Quelques notes, en vrac, pour ensemencer le propos. Bruno Duborgel.

in L’ART DE PIERRE SOULAGES

Dès l’enfance, l’artiste planta son chevalet mental au cœur obscur de la nuit claire, au cœur lumineux de la ténèbre, dans l’écriture noire et trouée de clartés des arbres d’hiver, au milieu d’un grand plateau désert, à proximité d’une abba- tiale romane. Jean de la Croix, qui incognito passait par là, l’aperçut, lui prit la main et consentit à conduire un moment le pinceau avec lui.

La beauté de la peinture nue, vêtue d’elle-même, et ses pans de lumière noire, peignés ou rainurés, croisés et décroisés.

Un art de la paroi dressée – pas de l’horizon fuyant –, du mur fort d’une présence frontale – pas de l’évanouissement dans le lointain et l’illusion –, de la lumière qui vient à nous et nous prend en elle – et non pas qui s’éloigne en s’estompant et mourant. Une peinture pariétale, du tout en même temps, hors du temps de l’horizon qui s’échelonne, dure et raconte.

Tirer les signes vers la forme, et subordonner à son tour celle-ci à la pure organisation ou architecture de la lumière.

Donnés inséparés, l’éboulis et le rebours, le suspens et l’effondrement, de blocs de lumière encrée.

Les points cardinaux, soudés, imbriqués et pérennes, de l’art de Pierre Soulages : lumière, rythme, présence, inconnu. Noire de lumière, la peinture, déployée en son espace rythmique, délivre, affirme, une présence d’inconnu.

Vastitude d’un polyptyque horizontal outrenoir. On passe et repasse devant lui, lentement, on s’enivre de vivre et revivre les grands basculements et retourne- ments de la lumière et de la ténèbre. Silence, indéchiré, d’une présence incon- testable et qui défie les mots.

Disposés en diagonale, les lauzes lourdes de la nuit, et leur glacis de glaise durcie plus ou moins mate, mobile, luisante.

On se souvient aussi des grandes arches noires capables de courber, de couder et éclairer l’espace blanc.

Nous reviennent encore en mémoire ces nappes de nuit, extraites ruisselantes, posées sur l’étendage bleu ensoleillé du temps.

Entre les planches noires étagées, le crépitement d’un blanc de craie vive à bords déchiquetés.

Les couches noires et blanches d’un ample et haut mille-feuille pictural engendré des presses du Jour et de la Nuit.

Comprimés entre les puissantes bandes noires horizontales, les éclats d’une lumière blanche d’aubépine.

Une grande plage de brou de noix couleur cuir, lucane et écorce de châtaigne, ici coupée, là lisérée d’un pur trait blanc horizontal.

Entre deux larges faces de poutres nocturnes épaisses, une grande plage de brou de noix brunissant où la nuit s’est colorée et éclaircie légèrement d’une lumière rouillée, d’une rouille s’éclairant.

Le brou de noix épais, visqueux, mat, stable, noir et enceint de brun foncé, ou fluide, rapide, raclé, aminci, devenu transparent et de cent manières roux, bruni, blondi, couleur de tuile ou de miel sauvage.

Questionner, découvrir, goûter, augmenter la palette de la lumière et de la nuit inséparées, par la pratique aventureuse de l’outrenoir – de l’outrenoir à l’huile, de l’outrenoir à l’acrylique, avec les jeux du noir brillant, et du noir semi-brillant, et du noir mat.

Les rayonnages superposés des briques et archives de la nuit, cendreuses et lumineuses.

De quelles faces de coffres d’inconnu certaines peintures réalisées à l’acrylique très épaisse, et telles des bas-reliefs, et maçonnées et lissées au mortier de nuit et dirait-on à la truelle, ont-elles été arrachées ?

Superposer le noir d’ivoire mat au noir d’ivoire brillant puis, par arrachage à la lame de la couche supérieure, découvrir la luminance enfouie. Il en résulte une lumière et une noirceur dotées d’une somptueuse sobriété.

De larges touches, en colonnes ou pas selon les peintures, délivrent chacune leur propre degré de luminosité, de scintillement ; il s’ensuit la diversité et la symphonie d’une musique de la lumière. L’artiste joue de la gamme des inclinai- sons de l’outil comme d’un vaste clavier à notes de lumière et de nuit.