Soulages – Lumière du noir – Pierre Encrevé

Liberté de la lumière

“Enlevez-vous au plus vite la peau épaissie des siècles afin qu’il vous soit plus facile de nous rattraper.”

Kazimir Malévitch

 

1. Liberté. Soulages : “ Si l’on regarde mes toiles dans leur diversité, leur succession apparaît non comme une fatalité mais comme l’exercice d’une liberté. ” [1]

L’exercice d’une liberté, c’est comme tel, en effet, que doit aborder l’oeuvre de Soulages qui veut véritablement la rencontrer. Non pas le produit d’une théorie préexistante d’où découlerait une sorte d’exploration systématique d’un aspect après l’autre d’une problématique picturale, comme il n’en manque pas d’exemples au XXème siècle, mais, à l’inverse, le rapport radicalement libre et sans cesse renouvelé d’un peintre à son désir de peindre, d’un homme qui, depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui, n’a cessé d’affronter et de confronter le noir et le blanc, toujours porté par l’émotion qu’il attend de la naissance picturale, sous sa main, d’une lumière.

C’est à Paris, en 1947, que Soulages expose sa peinture pour la première fois. Dès 1948, il est présenté en Allemagne et dès 1949 aux Etats-Unis, particulièrement à New York où le Museum of Modern Art lui achète une toile dès 1952 et où il aura une exposition personnelle annuelle à la galerie Kootz jusqu’à sa fermeture à la fin des années soixante. Soulages a toujours été allergique à tout groupe, toute école et c’est malgré lui qu’on l’a longtemps classé parmi les expressionnistes abstraits, qu’il a souvent précédés sur le chemin de l’abstraction, lui dont l’art est étranger à tout expressionnisme. Mais, aussi farouchement indépendante et originale soit-elle, une œuvre d’art appartient toujours à son époque culturelle : Soulages fait pleinement partie de la génération des abstraits de l’après-guerre et sa peinture est à situer dans la contemporanéité de celle de ses amis Hartung et Rotkho ou de peintres de “ black paintings ”, comme De Kooning, Reinhardt et Stella, mais aussi de peintres américains de la génération suivante, celle de Ryman et des minimalistes. Reste cependant qu’elle doit d’abord être regardée non pour son appartenance évidente à l’histoire de l’art mais pour elle-même, pour sa puissance d’ébranlement, pour sa présence.

L’immense salle de bal du Palais d’Hiver, avec ses superbes miroirs face aux grandes fenêtres donnant sur la Néva, propose au visiteur un parcours dans l’oeuvre de Soulages dont la disposition même permet de ressentir combien continuité et ruptures ne s’y organisent pas linéairement, mais dans une évolution cyclique où des constantes font retour au coeur même des renouvellements. Les neuf oeuvres sur papier et sur verre et les vingt-huit toiles de l’exposition sont présentées, sur des panneaux placés en quinconce, en cinq étapes souples avec un chevauchement systématique de l’une à l’autre : la période initiale où prédominent les signes foncés sur fond clair ; celle des peintures “ colorées ” où les formes noires s’accompagnent d’une ou deux couleurs ; les peintures en noir et blanc de la fin des années 60, avec un agrandissement spectaculaire des formats, le plus souvent horizontaux ; l’outrenoir des années 80 et 90 en immenses polyptyques, carrés, rectangulaires et, pour les plus récents, verticaux ; enfin, les années actuelles, où Soulages change radicalement les rapports du noir et du blanc.

La liberté que manifeste ce choix, et qui répond à celle du peintre, s’impose d’autant plus que l’intensité exceptionnelle de l’outrenoir conduit souvent la critique à limiter aujourd’hui l’oeuvre de Soulages à cette peinture qui, par reflet, donne à voir la lumière à même le noir. On ne saurait surestimer l’importance dans l’art du XXème siècle de ces 250 toiles “ outrenoir ”, dont la surface est entièrement recouverte de noir d’ivoire et dont aucune pourtant n’est monochrome. Aucun peintre dans l’histoire n’aura autant utilisé le noir, ni aucune autre couleur unique. Cette aventure poétique inouïe d’un homme en tête-à-tête avec cette “ couleur-non-couleur ”, pour avoir regardé toutes ces toiles, toutes si semblables et pourtant si dissemblables, chacune changeant de visage quand je me déplace devant elle, je sais qu’elle ébranle pour toujours les certitudes routinières du regard. Et, cependant, la peinture de Soulages excède l’outrenoir et c’est ne pas vouloir la connaître vraiment que de feindre de l’oublier. D’autant que, depuis 1999, le fond blanc de la toile est visible dans presque toutes les peintures.

Cet ensemble d’oeuvres peintes par Soulages entre 1946 et janvier 2001, sans récapituler évidemment tout le chemin des 1 200 toiles et des cinq à six cents papiers qu’il a réalisés au long de ces cinquante-cinq années, manifestent à la fois la pluralité, la multiplicité, la force de renouvellement de cette peinture, et ce “ je ne sais quoi ” qui fait qu’on ne cesse jamais de la reconnaître sous des aspects aussi divers.

2. La peinture, le peintre et le regardeur. Dès le début de son travail, Soulages a décidé de ne titrer ses toiles que par leurs dimensions et leur date, signifiant clairement par là qu’elles ne représentent rien d’extérieur à elles-mêmes et ne portent aucune signification qui puisse s’exprimer par le langage. Ce qu’elles présentent, c’est une formidable tension, une concentration, une énergie où la liberté du peintre se déploie en éthique de la peinture. D’où l’étonnante grandeur émanant de chaque toile, comme si cette liberté visait d’abord à libérer le voir de toutes ses servitudes. Comme si la liberté du peintre nous invitait silencieusement, mystérieusement, secrètement, mais avec une extraordinaire présence, à exercer pleinement la nôtre. Une peinture d’homme libre pour un homme libre.

Soulages écrivait dès 1952 : “ Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète. Cette position du spectateur dépend et répond de son attitude générale dans le monde et ceci avec d’autant plus de force qu’il n’est pas pris à partie à travers cette peinture qui ne renvoie pas à quelque chose d’extérieur à elle-même. C’est non seulement le peintre entier qu’elle engage mais aussi le spectateur, et le plus fortement qu’il soit possible. ”[2] Et en 1979 : “ Je n’ai jamais pensé que la peinture pouvait se réduire à sa matérialité. La réalité d’une oeuvre, c’est le triple rapport qui s’établit entre la chose qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde. ”[3] Par l’intermédiaire des peintures, le regardeur entre en rapport avec le peintre posé en sujet dans l’acte même de peindre et qui, comme tel, propose à ce regardeur de se poser lui-même en sujet.

La force interne de la peinture de Soulages, réunissant muettement des éléments épars ou égarés du regardeur, réveille en lui le désir d’être je. “ Toute oeuvre exige qu’on lui réponde ” affirmait Valéry. Ni image (représentation, geste) ni langage (expression, signification, message), la toile de Soulages, qui ne renvoie à rien, me renvoie à moi, et n’appelant aucun déchiffrement de sens m’appelle à me constituer moi-même comme sens.

3. L’outrenoir – Depuis janvier 1979, Soulages couvre d’une peinture noire épaisse la totalité de la surface de la toile, qui produit la lumière par reflet : la texture de la pâte, striée par la brosse ou lissée en aplat, renvoie la lumière vers le regardeur, changeant sans cesse selon le point de vue, la modification des incidences de la lumière faisant basculer la même surface du clair au sombre. C’est ce que Soulages a appelé le noir lumière, ou mieux encore, l’outrenoir : “ Outrenoir pour dire : au-delà du noir, une lumière refletée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui, cessant de l’être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un champ mental autre que celui du simple noir. J’ai tenté d’analyser la poétique propre à ma pratique de cette peinture, la pictique devrais-je dire, et ses rapports à l’espace et au temps : la lumière venant de la toile vers le regardeur crée un espace devant la toile et le regardeur se trouve dans cet espace ; il y a une instantanéité de la vision pour chaque point de vue, si on en change il y a disparition de la première vision, effacement, apparition d’une autre ; la toile est présente dans l’instant où elle est vue. ”[4]

La surface de la toile offre au regard la potentialité d’une infinité d’images lumineuses, dont aucune ne peut prétendre en retenir “ la ” vérité picturale. La photographie, qui propose une image unique de la toile, avec une unique répartition des clairs et des sombres, ne peut en rendre compte. Il faut donc aller voir l’outrenoir, peinture inaccessible à la reproduction, laquelle tient captive une lumière que le peintre a rendu libre.

L’emploi de l’outrenoir est une rupture dans la pratique picturale de Soulages, qui passe à cette date à “ une peinture autre ”. Mais, en plus de vingt ans, cette pratique a beaucoup évolué, faisant vivre avec cet unique pigment noir des toiles d’une diversité insoupçonnable et aboutissant ces dernières années à d’immenses surfaces d’une extrême simplicité de texture et d’une luminosité inconnue.

Le visiteur pourra distinguer deux grands types parmi les toiles outrenoires. Les polyptyques de 1985-1986 d’abord, où joue maximalement l’opposition entre les surfaces lisses et les surfaces striées, et, partant, la bascule des clairs et des sombres au changement de point de vue. C’est le cas des Polyptyques A, E, F et G composés de quatre éléments horizontaux superposés de 81 x 362 cm. Dans ces très grands tableaux, où l’élément formel, outre le format qui en est partie prenante, est volontairement réduit au rythme des oppositions lisse/strié, le regardeur est amené à combiner les différentes lectures latérales avec une réappropriation de l’ensemble en vue simultanée.

Les autres polyptyques outrenoirs, postérieurs d’une dizaine d’années, donnent à voir un tout autre travail de lumière. Qu’il s’agisse de l’immense Peinture 290 x 654 cm, janvier 1997, ou des deux grands polyptyques verticaux, Peinture 324 x 181 cm, 22 décembre 1996 et Peinture 324 x 181 cm, 30 décembre 1996, les surfaces y sont intégralement traitées à l’horizontale, en stries rectilignes et parallèles, mais différent en épaisseur d’un élément à l’autre et parfois à l’intérieur d’un même élément. Soulages fait jouer ici maximalement la continuité lumineuse, au point que dans 22 décembre 1996 les stries enjambent les deux panneaux supérieurs. Dans Janvier 1997, Soulages ramène au minimum la variation des stries au profit d’une homogénéité extrême de l’horizontalité lumineuse. Lumière prodigue, insaisissable, captant le regard dans un présent éternisé, l’outrenoir atteint dans ces peintures une sorte de classicisme absolu : un seul pigment (noir), une seule technique de pose (striage), une texture unifiée sur toute la surface, une lumière infinie.

Mais un autre polyptyque vertical de même dimensions, Peinture 324 x 181 cm, 14 mars 1999, qui offre au regard un élément en noir et blanc joint à trois panneaux de noir lumière, nous ramène au déroulement de l’histoire de la peinture de Soulages. Au-delà de l’outrenoir, à côté de lui, Soulages a, en effet, retrouvé le noir et le blanc.

4. Le noir et le blanc. Enfant, Soulages surprenait son entourage à peindre la neige à l’encre noire sur la page blanche, à exalter par le noir le blanc du papier pour retrouver l’éclat, la luminosité de la neige, comme si, déjà, il avait reconnu dans le contraste du noir et du blanc une lumière propre à la peinture. Au long des années, Soulages fera naître avec le noir de multiples lumières picturales. Cette exposition permettra d’en juger par le rapprochement entre le travail du noir et du blanc antérieur au tournant outrenoir de 1979 et celui qui lui est postérieur, qui ne prend vraiment sa place qu’après 1999 et continue de s’affirmer aujourd’hui.

Jusqu’à l’outrenoir, le noir et blanc est travaillé par contraste d’une forme noire sur un fond blanc. Mais avec de très grandes différences, bien représentées ici. Les brous de noix de 1948-49, premiers noir et blanc de Soulages (plus exactement : brou de noix très sombre sur le fond clair du papier) sont exemplaires d’un premier type de ce contraste, où l’ensemble des coups de brosse produit une grande forme qui se donne et se lit d’un coup, mais propose pourtant toute une variation lumineuse du blanc, selon la dimension et la forme des surfaces claires délimitées par le noir.

Dans les grandes peintures de 1964 et de 1968 à 1971, le principe de contraste, qui reste le même, est mis en oeuvre dans une construction très différente de la surface. Ainsi, Peinture 202 x 256 cm, 9 mai 1968 traite de façon exemplaire le rapport classique fond/forme par déploiement en masses successives du noir qui produit latéralement l’espace à mesure qu’il l’occupe. Dans les deux toiles de 1970 présentées ici, c’est le blanc qui domine, traversé latéralement, là aussi, par le noir, mais en grands jambages bouclés dans une sorte de macrographie (le terme est de Harold Rosenberg) irréductible à la métaphore du “ signe ”.

Dans les toiles de 1999, 2000 et 2001, il en va encore tout autrement. Point ici d’opposition forme/fond. Toutes ces toiles proposent une succession de larges bandes noires horizontales traversant la toile de bord à bord, séparées par d’étroites bandes blanches, où réapparaît le fond de la toile. L’interpénétration du noir et du blanc aux limites des bandes est telle qu’on pourrait s’y tromper et s’interroger s’il ne s’agit pas plutôt de blanc sur fond noir –question qui ne se pose jamais dans la peinture d’avant l’outrenoir. La lumière ne rappelle aucunement celles de ces toiles antérieures. S’il compare l’une et l’autre, le visiteur aura la perception immédiate de la mutation du noir et du blanc opérée par le travail de l’outrenoir. “ Dans la peinture récente, les contrastes noir-blanc produisent une lumière picturale dont la vie est très variée. Cette variété provient en grande part, outre des rapports de surface entre le noir et le blanc, des accidents se trouvant sur les limites de séparation du noir et du blanc, et aussi, bien sûr, des dimensions de la forme des surfaces blanches encloses dans le noir. Cette lumière picturale est répartie sur tout l’espace de la toile. Le regard ne se fixe pas sur un point précis mais est sollicité de toutes parts. ”[5] C’est en effet la variation lumineuse de toute la surface, sa mise en vibration lumineuse qui caractérise cette réapparition du noir et blanc.

De l’outrenoir des années 1996-1997 Soulages conserve, en effet, ici des aspects essentiels : l’unité de surface, l’afocalité, l’absence d’opposition forme/fond, la saturation lumineuse de la toile, toutes caractéristiques où ces nouveaux noir et blanc s’opposent point par point à ceux d’autrefois. Le contraste y subsiste, par définition, mais traité de telle manière qu’il produit une instabilité lumineuse qui me semble devoir être rattachée directement à l’expérience de l’outrenoir.

Les grandes toiles Peinture 243 x 181 cm, 10 mai 1999 et Peinture 243 x 181 cm, 26 juin 1999 en sont des exemples parfaits, où les contours déchiquetés des frontières du noir et du blanc, les scintillements, les crépitements, les éclats innombrables procurent un effet de mouvement incessant à des contrastes pourtant fixés sur la toile, rejoignant la vibration lumineuse des grandes surfaces “ outrenoir ” qui tiennent, elles, leur instabilité de la variation des incidences de la lumière selon les déplacements du regardeur. A nouveau c’est la liberté qui frappe et fascine, la puissance d’innovation de Soulages dans une absolue fidélité à lui-même.

5. Les lumières de Soulages.
Cette étrange correspondance entre l’outrenoir et le noir et blanc est porté à son point extrême dans Peinture 300 x 235 cm, 9 juillet 2000. Soulages y confronte sur la même toile, tendue sur un châssis unique, l’outrenoir et le noir, et tout s’y organise comme si la dualité entre l’outrenoir et le noir et blanc était à la fois affirmée et niée, posée et annulée.

Si la toile, rigoureusement partagée à la verticale en deux parties égales, apparaît à première vue comme un diptyque, l’oeil finit par y découvrir une imprévisible unité. La moitié droite présente, de haut en bas, une série de huit bandes horizontales parallèles, de hauteurs inégales, peintes au noir acrylique par empreintes (avec la surface imparfaitement plane caractéristique de cette technique), séparées l’une de l’autre par le blanc du fond de la toile en sept bandes étroites en lignes d’épaisseurs variables, profondément irrégulières, les bords inférieurs des empreintes noires étant fortement accidentés, déchiquetés, recouvrant parfois le blanc ou l’emprisonnant en minuscules éclats, créant une lumière vibrante qui entraîne l’oeil dans un mouvement incessant qu’équilibre le rectiligne des bords supérieurs des surfaces noires, particulièrement au bas de la toile. En regard, la moitié gauche est entièrement recouverte d’une épaisse peinture noire à l’huile, en huit aplats noirs horizontaux séparés d’étroites bandes parallèles profondément striées. Mais, là où le grand polyptyque vertical Peinture 324 x 181 cm, 14 mars 1999 expose brutalement l’opposition entre ces deux modes de peinture avec le noir, dans une complète solution de continuité entre le premier, le deuxième et le troisième élément, Peinture 300 x 235 cm, 9 juillet 2000 propose au contraire leur impossible conciliation, leur unification. Les aplats d’huile noire prolongent parfaitement les empreintes acryliques, d’un ton si proche que l’oeil ne les différencie pas, en bandes traversant horizontalement toute la toile, de même que les stries accueillant la lumière extérieure s’ajustent exactement aux parties découvertes du fond blanc, créant avec elles une sorte de continuité lumineuse d’un bord à l’autre de la toile. Selon l’incidence de la lumière sur la partie gauche, liée au placement du regardeur, la toile apparaîtra clairement divisée ou bien étrangement, “ miraculeusement ”, unifiée.

Depuis toujours, Soulages instrumente la lumière. Aucun peintre n’a jamais recouvert autant de toiles avec la peinture noire, mais aucun peintre jamais non plus n’aura offert autant de lumière et de lumières à l’oeil du regardeur. L’exposition permet au visiteur de rencontrer cette peinture dans sa force, dans son impressionnante présence, mais dans son silence aussi, son secret. La présence/absence de la lumière dans l’oeuvre de Soulages c’est aussi la présence/absence à lui-même du sujet regardant qu’elle donne à penser. Soulages dit justement que l’outrenoir ouvre un autre “ champ mental ”, un autre espace où le voir s’aventure bien au-delà du regard.

La plus récente peinture de Soulages datant des premiers jours du troisième millénaires de notre ère, Peinture 324 x 181 cm, 8 janvier 2001 est, à mes yeux, un des sommets de l’oeuvre récente. Outre l’outrenoir, et le noir et blanc d’après l’outrenoir, l’un et l’autre proposant à l’oeil le temps retrouvé d’une vibration immobile, Soulages propose une autre lumière encore, où la violence des contrastes s’atténue d’un noir chaud transparent, une sorte d’ombre recouvrant le fond blanc entre les bandes noires, elles-mêmes interrompues par une large forme noire arrondie. Ce troisième terme offre au regardeur, que la toile plonge dans une contemplation méditative, une émotion surprenante, sollicitant sa sensibilité, sa sensualité aussi, d’une façon imprévisible, lui communiquant inséparablement une sensation de grandeur, de violence et d’apaisement dans une richesse lumineuse inépuisable.

Dans un texte de 1970, Soulages créditait L’atelier rouge de Matisse d’un “ espace hypnotisé par la couleur ”.[6] Dans son oeuvre propre, l’espace et le temps semblent hypnotisés par la lumière. “ Ici se fait espace le temps ” murmure le Gurnemanz de Richard Wagner à Parsifal, au moment où il le conduit au Graal. Visiteur, ouvre l’oeil ! Ici, à l’Ermitage, pour la durée d’une exposition, l’espace, le temps et la lumière se font peinture.

Pierre Encrevé

 


[1] cf. Pierre Encrevé, “ Les éclats du noir ”, entretien avec Pierre Soulages, Soulages, Beaux-Arts Magazine, Hors Série, 1996, p.24.

[2] cf. R. V. Gindertaël, Pierre Soulages, Quadrum, 8, Bruxelles, juin 1960.

[3] cf. Bernard Ceysson, Soulages, Paris, Flammarion, 1979, p.81.

[4] cf. P. Encrevé, “ Les éclats du noir ”, op. cit., p.29.

[5] Pierre Soulages, communication personnelle, septembre 1999 ; cf Pierre Encrevé, “ L’espace, le temps et la lumière ”, Soulages, musée Fabre, Montpellier, 1999, p.7.

[6] “Matisse” in P. Encrevé, Soulages, L’oeuvre complet, Peintures II.1959-1978, Paris, Le Seuil, 1996, p.314.