvre, c’est le triple rapport qui s’établit entre la chose qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde. » Pour lui, l’œuvre est au centre. En amont, elle se fait sous les mains de l’artiste ;en aval, elle s’expose au regard du spectateur. Des relations se nouent entre les divers éléments qui la constituent, font réagir le peintre qui les accepte ou les refuse, et finalement interrogent le spectateur qui en perçoit les saveurs étonnantes.
Lorsqu’il dit « une œuvre », Pierre Soulages entend « un tableau » – celui-là, pas un autre -, se dressant dans sa singularité et sa différence, face au monde. Mais ce mot, pour moi, prend deux sens: il s’agit de ce tableau-là de Soulages, de cette gravure, de ce bronze, de ce vitrail, avec leur matérialité et leur poésie propre, et il s’agit aussi de la totalité de son œuvre, considérée dans sa diversité et son devenir comme une chose vivante, absolument indivisible. Cela, me semble-t-il, n’est pas contradictoire avec l’opinion de l’artiste selon laquelle « chaque tableau est à la fois un tableau terminé et, ce qui m’importe davantage, une étape, un moment de quelque chose de plus vaste qui est la succession de mes toiles, que je ne peux prévoir ».
Ne rien séparer. Prendre l’œuvre dans son ensemble, en arpenter les territoires multiples, sans direction privilégiée, au fil de la jubilation et des rencontres de hasard. Se laisser mener par l’œuvre et non par sa chronologie, agir au fond, comme le peintre, pour « apprendre ce que je cherche en [cherchant] ».
Ne rien séparer. Ne pas dénouer le « triple rapport », tout en l’analysant. Observer ce tableau, ce décor, cet accrochage, ainsi que leur éventuelle succession, questionner celui qui les a réalisés – lire ses textes ou ses déclarations, écouter sans relâche l’entretien qu’il m’a si généreusement accordé le 17 octobre 1997 dans sa maison de Sète – et, m ‘avançant à découvert, analyser mes réactions de spectateur ébloui.
« Ce que j’aime, c’est sentir chez quelqu’un qui parle d’une œuvre, le plaisir, ou l’intérêt qu’il a dans ce contact, et aussi ce qui provoque en lui le désir de revenir à cette œuvre et ce qui fait que, lorsqu’il la revoit, il éprouve encore un plaisir, un choc » Ces quelques phrases de Pierre Soulages m’ont encouragée dans cette voie.
Néanmoins, lorsque j’écris « je », je ne suis pas exactement moi-même et, si quelque chose doit être séparé en cette affaire, c’est bien le je individuel que je retranche un peu, pour laisser apparaître un je plus collectif, celui d’un regardeur parmi des millions d’autres.
Je m’avance, non pas masquée mais diluée dans une multiplicité de possibles et du coup, le spectateur, cette idée générale, cette entité abstraite, prend corps. Il a, pour un instant, mes yeux, mes sensations. J’habite sa défroque d’Arlequin. Je joue son rôle.