Le travail de la liberté

Extrait de La Lumière et l’espace

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Voici la liberté encore, qui apparaît dans le métier que l’on s’invente. Car pour Soulages, tous les outils détournés de leur usage convenu, toutes les matières revisitées, toutes les expérimentations et toutes les procédures n’ont qu’un seul but: faire advenir le miracle de l’art dans un simple objet fait de bois, de toile et de peinture, dans l’espace accueillant d’une abbaye romane, à la surface d’un bout de bronze, sur une feuille de papier.
Parfois, l’oeuvre le déçoit et il la brûle. Quelquefois elle le surprend et « ce ne sont pas les
plus mauvaises fois, celles où on perd le chemin et où un autre s’ouvre, imprévu ».
C’est ainsi que l’oeuvre de Soulages avance, sans se répéter, et que l’artiste, de renoncement en découverte, poursuit sa quête existentielle: « Peindre, tel que je peins, m’enracine chaque fois davantage dans le monde que je vis. Peindre, c’est ma manière d’interroger la réalité, le monde dans lequel nous sommes et de nous interroger aussi nous-mêmes. »
Née de la liberté de l’artiste, l’oeuvre de Soulages affirme, à la face du monde, sa différence et sa liberté, et convoque, pour exister pleinement, la liberté des humains qui la voient.
Elle n’est rien d’autre que cela, de la liberté en acte. Elle ne communique rien d’autre qu’une intensité, une ouverture, une poésie hors des mots, et sans entrave.
On y voit des plis, des ruptures de rythme, des passages, des modulations, des orientations multiples, c’est-à-dire des forces investissant la matière inerte pour l’animer d’un mouvement presque immobile. On y voit la vie des choses tranquilles. On y entend le silence, on y caresse la lumière, on y savoure le minuscule et l’immense. On s’éveille à soi-même en même temps qu’à l’art. On est libre. Je suis libre.
J’étais libre devant les vitraux de Conques, libre dans la « pièce du sud » chez les Soulages à Sète, entre la mer immense et une longue peinture noire qui dialoguent en silence; je suis libre quand je me souviens.
J’existe. Je suis libre. J’ai envie de chanter. La vie est belle, parfois.
C’est cela, aussi, que m’enseignent les oeuvres de Pierre Soulages.