Soleil agissant, Sol agens, Soulages par Jean-Yves Tayac

Jean-Yves Tayac et Pierre Soulages
Jean-Yves Tayac et Pierre Soulages

Préface

de Benoît Decron,
Conservateur en chef du patrimoine, musée Soulages, Rodez
 

[…]
Jean-Yves Tayac a rencontré Pierre Soulages il y a quelques années. Ils échangèrent immédiatement sur l’art et la poésie, dans la maison de Sète. Ayant déjà publié des recueils de poésie, Tayac avait écrit des poèmes en vers libres sur les œuvres du peintre, notamment les eaux-fortes, les brous de noix et les peintures Outrenoir. Il les montra au peintre et lui laissa son manuscrit.
Son univers est fait d’instants précis et d’impressions sublimées : de l’art de l’esquive et du swing, comme Georges Carpentier, du cadrage-débordement parfait, comme Vincent Clerc. Tayac est l’exemple même de l’homme contemporain qui dans ses actes mêle sport et culture, sans ambiguïté et en toute sincérité. Son univers professionnel, l’enseignement et la médiation du sport de haut niveau, ne pouvait s’épanouir sans le secours de la pensée et de la philosophie. Un archer ne s’est jamais contenté d’envoyer une flèche. Un samouraï, sabre en main, ne fait pas de pantomime absconse… Tayac sait que Les mémorables échappées cyclistes tiennent davantage de l’héroïsme et de la stratégie, de l’Illiade et l’Odyssée en somme, que des tenues multicolores ou de la pharmacie. L’écriture et le sport sont des mécaniques de précision, autant que des émotions.
On peut toujours envoyer des pointeroles dans un but vide…
Les poèmes de Jean-Yves sont à la fois ronds et pointus, lumineux et sombres, vifs ou retenus. Sa manière d’écrire relève de la chorégraphie, tout en mouvements et en pauses. Les poèmes expriment sa sensibilité face aux œuvres de Soulages qui furent pour lui à Sète et au musée Soulages, comme des révélations. Ce sont des lignes de force, des liens entre l’artiste, ses œuvres et lui-même, son histoire personnelle : que lui apporte cette contemplation ? Le monde de l’histoire de l’art se repaît de définitions, s’agite sous l’œil des scrutateurs. La poésie apporte au regard une ivresse qui n’existe pas dans les livres spécialisés.
Comme la tache de goudron jetée sur le mur de la rue Combarel qui fascinait tant Soulages adolescent — Est-ce un coq ? Est-ce une « pauvre salissure » ? – les poèmes sont de l’ordre de l’inexplicable, en lisière de l’ignorance et des habitudes cognitives. De là naît la force poétique, la liberté fondamentale à tout créateur : Soulages n’a cessé d’associer son œuvre à la poétisation, à l’humanisation du monde sensible. Les poèmes traduisent une vision personnelle, éloignée du commentaire ou de la description ; ils n’illustrent pas.
Il en est des mots enchainés les uns aux autres, de leur scansion à la ligne, des vides qui les séparent (le silence) comme de La peinture, des formes ramassées ou linéaires, des couleurs et noir notamment, du lien plus ou moins lâche entre eux. « Théâtre de bouche » comme disait le poète Gherasim Luca au service de l’œuvre de Soulages, comme un champ de possibles, une peinture sur laquelle jouent le hasard et la volonté.
Pour célébrer Le précieux anniversaire de Pierre Soulages, je recopie cet appel au voyage pictural de Jean-Yves Tayac :

La morsure du temps
semblable à celle que le sel inflige aux cargos
amène jusqu’à nous les océans instables
qui nous manquent toujours
qui se font désirer
Outremer
Outrenoir

 
 
 

Singularité, l’étrave de ta main

[…]
Enveloppé dans l’amer épiderme,
rouille liquide en sommeil
dans les sombres méandres de son devenir,
le brou de noix laisse,
sur le rivage blanc du papier,
l’empreinte étale de ses tristes pontiques,
la nostalgie de son origine,
là où l’ombre ne se laissait pas apprivoiser.

Ici nos jours parfois sont éclairés,
lorsque le brou de noix dévore la lumière,
que le sang de la terre fertilise le monde,
autour de ta maison.
[…]

 
 

L’écume du bitume

[…]
Dans ton refuge clos
où la lumière vibre le temps s’efface aussi,
dans l’immobilité des cèdres sans passé.

Tu y peins le présent,
le présent seulement,
le présent ignoré,
que ta main tisse
en labours de goudron,
dans un champ sans clôture.

Œuvre au noir qu’en silence tu tires
de la macération d’un bois fossile,
Osiris végétant son éternelle résurgence.

Éclats d’opacité,
ivres de transparence,
quand la lumière extrait
l’écume du bitume
dans le silence de ta volonté.

 

Cri de lumière

[…]
Au-delà du silence
il y a encore le silence.

Derrière le rideau de l’outrenoir
le noir devient lumière.

Tu es descendu,
seul et déterminé,
dans le pays des ombres,
sans guide et sans viatique,
pour nous restituer,
dans un cri de lumière,
les semences fertiles de notre humanité.

 

Foudre noir

[…]
Il est le soleil noir agissant sur la lumière.
Séparant de la trame un fil,
un fil plus fin que le plus fins de tes cheveux de
jais.
Il est celui qui sépare le plomb de l’or
dans l’océan primordial de nos fulgurances.

Il est l’architecte qui apprivoise les regards.

Sa main,
charpente d’un bateau,
renversée sur l’horizon
de la raison,
délivre l’inconnu.

 


Extraits de Soleil agissant, Sol agens, Soulages

Soleil agissant, Sol agens, Soulages