Les échanges artistiques franco-allemands en 1948-1949 – Marie-Amélie Kaufmann

La participation de l’Allemagne au IIIe Salon des Réalités nouvelles à Paris et l’exposition itinérante « Französische abstrakte Malerei » en Allemagne

Affiche réalisée à partir d'un brou de noix de Pierre Soulages

Affiche réalisée à partir d’un brou de noix de Pierre Soulages

Les situations respectives de la France et de l’Allemagne au milieu du XXe siècle sont aussi dissemblables sur le plan historico-politique que sur le plan artistique. On ne peut oublier la condition particulière des peintres allemands, les terreurs de la guerre et les répressions endurées sous le régime totalitaire. Hitler avait mis au ban l’art moderne. La rupture complète avec le monde extérieur et la condamnation par les nazis d’un art dit « dégénéré » avaient mis fin au développement artistique en Allemagne. Lorsque, en 1945, l’interdiction de peindre et d’exposer est levée du jour au lendemain, les artistes allemands se retrouvent face à un vide culturel, au milieu de leurs villes détruites, même s’ils sont à nouveau libres d’imaginer. Durant les premières années d’après-guerre, la désorientation artistique demeure néanmoins très perceptible.

La France, contrairement à l’Allemagne, ne connaît pas une telle rupture dans sa vie artistique. Elle garde en effet toute liberté de création et d’exposition, du moins jusqu’au commencement de la guerre. Citons seulement quelques expositions à Paris : plus surprenante que l’exposition internationale du surréalisme en 1938, notons par exemple l’exposition de Kandinsky – artiste diffamé par les nazis – qui a lieu sous l’occupation allemande[1]. Par ailleurs, les peintres dits de « tradition française », tels Bazaine et Manessier, exposent à la galerie Braun en 1941. Et dès la Libération en août 1944, des galeries s’ouvrent, des salons se créent et des musées, tels le Musée national d’art moderne et le Jeu de Paume reprennent leur activité.

Paris jouera un rôle capital dans la réorientation artistique des peintres allemands. Avides de renouer avec l’actualité de la création internationale, plusieurs peintres d’Outre-Rhin – dès l’ouverture des frontières allemandes en 1949 – tournent leur regard vers I’effervescence créatrice qui règne dans la capitale française. Le mythe de la ville des arts est depuis toujours lié aux possibilités de rencontres, de confrontations, de défis. L’impact des rencontres franco-allemandes sur l’expression artistique au lendemain de la guerre – malgré ou à cause de cet héritage difficile – est considérable.

Lors d’une conférence, en 1996[2], à l’université de Paris IV-Sorbonne, Pierre Soulages évoqua les noms de quelques artistes allemands qu’il avait revus dans son atelier à Paris. Peu de temps après la Seconde Guerre mondiale. Un intérêt particulier pour Soulages avait été éveillé en Allemagne par l’exposition « Grosse Ausstellung französischer abstrakter Malerei », présentée à Stuttgart, Munich, Düsseldorf, Hanovre, Hambourg, Francfort et Fribourg[3] de novembre 1948 à juillet 1949. Soulages, de loin le plus jeune, y était présenté aux côtés de Bott, Del Marle, Domela, Hartung, Herbin, Kupka, Piaubert, Schneider et Villeri. L’affiche de I’exposition fut réalisée à partir d’un de ses dessins au brou de noix. II en existe deux versions : une reproduction positive en noir sur blanc et une reproduction négative en blanc sur noir. L’affiche, placardée à des centaines d’exemplaires, attira l’attention des visiteurs, surtout celle des artistes. Sans attendre la fin de l’exposition en 1949, année de la réouverture des frontières allemandes, plusieurs peintres se rendirent à l’atelier de Soulages. Situé alors rue Schœlcher à Paris. Parmi les premiers Allemands à venir lui rendre visite : Willi Baumeister, Otto Greis, Theodor Werner, Fritz Winter. Lors d’un entretien que nous avons eu avec lui en mars 1998, Soulages complète la liste des noms d’artistes allemands qui ont visité son atelier en 1949 : Gerhard Fietz, H.A.P. Grieshaber, Fred Thieler, Hann Trier et Woty Werner. Après 1949, le réseau d’échanges entre les artistes s’élargit considérablement. II est à remarquer que Pierre Soulages, aussi bien que les autres témoins français interrogés jusqu’à présent, artistes ou critiques, nous ont fait comprendre que, dans le climat de germanophobie ambiante, ils ne rejetaient cependant pas les Allemands de manière générale. Edouard Jaguer, par exemple, nous a dit : « Je ne pense pas que les Allemands s’attendaient à des ressentiments. Je ne parle pas de la masse des Français. Mais les écrivains, les artistes, les gens de gauche en général, faisaient la différence entre les Allemands et les nazis. […] On n’a jamais mélangé les deux, du moins dans nos milieux[4] ».

Les archives de Willi Baumeister, de Francis Bott, de Pierre Soulages et de la Fondation Domnick en particulier permettent d’éclairer l’arrière-plan et les enchevêtrements complexes des deux événements culturels de 1948 et de 1949, qui sont l’objet de cette étude. On y trouve des documents d’époque inédits : des photos, des transcriptions d’entretiens ou de discours d’inauguration d’exposition, et surtout une importante correspondance entre artistes, critiques d’art et personnalités politiques. D’après les témoignages récents de quelques artistes[5], la participation allemande au IIIe Salon des Réalités nouvelles et l’exposition « Französische abstrakte Malerei » réamorcent, en effet, les échanges artistiques franco-allemands après la Seconde Guerre mondiale.

La première participation d’artistes allemands au Salon des Réalités nouvelles à Paris

À l’origine de l’exposition itinérante en Allemagne se trouvait le IIIe Salon des Réalités nouvelles[6] qui se tint du 23 juillet au 30 août 1948 au Palais des Beaux-Arts de la Ville de Paris. Pour la première fois depuis la fin de la guerre, des peintres allemands étaient invités (d’abord autorisés par le gouvernement français après de longues négociations, et non sans le soutien des autorités américaines) à concourir à une manifestation internationale d’envergure. Les tractations menées à l’occasion du Salon aboutirent à autoriser en général[7] la participation des Allemands aux expositions en France, autorisation qui se formalisa ensuite en une loi fondamentale prenant effet le 15 juin 1948. Willi Wendt, du Comité des Réalités nouvelles, invite Willi Baumeister[8] à choisir les participants allemands au Salon. Nonobstant la vision Iégèrement critique de son ami Jean Arp à l’égard de la présentation des œuvres dans le cadre de cette manifestation[9], Baumeister décide qu’il y participera. II confie, avec l’accord du Comité, la mission à Ottomar Domnick (1907-1989), médecin psychiatre, neurologue et défenseur de l’art abstrait en Allemagne. Bien que bon connaisseur de l’art abstrait, le docteur Domnick demande conseil aux peintres Willi Baumeister et Theodor Werner, ainsi qu’à Anthony Thwaites du consulat britannique de Munich. Quelques artistes prennent eux-mêmes I’initiative de se présenter à Domnick.

Les conditions rigoureuses de participation au Salon parisien, qui n’admettait que des œuvres strictement « non-figuratives, non-objectives, abstraites »[10], ne facilitaient pas le choix des artistes allemands. Le dénigrement par le régime totalitaire de tout art qui ne se voulait pas « au service du peuple allemand » avait entraîné une stagnation de la création individuelle, et un certain conservatisme marquait encore la peinture allemande de 1948. On aurait pu s’attendre à une réaction plus immédiate de la part des peintres allemands après la fin du régime totalitaire mais les conditions difficiles d’un pays divisé, occupé et totalement démoralisé, suffisent probablement à expliquer ce besoin de pause.

Sous l’effet de circonstances politiques particulièrement pesantes, il n’est pas étonnant de voir, encore en 1948, plusieurs peintres sous l’emprise du surréalisme, et d’autres qui s’adonnent à une peinture « abstractisante », laissant surgir quelques réminiscences de la nature. Les relents de romantisme de divers tableaux risquaient de se heurter à la vision épurée de l’art non-objectif que l’on préconisait à Paris; certaines œuvres allemandes présentées au Salon dataient par exemple de 1935, 1938 ou 1944, témoignage d’une recherche abstraite menée à l’insu du régime nazi. Au Salon, les œuvres se verraient confrontées à un public exigeant : « La critique à Paris est très sévère.[…] Paris est encore aujourd’hui le centre des peintres[11] ». Après plusieurs négociations, Domnick sélectionne quinze peintres pour Paris : Max Ackermann, Willi Baumeister, Hubert Berke, Julius Bissier, Rolf Cavael, Driessen[12], Josef Fassbender, Gerhard Fierz, Erich Fuchs, Rupprecht Geiger, Ida Kerkovius, Georg Meistermann, Otto Ritschl, Theodor Werner, Fritz Winter.

Le Comité des Réalités nouvelles entreprend à cette occasion, une « sorte d’inventaire » international[13] de l’art non-figuratif. Les Allemands vont exposer à Paris avec seize nations étrangères. Le nombre des exposants, toutes nationalités confondues, s’élève à 260. Chaque artiste dispose de trois mètres de cimaise. La liste complète des œuvres allemandes, dont le nombre varie entre deux et quatre par artiste, figure dans le catalogue de l’exposition[14]. Baumeister, par exemple, présente, entre autres, Rouge Orange de 1939 et le Souvenir à Corot de 1948. Fritz Winter expose un tableau de la série Triebkräfte der Erde, réalisé durant sa convalescence à l’hôpital en 1944, ce qui témoigne de son activité durant la guerre. Publication indépendante du catalogue, le Cahier n° 2 du Salon de 1948 reproduit des œuvres de Baumeister, Berke, Bissier, Cavael, Fassbender, Fietz, Geiger, Ritschl et Winter. Par ailleurs, afin d’éviter que, dans la section étrangère du catalogue de l’exposition, l’Allemagne soit citée en premier sur la liste alphabétique des pays participants, les organisateurs choisissent de classer les peintres allemands sous le nom collectif de « Zones occupées en Allemagne » : « l’ordre hiérarchique fut ainsi respecté »[15].

La puissance occupante française avait donné les pleins pouvoirs à Domnick pour régler toutes les formalités concernant le transfert des œuvres allemandes en France : questionnaires, licences, transport. Domnick était en contact étroit avec le Ministère de l’Intérieur à Paris pour obtenir des devises et la licence d’exportation[16]. Au Salon, les œuvres des Allemands ne pourraient être destinées à la vente, afin que le transport ne tombe pas dans la catégorie Import/Export, ce qui aurait eu pour conséquence de retarder l’arrivée des œuvres. Les organisateurs ne disposaient plus d’aucun délai. L’impossibilité de compter sur la vente des tableaux rendait problématique le financement des frais de participation au Salon qui s’élevaient à 500 francs par artiste, sans parler des droits de reproduction dans le catalogue qui se chiffraient à 1500 francs par œuvre – coût exorbitant dans le contexte du mark dévalué.

À l’occasion du IIIe Salon des Réalités nouvelles, Ottomar Domnick se rend à Paris pour une dizaine de jours[17]. II loge chez Francis Bott. Dès son arrivée le 22 juillet 1948, il prend contact avec Schmidt, le responsable de l’accrochage du Salon. Le lendemain, il se rend sur les lieux afin d’en discuter et fait de nombreuses rencontres. Les journées suivant le vernissage sont consacrées à des visites d’ateliers dont ceux de Jean-Michel Atlan, Jean Arp, Constantin Brancusi, Felix Del Marle, César Domela, Henri Goetz et Christine Boumeester, Fernand Léger, Alberto Magnelli, Jean Piaubert, Gérard Schneider, Pierre Soulages et Willy Wendt.

Domnick rencontre aussi quelques épouses ou veuves d’artistes, telles mesdames Buffet, Freundlich, Kandinsky et Picabia. II se rend enfin à la galerie Lydia Conti et à la galerie René Drouin. Plusieurs projets, notamment de livres, naissent lors de ce séjour à Paris. Le projet d’ouvrage[18] sur Hans Hartung se concrétise ultérieurement, celui sur Domela ne verra pas le jour, bien que le travail de ce dernier ait fortement intéressé Domnick. Avec Del Marle, Domnick planifie une exposition d’artistes français censée circuler en Allemagne. À cet effet, il sélectionne des artistes et la plupart des œuvres.

L’exposition « Französische abstrakte Malerei »

En reconnaissance de la participation des peintres allemands au IIIe Salon des Réalités nouvelles,Domnick organisa donc en Allemagne l’exposition itinérante « Französische abstrakte Malerei », accompagnée d’un cycle de conférences. Le transport des œuvres était assuré par des camions militaires français de Paris jusqu’à Baden-Baden, et les frais d’assurance étaient assumés par les Allemands. À Paris, Domnick fit son choix de peintres en consultant Francis Bott[19] et Felix Del Marle. II avait déjà remarqué des toiles de Hartung et de Soulages au IIIe Salon des Réalités nouvelles : « Soudain, je remarquai un tableau curieux. Je le vois devant moi : deux formes noires ovales sur fond blanc, qui délimitent une tache jaune intense, au-dessus de laquelle sont tirés deux fins et long traits noirs. Rien de plus – rien de moins. Un tableau d’une taille inhabituelle pour nous, d’environ 100 x 130 cm. Je me trouvais devant ce tableau, fasciné, et cherchant le nom en bas à droite : Hans Hartung, 1946. Je notai son nom, ainsi que celui de Pierre Soulages […]. Je quittai le Salon avec leurs adresses et le soir, je sonnai à la porte de Hartung à Arcueil[20] ». Lors de ses visites d’ateliers, Domnick a repéré les autres peintures qu’il retiendra pour l’exposition. C’est dans l’atelier de Soulages, où il avait été aussi introduit par Bott, qu’il choisit cinq toiles, huit papiers et sept brous de noix, dont celui qui servira d’affiche.

Felix Del Marle, secrétaire général du comité des Réalités nouvelles, était le représentant des peintres auprès de Domnick. Sont retenus pour l’exposition en Allemagne des artistes d’origines différentes, mais travaillant à Paris, qui avaient tous participé à ce Ille Salon : Francis Bott, Felix Del Marle, César Domela, Hans Hartung[21], Auguste Herbin, Frantisek Kupka, Jean Piaubert, Gérard Schneider, Pierre Soulages (né en 1919 à Rodez) et Jean Villeri. Magnelli faisait initialement partie du choix de Domnick mais il se retira un mois avant l’ouverture prévue de l’exposition et Kupka prit sa place car Del Marle préféra de loin celui-ci à Poliakoff, qui était aussi proposé comme « remplaçant » par I’organisateur[22].

La couverture du catalogue fut réalisée à partir d’une œuvre de Schneider. Le livret comporte un avant-propos de Domnick et une introduction de René Massat[23], ainsi que deux reproductions d’œuvres pour chaque artiste, une brève biographie[24], un commentaire de l’artiste sur sa peinture et la liste quasi complète des œuvres exposées. Cependant, il est difficile d’identifier les œuvres d’après le catalogue, car les titres sont souvent erronés ou incomplets. Si Soulages, par exemple, n’a jamais intitulé l’une de ses toiles « composition », elles apparaissent (à son regret) sous ce nom dans le catalogue[25]. Une liste provenant des archives de Domnick permet de reconstituer la disposition des œuvres lors de l’exposition à la maison des artistes Sonnenhalde du Kunstverein de Stuttgart. Le hall d’entrée présente une œuvre de chaque peintre, à l’exception de Kupka qui n’apparaît que plus tard car il n’est représenté qu’avec une seule œuvre de 1948. Une salle regroupe Piaubert et Bott, une autre Del Marle et Domela, et une troisième, Hartung, Schneider et Soulages. Herbin figure seul dans un couloir et réapparaît aux côtés de Hartung, Soulages, Schneider et Kupka dans la salle qui conclut l’exposition.

L’ensemble de l’exposition compte environ quatre-vingt-dix œuvres, dont seulement quatre-vingt-trois sont mentionnées au catalogue. Les tableaux ont pour la plupart été choisis par Domnick. L’œuvre Lénine-Staline de Herbin (1948, musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis), de même.que la Peinture 146 x 97, mars 1948 de Soulages (collection de l’artiste) lui sont familières depuis le IIIe Salon des Réalités nouvelles. Du reste, le brou de noix de Soulages qui sert d’affiche entre en 1948 dans la collection du docteur Domnick, et le « 100 x 75 cm, 1948-4 » est acquis la même année par Hans Hartung. Seul le choix d’une œuvre de Bott nous paraît, de par son apparence figurative, quelque peu étrangère au concept de l’exposition. Nous pensons notamment à la toile de 1947 figurant sous le titre de Tyranny of Space (n° 6) dans le catalogue; elle correspond à l’œuvre actuellement intitulée Gezähmter Engel (n° 102 dans le catalogue raisonné). En revanche, l’œuvre de Del Marle, caractéristique du « constructivisme libre », complète bien l’ensemble de Domnick qui souhaite donner une vision globale de la création abstraite à Paris; il s’agit de Méditation plastique II de 1948, actuellement conservée au Musée de Grenoble. Cette œuvre était aussi reproduite dans l’article de René Massat sur le Ille Salon des Réalités nouvelles.

L’enjeu politique de ces événements culturels de l’après-guerre

« Französische abstrakte Malerei » est l’une des premières expositions d’art abstrait dans I’Allemagne encore en ruine. Engagée dans la « dénazification », l’Allemagne menait alors une active politique de revalorisation de « I’art dégénéré ». Parmi les artistes les plus souvent exposés alors, Heckel, Schmidt-Rottluff ou Pechstein[26]. Domnick se rappelle ainsi : « Je me trouvais dans les salles d’exposition des villes allemandes ravagées. Je parlais à des hommes qui devaient faire face au destin de l’après-guerre, qui ne possédaient ni argent, ni logement intact, et dont les enfants fréquentaient des écoles provisoires. […] A chaque étape, I’exposition était un événement d’un intérêt affirmé. Les journaux en rendaient compte, la radio lui consacrait des émissions[27]. » II ajoute: « Et lorsque l’exposition s’est terminée, sept mois plus tard à Fribourg, j’avais non seulement rendu un service aux peintres français, mais j’avais aussi ouvert une brèche pour l’art moderne en Allemagne[28] […] ».

L’enjeu politique de ces deux initiatives culturelles n’est en rien négligeable. Del Marle insiste dans sa lettre du 20 avril 1948 sur l’importance d’une participation allemande aux Réalités nouvelles. II argue du fait que l’absence des Allemands risquait d’être interprétée comme un refus du « […] regroupement des Forces intellectuelles et culturelles de l’Europe occidental[29] ». Dans une lettre à Domnick, Rupprecht Geiger exprime sa joie de pouvoir participer à nouveau, et pour la première fois depuis la guerre, à une exposition à I’étranger[30]. Le peintre Georg Meistermann, dans une lettre adressée à Jean Andral, ministre du Consulat général français de Düsseldorf, exprime ainsi son vif désir d’obtenir un visa d’entrée en France à l’occasion du Salon : « Je me permets de remarquer que je suis tombé sous les lois de l’art dit “dégnéré”. En tant que participant officiellement reconnu de la résistance allemande. je me réjouis de la possibilité de contribuer à l’édification d’une entente intellectuelle. II me tient fortement à cœur d’entrer à nouveau en contact avec les impulsions que la pensée moderne doit à l’esprit français. J’attends beaucoup de ce nécessaire échange culturel avec la France pour que la liberté intellectuelle, qui m’importe particulièrement, puisse progresser dans notre pays[31]. »

« Französische abstrakte Malerei » répondait de son côté à un enjeu politique majeur : promouvoir une entente internationale par le biais de l’art. Dans la préface au catalogue, Del Marle souligne l’esprit universel de l’art abstrait qui aurait précédé les initiatives économiques par un « geste si profondément “humain”[32] ». On constate d’ailleurs de nombreuses expositions d’art français en Allemage pendant la période d’occupation alliée qui s’inscrivent dans le programme de «rééducation» et de « dénazification » élaboré et instauré par les forces occupantes. Dans la zone d’occupation française furent surtout montrés les impressionnistes et les modernes classiques. Les instituts français devinrent de nouveaux lieux de rencontre d’artistes, car ils fournissaient des informations sur les événements à l’étranger. Au-delà de la dimension politique de l’exposition « Französische abstrakte Malerei », il importait aux organisateurs de faire connaître Outre-Rhin la création parisienne contemporaine : « Par ce moyen, nous espérions stimuler le développement artistique en Allemagne[33]. »

Les multiples effets d’une forte diffamation de la création pèsent encore lourd dans l’Allemagne d’après-guerre. L’art abstrait n’est toujours pas facilement accepté quelques années après la fin de la dictature[34]. L’édition à 5.000 exemplaires du livre Das Unbekannte in der Kunst[35] de Baumeister constitue une première initiative marquante. Le manuscrit date de 1943-1944, années où peindre était plus que dangereux pour un artiste condamné par le régime nazi. Pour sa part, Domnick avait organisé un « Cycle de manifestations sur la peinture abstraite » avec la permission du gouvernement militaire. Ce cycle d’expositions personnelles eut lieu en 1947 dans le cadre de son cabinet de médecin, et fut accompagné à chaque fois d’une conférence. Ces initiatives ont servi de base à son premier livre : Dieschöpferischen Kräfte in der abstrakten Malerei[36]. Édité à seulement mille exemplaires, le livre fut épuisé en quelques semaines.

Les échos de l’exposition « Französische abstrakte Malerei »dans la presse et auprès des artistes

Les réactions positives émanent surtout des artistes, puis de quelques critiques et marchands. Le galeriste munichois Otto Stangl, par exemple, remercie Domnick de son engagement personnel[37]. L’historien de l’art Franz Roh reconnaît l’envergure de cette exposition qui, selon lui, présente un « échantillon » important du développement actuel de la création artistique à Paris[38]. Le peintre Heinz Kreutz se dit impressionné par les tableaux de ces peintres qu’il a vus à Francfort, et qui lui montrent de nouvelles possibilités créatrices[39]. Willi Baumeister remarque surtout l’œuvre de Hartung dans l’exposition de Stuttgart, qu’il dit largement visité[40]. Carl Buchheister remercie Domnick de l’exposition qu’il a vue à Hanovre, et qui lui a fait connaître les nouvelles créations des peintres en France. II s’en dit très marqué[41]. Horsf Egon Kalinowski voit l’exposition à Düsseldorf et en garde un souvenir prégnant. C’est là qu’il découvre les œuvres de Soulages qui lui ont fait forte impression[42]. Karl Otto Götz, aussi, se rappelle les tableaux de Soulages à cette «belle exposition »[43].

Même la presse allemande de l’époque rend compte de l’impact de cette exposition. Le Münchener Merkur écrit : « À l’occasion de l’exposition des artistes abstraits français à la Städtische Galerie, la Maison de l’Amérique a organisé une discussion publique autour des droits, des valeurs et de l’essence de l’art non-figuratif. L’afflux surprenant du public à la salle de conférences témoignait de l’implication fervente des visiteurs dans le sujet. Des peintres, historiens et critiques d’art de renom y côtoyaient une jeunesse académique et artistique. Le professeur Franz Roh a introduit le débat avec une projection d’images[44]. » Un article dans le Rhein-Ruhr-Zeitung note de son côté la fréquentation importante lors de l’ouverture de l’exposition à Düsseldorf. À l’occasion de la visite inaugurale « […] s’est développée une discussion vivante […]. II n’y a aucun doute que cette exposition donnera une nouvelle impulsion à la création en Allemagne[45] ». Un autre dans le Rhein-Echo souligne le haut niveau de cette exposition et « […] renvoie avec gratitude au monde élémentaire des images du jeune Pierre Soulages[46]. » Wilhelm Rüdiger parle des « souvenirs oniriques des sons et des couleurs, empreints d’une solennité sacrale et liturgique[47] […] » qu’a provoqués sa rencontre avec les œuvres de Soulages. Marietta Schmidt conclut son article dans Weltkunbt sur Soulages, qu’elle qualifie de plus prometteur des artistes exposants. Selon elle, ses œuvres « […] nous livrent l’insaisissable, sereinement. sérieusement, religieusement. II n’y a qu’un largo de Bach qui puisse nous procurer une impression semblable[48] ».

Comme on le voit, c’est surtout Soulages qui suscite un grand intérêt en Allemagne, tant chez les artistes que dans la presse. Si tous se disent profondément impressionnés par son œuvre, chacun en retient un souvenir particulier. L’artiste apprécie hautement lui-même la diversité de réception suscitée par la sensibilité de chacun. À la demande de Domnick, qui souhaitait que tous les exposants de Paris s’expriment sur leur peinture dans le catalogue, Soulages, développant pour la première fois ce qui devait devenir son « credo esthétique » écrit : « Une peinture est un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes (liges, surfaces colorées…) sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête.[49] […] » Après l’exposition « Französische abstrakte Malerei » , il remercia Domnick de son engagement et de la place qu’il avait accordée à ses tableaux : « Je suis très heureux qu’elles [mes œuvres] soient près de celles de Hartung bien que, je le crois, ce soit le voisinage le plus difficile à supporter. Hartung nous a fait des croquis, et des plans des expositions.[50] Cela a été vraiment très bien fait.[51] »

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Lettre de Pierre Soulages au Docteur Domnick, 15 octobre 1948. Photo fondation Domnick, Nürtingen

 


Marie-Amélie Kaufmann prépare une thèse de doctorat en histoire de l‘art, à l’université de Paris IV-Sorbonne, sur la réception du milieu artistique parisien, de 1945 à 1955, par les peintres abstraits allemands, autrichiens et luxembourgeois.

NOTES

[1].. Les circonstances de cette exposition nous ont été décrites par Edouard ]aguer lors d’un entretien personnel en 1998.

[2]. Propos tenus en 1996. dans le cadre du séminaire d’histoire de l’art contemporain de Serge Lemoine, à l’occasion de la rétrospective « Noir Lumière » de Soulages au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.

[3]. Nous tenons à noter une erreur dans le catalogue raisonné de Pierre Soulages (Pierre Encrevé, Pierre Soulages. L’Œuvre complet. Peintures I 1946-1959, Paris, Seuil, 1994, p. 79): I’exposition itinérante ne fut pas montrée à Wuppertal etKassel comme indiqué, mais à Hambourg et Fribourg-en-Brisgau.

[4]. Entretien personnel avec Edouard Jaguer en 1998.

[5]. Lors d’entretiens personnels.

[6]. Francis Picabia, par exemple, écrit sur ce Salon d’après-guerre : « Les réalités nouvelles sont de nouvelles images, mais que bien des gens voient à l’aide de vieilles expériences faites selon le degré de sincérité, […] pour le moment, iI n’existe pas d’autres événements, pas même dans le domaine de la perception des sens. », (lettre non datée [écrite à Rubingen près de Berne, où les Picabia passaient leur été entre 1946 et 1952] de Francis Picabia à Francis Bott, conservée aux Archives Francis Bott, Massagno, Suisse).

[7]. Voir l’entretien avec Domnick, réalisé autour du IIIe Salon des Réalités nouvelles et de I’exposition « Französische abstrakte Malerei » (document non daté non signé [datant probablement de 1949], conservé aux archives de la Fondation Domnick, Nürtingen) [traduction de l’auteur].

[8]. Lettre de Wendt à Baumeister, datée du 5 mars 1948, conservée aux archives Willi Baumeister (Stuttgart).

[9]. « Je connais I’organisation “réalités nouvelles”. Je suis ou j’étais dans le Comité. J’ai donné ma démission, mais elle a été refusée. J’étais en désaccord avec leur disposition et la présentation de notre art. », (lettre de Arp à Baumeister, datée du 1er juin 1948, conservée aux archives Willi Baumeister, Stuttgart). Après le Salon, Arp regrettera notamment la présentation des œuvres de Baumeister : « […] le mauvais accrochage et le désordre autour [de vos œuvres] ne les mettaient pas en valeur. Pevsner et moi essayerons dorénavant de réduire le nombre des participants au Salon afin de mieux pouvoir montrer les œuvres. », (lettre de Arp à Baumeister, datée du 18 octobre 1948, conservée aux archives Willi Baumeister, Stuttgart).

[10]. Selon les termes des statuts du Salon des Réalités nouvelles.

[11]. Un entretien avec Domnick, document cité.

[12]. Driessen ne figure pas dans le catalogue, alors que Nay, Grieshaber et Haffenrichter y sont cités. D’après les documents de Domnick, ces trois artistes n’ont toutefois pas exposé au Salon. Nay devait exposer aux Réalités nouvelles, cependant il refusa l’invitation par inquiétude pour la sécurité du transport des œuvres, non assurée selon lui, (lettre de Nay à Domnick, datée du 11 juin 1948, conservée aux archives de la Fondation Domnick, Nürtingen). Driessen prendra sa place.

[13]. René Massat, « IIIème Salon des Réalités nouvelles », le Courrier des Arts et des Lettres, 23 juillet 1948, p. 1.

[14]. II faut néanmoins noter que la liste du catalogue ne concorde pas toujours avec les documents des archives de Domnick. Nous supposons qu’il a dû y avoir des changements de dernière minute qui n’ont pu être notifiés dans le catalogue.
Voir aussi la note 12.

[15]. Ottomar Domnick, Hauptwege und Nebenwege. Psychatrie, Kunst, Film in meinem Leben, Nürtingen, Domnick Verlag+Film 1989, (1re édition, Hambourg, Hoffmann und Campe Verlag, 1977), p. 185. En 1949, le Salon a abandonné le classement par pays.

[16]. Une compagnie d’assurance allemande n’était pas autorisée à assurer à l’étranger et l’assurance française devait être payée en francs français, d’où la nécessité d’obtenir des devises auprès du ministre de l’Intérieur à Paris, (lettre de Domnick à Schenk-Locret, datée du 27 mai 1948, conservée aux Archives Francis Bott, Massagno, Suisse).

[17]. « Programm in Paris 1948 », document écrit en style télégraphique qui énumère les rencontres et visites d’ateliers de Domnick à Paris en été 1948, conservé aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen).

[18]. Monographie sur Hans Hartung, Stuttgart, Domnick Verlag, 1949 (textes de 0. Domnick, M. Rousseau et J. J. Sweeney).

[19]. Francis Bott (1904-1998), peintre d’origine allemande ayant immigré en France en 1933.

[20]. 0. Domnick, Hauptwege und Nebenwege, op. cit., p.185.

[21]. Seul le nom de Hartung, pour une raison inconnue, ne figure pas dans le catalogue, alors qu’il y a une œuvre de lui reproduite dans le Cahier n° 2 du IIIe Salon des Réalités nouvelles.

[22]. Del Marle justifia la participation de Kupka à l’exposition de la peinture abstraite française en ces termes : « C’est le premier qui a fait de la peinture abstraite et bien avant Kandinsky. II est vraiment le premier pionnier. », (lettre de Del Marle à Domnick, datée du 20 septembre 1948, conservée aux archives de la Fondation Domnick, Nürtingen).

[23]. Le texte de Massat a été obtenu gracieusement par l’intermédiaire de Del Marle, (lettre de Del Marle à Domnick, datée du 10 septembre 1948, conservée aux archives de la Fondation Domnick, Nürtingen).

[24]. La biographie était rédigée soit par le peintre lui-même soit par Domnick ou par son épouse.

[25]. Une liste actualisée et complétée des œuvres exposées de Soulages figure dans son catalogue raisonné. Voir note 3.

[26]. Entretien personnel avec Karl Otto Götz en 1998.

[27]. 0. Domnick, Hauptwege und Nebenwege, op. cit., p. 195.

[28]. Ibid., p. 196.

[29]. Lettre de Del Marle à Domnick, datée du 20 avril 1948, conservée aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen).

[30]. Lettre de Geiger à Domnick, datée du 26 avril 1948, conservée aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen).

[31]. Lettre de Meistermann à Arnal, datée du 13 avril 1948, conservée aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen).

[32]. Manuscrit intitulé « Prolégomènes », signé Del Marle à Paris en octobre 1948, conservé aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen).

[33]. Un entretien avec Domnick, document cité.

[34]. Un article intitulé « Une exposition d’art dégénéré à Stuttgart? », par exemple, regrette l’esprit mesquin que certains adoptent à l’égard de l’exposition « Französische abstrakte Malerei ». II importe de passer à une « éducation du regard », car l’abstraction fait face à une incompréhension énorme, (manuscrit d’0tto Speidel, [datant de novembre 1948], conservé aux archives de la Fondation Domnick, Nürtingen).

[35]. Stuttgart, Curt E. Schwab Verlagsgesellschaft (rééditions : Cologne, MuMont, 1960, 1974, 1988).

[36]. Stuttgart, Müller Kiepenhauer Verlag. und Kiepenhauer Verlag.

[37]. Lettre de Stangl à Domnick, datée du 15 novembre 1948, conservée aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen).

[38]. Article de Roh à l’occasion de l’exposition à Munich, découpé d’un journal, conservé aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen).

[39]. Lettre de l’artiste à l’auteur en 1999.

[40]. « Journal intime » 1948, de Baumeister, conservé aux archives Willi Baumeister (Stuttgart).

[41]. Lettre de Buchheister à Domnick, datée du 16 juin 1949, conservée aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen).

[42]. Lettre de l’artiste à l’auteur en 1999.

[43]. Entretien personnel l’artiste en 1998.

[44]. Wolfgang Petzet, « Fragen der Zeit : Eine vorbildliche Diskussion », Münchener Merkur, décembre 1949.

[45]. « Ausstellung französischer abstrakter Maler », Rhein-Ruhr-Zeitung no 6, 12 janvier 1949.

[46]. Gert G. Kramer, « Bildende Kunst der Isolierung. Abstrakte Französische Malerei in der Düsseldorfer Kunsthalle »,Rhein-Echo, 13 janvier 1949.

[47]. Wilhelm Rüdiger, « Kunst ohne Naturbelast. Gedanken zu einer Ausstellung franzosischer abstrak-ter Malerei », Abendpost Hannover, 10 février 1949.

[48]. Marietta Schmidt, « Französische abstrakte Malerei », Die Weltkundt, 19 mars 1949, p. 8.

[49]. Manuscrit, Lettre de Soulages à Domnick, datée du 15 octobre 1948, conservée aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen). L’original diffère légèrement de la citation reproduite dans le catalogue raisonné. II s’agit là d’une reconstitution de Soulages à partir de la version allemande du catalogue de l’exposition qui hélas comporte des erreurs et des contresens.
Nous tenons ces informations d’un entretien personnel avec l’artiste en mars 2000 lors de la consultation de ses archives, que lui et sa femme ont généreusement mises à notre disposition. Lors d’un de nos entretiens, en mars 1998, Soulages raconte, dans le même ordre d’idées : « […] je me souviens de Willi Baumeister à qui je montrais un jour une peinture. II avait dit quelque chose qui m’avait amusé : “Ach so, positiv-negativ”. J’ai bien compris ce qu’il voulait dire. II voulait dire que le vide comptait autant que le plein. Mais c’était une manière de voir, une analyse formelle, académique en somme. Cela ne m’était pas venu ainsi ; c’était une remarque juste, mais je ne l’aurais pas exprimée ainsi. »

[50]. Hartung et Del Marle sont les seuls à s’être déplacés en Allemagne pour voir l’exposition.

[51]. Lettre de Soulages à Domnick, non datée [1948], conservée aux archives de la Fondation Domnick (Nürtingen.)