Soulages – Lumière du noir – Préface d’Albert Kostenevich en français

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Albert Kostenevich est le conservateur du musée et le commissaire russe de l’exposition

Quelques mots à propos de l’exposition de Pierre Soulages en Russie

Cela fait plus d’un demi-siècle que l’on a commencé à parler de Pierre Soulages lorsque ses toiles firent sensation au Salon des surindépendants à Paris en 1947. La peinture occidentale, qui penchait de façon décisive vers l’abstraction, rejetant non seulement les sujets et toute thématique facilement compréhensible mais, de façon générale, toute figuration, ouvrit alors les écluses aux torrents de couleurs qui envahirent les expositions. Les compositions de Soulages, quant à elles, se distinguaient par leur austérité énergique, des vives et parfois bigarrées inflorescences des autres jeunes peintres. L’année suivante, c’est précisément un tableau de Soulages qui orna l’affiche d’une exposition française de groupe montrée en Allemagne de l’Ouest. Cette exposition était, à sa manière, une double revanche nationale et artistique de façon générale. La peinture abstraite, qui avait été pourchassée par les nazis comme “ dégénérée ” se mit à retentir comme manifestation impétueuse de la création libre.

Soulages conquit rapidement une grande renommée. La Collection Phillips de Washington acquit en 1951 une de ses toiles. Deux ans plus tard, il reçut le prix de la biennale de Sao Paulo, et quatre ans après il obtenait le grand prix de la biennale de Tokyo. Plus important sans doute est le fait qu’il fut remarqué en France même par les coryphées de l’avant-garde, en particulier Picabia et Léger. Ils étaient attirés par son sens inné de la couleur et son incontestable savoir-faire dans l’organisation de l’espace du tableau. Nos connaisseurs russes de la peinture ne savaient rien de toutes ces choses, cela va sans dire. C’est aujourd’hui seulement que la possibilité de faire connaissance avec la création de Soulages est apparue quoique, bon an mal an, des expositions de l’art français contemporain aient eu parfois lieu chez nous, à commencer par la mémorable Exposition nationale de la France aux Sokolniki de Moscou, il y exactement quarante ans. A cette époque, sous le règne de Khrouchtchov, avec les espoirs qu’il avait donné d’un dégel, les autorités du Kremlin firent croire que le pays était ouvert à tous les courants culturels, même à ceux qui n’avaient pas le moindre rapport avec le réalisme socialiste “ sacré ”. Au demeurant, la chasteté esthétique soviétique fut solidement protégée, et ni en 1961, ni par la suite, on ne fit venir en URSS la peinture française la plus contemporaine.

Il en allait tout autrement des circonstances historiques américaines et de leurs caprices. Deux ans auparavant, lors de l’Exposition nationale des Etats-Unis, un large panorama de l’art le plus récent, incluant toutes les personnalités de l’expressionnisme abstrait, fut présenté devant les yeux déconcertés des Moscovites. Cependant, le rapprochement avec l’Amérique qui s’était esquissé n’eut pas lieu, et d’ailleurs il n’aurait pu se produire d’autant plus que juste à ce moment, à la suite de l’incident de l’avion de Powers, on assista à une nouvelle vague de la guerre froide. Non seulement en politique, mais également en art. En outre, l’abstraction, qui a priori était étrangère à toute surcharge propagandiste, en fit l’arme idéologique particulièrement “ impie ” de l’ennemi. Instantanément, ceux qui auraient eu la moindre velléité de manifester un intérêt, même modéré, pour l’art abstrait furent déclarés renégats. Pour reprendre les paroles de l’une des chansons d’Alexandre Galitch, “ on traitait d’escroc et de Pollock ” le moindre abstrait de Russie, écarté de façon sûre de toutes les possibilités de gagner son pain. Il ne restait plus aux rares pollocks nationaux qu’à saisir la sonorité des échos d’outre-mer qui leur parvenait au travers des reproductions de la revue Amerika que la loi n’interdisait pas de lire et de feuilleter mais qu’il était fort difficile de se procurer.

La France n’avait même pas ces moyens de propagande ; les rares artistes dissidents de Russie ainsi que les amateurs d’art contemporain ne connaissaient pas en fait les jeunes peintres français bien qu’ils aient très haut placé leurs prédécesseurs, Matisse et Picasso, dont les toiles, il est vrai, languissaient encore au début des années 1950 dans les réserves de l’Ermitage et du musée des Beaux-Arts Pouchkine mais qui, au début de la décennie suivante, revirent petit à petit le jour dans leur grande majorité. Ce sont justement eux, et non Soulages, Manessier, Poliakov, Mathieu, restés inconnus chez nous, qui étaient considérés comme les peintres contemporains de la France. D’ailleurs, même si, par quelque miracle, le spectateur soviétique avait réussi à appréhender la nouvelle peinture française, celle-ci aurait eu peu de chance de conquérir sa bienveillance. Elevé depuis la plus tendre enfance aux sons des tambours du réalisme socialiste, il est peu probable qu’il ait été capable d’apprécier d’emblée les mérites d’une abstraction qui lui était étrangère, d’autant plus qu’il ne connaissait pas l’abstraction de son propre pays, dont la réserve d’or était constituée par les travaux soigneusement dissimulés de fondateurs de cette tendance, Kandinsky, Malévitch, Larionov.

Si au cours des années lointaines on avait étudié chaque type d’abstraction, le tachisme français ou l’art informel et son équivalent américain, l’expressionnisme abstrait, en se limitant chaque fois à une seule culture nationale, le résultat n’aurait probablement pas été en faveur du premier. Pollock, De Kooning, Rothko et les autres peintres de l’école new-yorkaise gagnaient qualitativement sur leurs compatriotes du début du siècle qui nous paraissent aujourd’hui provinciaux. Il était facile de prendre l’audace de ces peintres, renforcée par leurs dons coloristes, pour le témoignage des progrès opérés dans la peinture américaine et, pour beaucoup, dans toute la peinture occidentale. Dans ce contexte, les travaux des tachistes avaient un autres aspect. De plus, au moment de leur apparition, Picasso et les maîtres de l’illustre cohorte du début du XXème siècle étaient toujours présents. Qui était capable de soutenir un tel voisinage ? La fin de la Seconde Guerre mondiale, qui a délimité le siècle passé en deux moitiés, a entraîné avec elle une redéfinition globale des sphères d’influence. Dans la partie occidentale d’un monde désormais bipolaire, les États-Unis, qui détenaient une suprématie économique et politique, prétendirent également à une hégémonie culturelle. “ La rencontre des armées américaine et soviétique sur l’Elbe en 1945 a beaucoup plus signifié que la fin de la guerre en Europe. Elle a marqué la fin de l’impérialisme européen et du rôle dominant européen au-delà des mers et, avec la perte de sa puissance politique et économique, la fin de l’hégémonie européenne en Occident dans le domaine de la culture [1] . »

Les États-Unis, qui ont gagné la guerre froide et sont devenus sans partage la puissance numéro un, se sont empressés de répandre leurs conquêtes dans le domaine de la culture. La grande exposition de l’année dernière au musée Whitney s’intitulait : “ Un siècle américain ”. Aujourd’hui, beaucoup d’Européens se sont résignés à l’idée de la domination d’outre-atlantique, privilégiant comme tendance historique de l’après-guerre l’expressionnisme abstrait new-yorkais. Pourtant on sait que la peinture abstraite est apparue en premier lieu dans le Vieux Monde. Ses branches greffées sur l’arbre américain ont donné avec le temps de puissants résultats, mais il est impossible d’oublier qu’en Russie et en Europe occidentale, spécialement en France, l’abstraction s’est développée de façon immanente et productive.

En ce sens, la création de Pierre Soulages est particulièrement remarquable car il appartient aux maîtres européens que l’on reconnaît sans réserve, même aux Etats-Unis. On ne peut pas ne pas rappeler notamment que Bill Rubin, qui pendant de longues années a dirigé l’un des plus grands musées d’art moderne au monde, le MOMA, a justement exposé, parmi tous les peintres français de sa génération, Soulages. Il y a un an, au County Museum de Los Angeles, j’ai été attiré par un tableau de Soulages, comme toujours laconique et plein d’énergie mais distingué à sa manière. Cependant cette fois-là, plus que l’expressivité de la peinture, car, finalement, l’art de Soulages se maintient toujours au plus haut, c’est le contexte qui m’a surpris. Dans le plus grand musée de l’ouest des Etats-Unis, une seule œuvre européenne était entourée par des toiles produites dans le pays, et par aucune autres.

Les Américains rappellent inlassablement à eux-mêmes et aux étrangers qu’après la Seconde Guerre mondiale, c’est précisément leur pays qui, grâce aux efforts de Pollock, de De Kooning, de Rothko, de Motherwell, a apporté quelque chose de nouveau dans l’art universel. Il arrive, bien entendu, qu’ils établissent des parallèles avec l’art européen le plus récent, mais seulement quand il leur est impossible de ne pas en tenir compte. Et là, à Los Angeles, les abstraits américains se sont écartés devant un grand maître européen.

Plus d’un demi-siècle de création du peintre français est marqué par une évolution créatrice exceptionnellement logique. Les agitations, les recherches convulsives d’un style ne sont pas le propre de cette nature extrêmement entière et intègre. Ayant trouvé très tôt un moyen d’expression qui n’appartenait qu’à lui –une forme qui, bien qu’abstraite, était d’une grande énergie et répondait au moi spirituel de l’artiste- Soulages lui est resté fidèle jusqu’au bout.

Il a constamment utilisé une palette retenue. Les tons sombres et noirs ont prédominé dès le début. Ils étaient portés largement et avec assurance, souvent avec une spatule ou de larges pinceaux de peintre en bâtiment, ou avec des brosses qui rappellent les balais-brosses. Personne parmi les Européens n’a eu recours à la couleur noire de manière aussi radicale. Et pas simplement au noir mais à l’ultranoir ou au noir au-delà de toute limite. Sans doute est-ce ainsi qu’il faut traduire l’ “outrenoir”, mot dont Soulages se sert souvent et qu’il a lui-même inventé par analogie avec outremer. La couleur noire a été utilisée de façon diverse par les prédécesseurs du peintre. Les impressionnistes, par exemple, l’évitaient mais leur compagnon de route, Manet, qui voyait dans le noir un aspect important de la contemporanéité, aimait l’employer. Au XXème siècle, les cubiste en firent un dénominateur spatial important de leur peinture. C’est précisément en cette qualité qu’il est employé par Soulages mais d’une manière autrement plus active. Dans le même temps, le paradoxe consiste en ce que l’obsession du noir résulte chez Soulages de son aspiration à exprimer la substance de la couleur qui a pour lui une important peu commune ailleurs. Le noir offre naturellement le contraste le plus puissant. Comme le dit un proverbe russe, “ plus sombre est la nuit, plus vives sont les étoiles ”. Ce n’est pas un hasard si l’artiste, lorsqu’il a visité la salle Nicolas du palais d’Hiver longtemps avant l’exposition, a discuté scrupuleusement des paramètres d’éclairage dont il avait besoin.

Plusieurs décennies séparent les tableaux de Soulages des premières réalisations de l’abstraction européenne que distingue habituellement tantôt une tentation décorative tantôt un symbolisme dissimulé qui parfois se mêlent. On ne peut dire que ces qualités soient inconnues de la peinture de Soulages mais elles sont pour lui secondaires, tout simplement parce que sa peinture est au plus haut point existentielle. Existentielle dans le sens qui s’est cristallisé dans ce mot vers le milieu du XXe siècle. Les paroles d’artiste, “ en ce qui me concerne, je peins d’abord pour moi [2] ”, ne sont aucunement une pose et l’expression d’un mépris à l’égard de ceux qui l’entourent. C’est un aveu honnête qui entrouvre les bases de son esthétique.

Soulages appartient à une génération dont la philosophie s’est exprimées à travers l’existentialisme. Cette génération qui avait vécu la Seconde Guerre mondiale, la plus terrible de toutes les guerres, sentait de façon aiguë, mais sans la moindre exaltation romantique, son isolement dans un univers indifférent ou, pire encore, hostile ; c’est pourquoi aucune autre génération antérieure n’a autant insisté sur la liberté de l’expression de soi, sur le caractère unique du geste individuel. En fin de compte, l’art de Soulages, c’est la peinture du geste, non d’un geste arbitraire, anarchique, mais présupposant une culture individuelle admirablement éduquée et la connaissance des traditions picturales les plus riches de son pays. Ceux qui ont étudié l’œuvre de Soulages ont remarqué de façon non fortuite que les tonalités rapprochées du registre coloré, qui sont caractéristiques de son style abstrait à côté d’une structuration puissante, s’inspirent dans une certaine mesure des dolmens préhistoriques de son Rouergue natal mais aussi de la sculpture romane de cette région. Soulages n’ignore pas les maîtres du passé qui, sans oublier l’intuition créatrice, ont professé le culte de la retenue intérieur et de la noble discipline. “ J’ai toujours pensé que plus les moyens sont limités, plus l’expression est forte ”, voilà le credo de l’artiste formulé dès sa jeunesse [3] . Gustave Moreau transmettait déjà ce principe à la fin du XIXe siècle à ses élèves, parmi lesquels se trouvaient Matisse, Rouault, Manguin, Marquet. Mais alors que Moreau avait en vue l’expression du sentiment, Soulages professe une autre conception de l’expression, une expression qui n’a besoin ni de sujet ni d’un quelconque prétexte extérieur ni même d’une justification par l’émotion. En ce sens, Soulages nous fait nous souvenir du Cézanne de la maturité car, malgré la dissemblance dictée par la différence des époques, séparées par un siècle, l’artiste est sorti de l’école du maître d’Aix. Il se sent toujours proche de la représentation insolite cézanienne, de sa concentration sur la “ réalisation ”, sur la construction.

La peinture de Soulages est architectonique et cette propriété, à côté du raffinement coloré, est inséparable de sa retenue et de son sentiment de respect inné. Si l’on ne prend pas en compte les toiles du début qui reflètent encore l’influence de l’Extrême-Orient et qui sont guidées par la grammaire de la construction du hiéroglyphe, bien qu’étant néanmoins dans ce cas structurées, les tableaux qui suivirent sont capables de faire naître des associations avec des phénomènes de la nature ou avec leurs résultats. On peut évoquer des troncs d’arbres serrés l’un contre l’autre, l’alternance des couches de roches ou tout autre stratigraphie, des filets de pluie, etc. Pourquoi pas, si cela aide à une première approche de la peinture ! On peut admettre provisoirement un tel type d’associations, mais seulement cela n’explique rien.

Ici, il serait à propos de se souvenir d’Igor Stravinsky, car la peinture abstraite s’apparente fondamentalement à la musique puisqu’elle non plus ne reflète ni n’exprime quoi que ce soit. “ Le sens de l’existence de la musique, fit remarquer l’illustre compositeur russe, n’est aucunement dans le fait qu’elle soit expressive. S’il nous semble, comme cela arrive souvent, que la musique exprime quelque chose, ce n’est qu’une illusion et en aucune façon une réalité. C’est simplement une certaine qualité complémentaire que, par un tacite assentiment enraciné en nous, nous lui avons assignée, que nous lui avons imposé par force comme le forme obligatoire d’un vêtement, et soit par habitude, soit par manque de réflexion, nous nous sommes mis à mélanger tout cela avec son essence…

Le phénomène de la musique nous est donné uniquement pour introduire de l’ordre dans tout ce qui existe, incluant ici avant tout les rapports entre l’homme et le temps. Par conséquent, pour que ce phénomène puisse se réaliser, il exige comme condition sine qua non et unique une construction précise.

Quand la construction est accompli et que l’ordre est atteint, tout est déjà fait. Il est vain de chercher ou d’attendre quelque chose d’autre. C’est précisément cette construction, cet ordre atteint qui provoque en nous une émotion d’un caractère particulier, laquelle n’a rien à voir avec nos réactions aux impressions de la vie de tous les jours [4] . ”

Albert Kosténévitch

 

[1] Cette citation à la dernière édition (la 5e) de l’histoire générale des arts plastiques, ouvre le chapitre intitulé “ De la période d’après-guerre au post-moderne ”. Ce chapitre est complété aux quatre cinquièmes par la documentation américaine qui, selon les auteurs, est digne de représenter l’art original de la seconde moitié du XXe siècle. Les autres éditions d’outre-atlantique serinent comme il se doit le même motif, J. Fleming et H. Honour, The Visual Arts : A History, New York, 1999, p.834.

[2] “ Entretien public de Pierre Soulages ”. Pierre Soulages, une œuvre, Marseille, 1998, p.47.

[3] “ L’espace dans la peinture ”, Bruxelles, Le Disque vert, 1954. [4] Igor Stravinsky, Khronika moïeï jizni [Chronique de ma vie], Leningrad, 1960, pp.99-100.