Lettre de confinement adressée à Pierre Soulages

Paris, le 3 avril 2020

Monsieur,

Isolée dans mon petit appartement parisien, je pense à vous qui êtes confiné dans votre maison de Sète avec Colette votre épouse, et je me prends à rêver au paysage de mer que vous avez devant les yeux, un immense paysage horizontal changeant constamment sous la lumière du jour et que rien ne limite, si ce n’est le sol d’ardoise noire et la rambarde de votre terrasse.

Il y a un an, je vous avais rendu visite à Sète pour vous parler d’un projet que j’avais, concernant votre future exposition au Louvre. Vous m’aviez montré quelques-unes de vos toutes récentes peintures outrenoires dont les dimensions impressionnantes et la force intérieure m’avaient stupéfiée. Il y avait en particulier une toile d’un très haut format (390x130cm) dont les zones mates et calmes s’opposaient à des champs de stries en obliques inversées qui reflétaient différemment la lumière un peu acide de ce début de printemps. Vous m’aviez dit avec un petit sourire : « Vous savez, je ne peins pas pour une exposition, je peins d’abord pour moi. »

En septembre 2019, vous m’avez à nouveau accueillie dans votre atelier. Il y faisait sombre et frais, alors que dehors la chaleur était implacable et la lumière violente. Trois hautes toiles étaient dressées contre le mur du fond. Une autre, de même taille, était posée sur la gauche près de la baie vitrée occultée par des persiennes noires. Je l’ai reconnue : c’était celle que j’avais vue en mars, mais elle était plus somptueuse que dans mon souvenir, et plus subtile, comme drapée de fines plissures obliques, s’inclinant différemment sur des pans inégaux. Au fond, sur le mur, la toile de droite lui faisait en quelque sorte écho. Les deux autres étaient plus abruptes, plus radicales, sidérantes.

Je me suis approchée. J’avais presque oublié que j’avais un corps. Je n’étais plus qu’un regard caressant les surfaces noires, un œil tactile et aux aguets. Les toiles me dominaient et pourtant ne m’écrasaient pas, bien au contraire ! J’avais la sensation qu’elles m’enveloppaient, que je faisais partie de leur espace, que j’étais incluse dans les reflets qui émanaient d’elles. Des éléments discrets me faisaient signe : un gonflement de matière, une coulure, l’arête d’un pli qui s’interrompait, une marbrure dans un creux, un gris de perle, un gris d’ardoise, un noir velouté côtoyant la lumière d’un noir d’obsidienne, un éclat presque blanc. J’étais médusée.

Je vous sentais assis derrière moi avec Colette, m’observant et souriant de ma stupéfaction. Je bafouillais quelques adjectifs d’admiration, incapable de leur dire à quel point j’appréciais l’incroyable cadeau que vous me faisiez en me dévoilant, dans l’intimité de votre lieu de création, vos toutes dernières peintures.

Le 10 décembre 2019, j’ai eu le privilège d’assister au vernissage de votre exposition anniversaire. Pour fêter vos cent ans, le musée du Louvre vous ouvrait pour trois mois les portes de son prestigieux Salon carré. Il y avait foule, évidemment. Je ne voyais pas bien les vingt œuvres qui avaient été sélectionnées par le conservateur mais cependant, dans la deuxième partie de l’installation, deux immenses polyptyques prêtés par le Centre Pompidou et le Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, formaient comme une haie d’honneur menant au mur où se dressaient trois toiles verticales, hautes de presque quatre mètres, que vous aviez peintes entre août et octobre et décidé de placer là.

 

Le 15 janvier 2020 vers 10 heures, je suis retournée au Louvre pour visiter tranquillement votre exposition. Il n’y avait pas trop de monde et j’ai pu regarder vos œuvres avec toute l’attention qu’elles méritent. Mais surtout, j’ai retrouvé avec bonheur les trois peintures souveraines que vous aviez fait accrocher haut, ce qui oblige à reculer et à lever la tête pour les voir en entier. Les deux que vous aviez faites en août étaient suspendues assez près l’une de l’autre, celle d’octobre un peu plus écartée, ce qui créait un rythme particulier, une rythmique de l’espace, une scansion, ti-ti/tahh, qui rappelle les battements du cœur. C’était simple, c’était bouleversant.

Les trois peintures me dominaient, me surplombaient, tout en s’offrant à moi dans leur splendeur de chose profondément humaine.

Lorsque je m’approchais, les tableaux se mettaient à vibrer : des tracés obscurs, des dynamiques, des passages, des effleurements, des frissons apparaissaient… mes yeux s’écarquillaient, s’aiguisaient, se focalisaient, j’avais la sensation d’apprendre à regarder vraiment, de voir précisément l’intensité du noir, la splendeur de la matière, d’entendre la perfection du silence de  « la chose- peinture ».

La magie de vos œuvres opérait. Malgré les visiteurs qui passaient en grand nombre, le Salon carré devenait une merveilleuse bulle de calme. J’oubliais les innombrables salles du musée qui l’entourent, surchargées de couleurs, de formes, d’histoires et de décors étourdissants. J’oubliais le brouhaha du monde extérieur. Je respirais. Je me sentais libre de toute attache, vidée de toute référence, juste moi-même enfin… sereine.

Le 9 mars 2020, le musée du Louvre a fermé, le 17 nous étions tous confinés…

Sur le mur face à moi, dans ma petite salle-à-manger, il y a un brou de noix que vous m’aviez offert en 1999, à l’occasion de la parution de mon livre intitulé « Soulages, la lumière et l’espace ». C’est la maquette de la sérigraphie accompagnant les exemplaires de tête de cette monographie, publiée chez Adam Biro.

Pierre Soulages. Sérigraphie n°23, 1999, 24,5x21,5cm,

Pierre Soulages. Sérigraphie n°23, 1999, 24,5×21,5cm,

Ce titre est pour moi toujours d’actualité. La peinture de vous m’avez donnée illumine mes jours de confinement et m’ouvre un espace incommensurable de liberté totale.

Je ne vous en remercierai jamais assez,

Avec ma très respectueuse affection,

 

Nathalie Reymond

ph.Nathalie