Un entretien sur la gravure – Christian Labbaye et Pierre Soulages

Vous avez commencé à faire de la gravure en 1951-1952, à l’Atelier Lacourière…

– En 1951.

– En 1951. C’était donc la première fois. Qu’est-ce qui vous a conduit vers ce type d’expression ?

– A vrai dire, c’est une initiative extérieure, qui répondait à un désir ancien, c’est une initiative de Lacourière, je crois même de Madame Lacourière qui, passant un jour devant la Galerie Carré, a vu l’une de mes peintures dans la vitrine. Elle m’a dit avec un lapsus dont je me suis toujours souvenu : « J’ai vu une très belle planche de vous… » Ce qu’elle avait vu, c’était quelque chose qui pouvait faire une gravure. Et elle m’a demandé de venir. Je crois que cela a dû se passer en 1950. Et puis j’ai tardé quelques mois, et c’est en 1951 que j’ai commencé à fréquenter l’atelier Lacourière, où l’on m’a mis en présence de cuivres en me disant : « Voilà, l’atelier est à votre disposition, pour tous les conseils dont vous aurez besoin et, de toute façon, nous éditerons la gravure que vous allez faire. »

C’est comme ça que ça a commencé. Ça répondait à un désir ancien, que je n’avais jamais osé réaliser parce que je reculais devant la quantité, l’importance des choses que je ne connaissais pas. Cela me paraissait un métier trop lourd, trop de choses à manipuler, à dominer… Mais je suis allé voir, très soutenu, très encouragé par le désir de l’imprimeur.

– Vos premières gravures ont été, comme il arrive presque toujours, des gravures parties de ce que vous faisiez en peinture…

– Absolument.

– C’est à dire non pas des gravures d’interprétation, mais des gravures qui prenaient appui sur votre démarche de peintre.

– Oui, et c’était presque des gravures d’interprétation, mais entièrement de ma main. La première, les deux premières, mais immédiatement après, après que j’ai un peu, non pas compris, mais fréquenté ce métier, j’ai osé me livrer à la gravure sans le souci de la soutenir par ce que j’avais déjà fait en peinture.

– Jacques Frélaut dit d’ailleurs à ce sujet que, dès votre première gravure, je crois, vous avez eu le besoin d’intervenir dans la façon  de travailler, dans la technique, pour aboutir au résultat que vous cherchiez, enfin de transformer dans le maniement même du matériel, le métier de la gravure pour obtenir…

– Oui. Dès le début, j’ai cherché –enfin je n’ai pas vraiment cherché- parce qu’à partir du moment où l’on touche à des matériaux comme les vernis, les acides, le cuivre, la résine, le grain de résine, le sucre, enfin à toute cette « cuisine », on est conduit à quelque chose de propre à la gravure, on n’a pas à le chercher. On le rencontre dans le travail qui est celui du graveur à l’eau-forte.

Quand ont part avec l’idée de quelque chose que l’on veut faire, ou retrouver, ce quelque chose étant ce que l’on a fait en peinture… on se limite. Alors que, effectivement, dès mes débuts, pas tout à fait, mais presque, je me suis livré à des choix qui portaient sur les propositions venant des vernis, de l’acide, de la protection et de la corrosion, puisque la protection et la corrosion sont les deux termes d’un dialogue qui s’engage quand on grave à l’eau-forte.

– Il y a une chose sur laquelle tous ceux qui ont parlé de votre gravure insistent, c’est l’innovation, l’introduction du cuivre « découpé », rongé, attaqué par l’acide, et d’autre part la réalisation du tirage de l’épreuve avec un seul passage de la presse…

– C’est vrai. Il y a plusieurs choses qui se sont produites, et qu’il faut séparer. Les encouragements de Lacourière, qui me disait : « Ne t’en fais pas. Vas-y. Tant qu’il y a du cuivre il y a de l’espoir. » Et je me suis aperçu que, même quand il n’y avait plus de cuivre, c’est-à-dire quand on y faisait un trou, quelque chose se passait, qui dépassait même l’espoir.

A partir du moment où la planche se perfore, rongée par l’acide, accidentellement –d’abord c’était par accident-, je me suis rendu compte qu’à l’impression, le blanc du papier apparaissait dans le trou, vierge, avec son grain, sa qualité naturelle, propre au papier qui n’est pas écrasé par la presse.

Plus je creusais le cuivre, plus le noir était profond (l’ensemble des traces gravées qui s’organisaient avec ces noirs profonds) ; mais à force d’approfondir ce noir, brusquement j’ai troué la planche, c’est-à-dire que j’ai trouvé le blanc, le blanc du papier à l’impression. A ce moment-là tout à basculé. Alors que dans le procédé habituel il y a continuité… Continuité entre le gris, le gris plus foncé (les valeurs), le noir, le plus noir, l’encore plus noir… brusquement on rencontre le blanc. Il y a un seuil, tout change d’un coup, il y a rupture… et la composition, l’ensemble des rapports, tout est remis en question, et tout repart de là et c’est extrêmement stimulant.

Je me suis mis à travailler de cette manière, non seulement à perforer la plaque, le cuivre, mais aussi à en faire varier le contour, ne pas me contenter du rectangle, utiliser une forme naissant des hasards, des hasards acceptés, des hasards choisis dans le travail du cuivre par l’acide.

C’est comme ça que je suis arrivé à ces formes qu’on dit découpées. En réalité, je ne les ai pas découpées, c’est l’acide qui a fait tout ça, le plus souvent parce que j’ai trouvé ce qui advenait d’intéressant et que je l’ai laissé travailler dans ce sens-là.

C’est, dans cette manière de graver, la chose qui m’a fasciné, et qui me fascine toujours… Parce que ces hasards ouvrent des possibles imprévus, un inconnu dans lequel on court les plus grands risques de se perdre. Ces risques ne sont pas recherchés, mais parmi eux se trouve aussi ce qu’on n’aurait jamais pu imaginer…

C’est une manière des plus stimulantes de travailler, de graver sans être marqué par une idée de ce que l’on croit être ou de ce qu’on voudrait devenir.

– La résistance et la non-résistance du matériau, la façon dont se comportent l’encre, le papier ou le cuivre, qui dirigent dans une certaine mesure, avec toujours, pour vous, la réflexion sur le propos de la matière…

– Oui, c’est ça ; et aussi sur le propos que je lui fais tenir, parce que cela échappe tout le temps, ça doit m’échapper et je le laisse échapper, et il y a aussi cette remise en question de tout par le passage de l’extrême noir au blanc, d’un seul coup.

– Une démarche qui consiste à explorer les possibilités de la matière…

– Oui, mais le terme d' »exploration » fait naître l’image d’une recherche dans tous les sens, alors que, à partir d’un moment, c’est dans une certaine direction que je vais, parce qu’il y a quelque chose qui m’a ému, touché, et ce quelque chose-là, je cherche à l’intensifier.

– On peut rappeler ici, renversant un propos célèbre, votre parole : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche… »

– Ce que je fais en gravure est assez cohérent avec ce que je fais en peinture, mais différent dans la mesure où les éléments, les matériaux et les instruments que j’emploie sont très différents.

Ce qui m’intéresse dans la gravure, c’est que l’on dirige et on se laisse diriger par quelque chose qui est spécifique à cette technique… Et puis, il y a un deuxième degré, celui de l’impression…

– De celle-ci, j’y reviens, Leymarie a écrit qu’elle est caractéristique de votre volonté de synthèse en (je le cite) « unifiant structurellement, d’un seul passage à la presse, forme, couleur et matière ».

– Cette méthode a un autre avantage. Dans l’impression traditionnelle, on décompose les couleurs en plusieurs planches et on travaille en essayant d’imaginer quelles relations vont se créer dans leurs passages successifs sous la presse. Pour les connaître vraiment, il faut attendre un essai sur papier. Cette manière correspond davantage à la reconstitution d’une oeuvre préexistante, à la copie de formes nées d’une autre technique, d’une peinture, d’un dessin, d’une gouache…

Par contre, dans ma façon de procéder, j’ai un contact sensible avec ce que je fais ; le cuivre que j’ai en main a déjà quelque chose de la future épreuve imprimée : les creux correspondent à l’encrage habituel à la taille-douce (pour moi, le plus souvent, ce sont les noirs), les reliefs à la couleur qui se déposera ensuite par roulage (encrage semblable à celui de la gravure sur bois)

En définitive, c’est un comportement identique à celui que j’ai quand je peins : le contour, la couleur, la matière arrivent ensemble ; je n’agis pas séparément sur chacun de ces caractères de la forme. Si je change ou ajoute, je ne sais pas si c’est à cause de la forme, de la couleur, de la matière, de l’espace ou du rythme qu’elles font naître, c’est à cause de l’action d’un ensemble de relations sur l’imagination et la sensibilité, sur ce dont je suis conscient et sur ce dont je ne suis pas conscient, action qui éveille le désir d’intensifier, de continuer ou de dé détruire.

– Tout cela est très cohérent.

– Ce n’est pas une cohérence préméditée, elle découle de ce travail.

– Vous avez souvent, en gravure –comme en lithographie d’ailleurs-, travaillé sur un ensemble, et à certains moments, entre lesquels il y a de longues périodes sans gravures ni lithos. Cela correspond-il à un besoin, une nécessité ?

– En réalité, pour la gravure comme pour la peinture, je travaille poussé par une passion, et quand je me passionne pour quelque chose, je ne fais que ça. J’ai des crises de lithos, j’ai des crises de gravures comme j’ai des crises de peinture. C’est comme ça qu’il faut le dire. Et puis, je suis assez dilettante, c’est-à-dire que je peux difficilement faire une peinture, puis une eau-forte, encore une gouache… J’aime bien me jeter à fond dans une technique et ne penser qu’à ça, oublier que je suis, que j’ai été peintre…

– Malgré tout, votre gravure, votre litho entretiennent des rapports formels avec la peinture que vous avez faite…

– Il est certain que mes goûts ne changent pas fondamentalement. Ce n’est pas le métier qui les dirige. J’ai l’impression de me perdre dans une technique, mais en réalité je me rencontre toujours.

– Quand on consulte le catalogue Lacourière, on se rend compte que certaines gravures s’étalent sur plusieurs années, c’est-à-dire qu’une planche peut très bien être travaillée, délaissée et reprise par vous pendant plusieurs années.

– C’est vrai.

– Qu’est-ce que cela signifie ?

– Vous savez, il y a des choses qui ont besoin de mûrir. Les choix que l’on fait, les décisions que l’on prend peuvent être instantanés, immédiats, mais il y a des décisions qui ont besoin de mûrir. Je ne veux pas dire que l’on remet au lendemain…

– Quand on regarde la définition que vous donnez de vos toiles, elle tient souvent dans la date, dans une date…

–   Oui. Je donne toujours comme titre à mes toiles et à mes gravures des titresconcrets. Pour moi, une peinture, comme une gravure, sont des choses concrètes, et je les désigne par leurs dimensions, leurs techniques. J’ajoute autre chose, qui est une limite dans le temps, qui est la date à laquelle je termine.     

Les dates de mes gravures signifient cela. Elles sont quelquefois datées 1957, elles ont pu durer deux ans, trois ans ; cela ne veut pas dire que j’y ai travaillé deux ou trois ans, mais il y a un travail qui s’est opéré, qui a demandé plusieurs années. Ce travail s’est opéré en moi.

Il y a aussi des gravures que j’ai entreprises il y a des années, et que je n’ai jamais terminées parce que… quelque chose ne s’est pas produit que j’attendais.

– Est-ce que la gravure, à partir du moment où vous travaillez avec quelqu’un, qui est un imprimeur lithographe ou un imprimeur taille-doucier, vous pose des problèmes particuliers ? En d’autres termes, quels sont les rapports que vous entretenez avec eux ?

– Eh bien, l’imprimeur pour moi est un révélateur, quelqu’un qui me fait voir, qui m’aide à voir –ou que je pousse à m’aider à voir, ce qui s’est produit sur la planche. Ce qui se produit sur la planche quand on grave est quelquefois très différent –à l’impression- de ce qu’on imaginait. La planche n’est pas le but, elle est un outil. C’est l’empreinte encrée qui est le début.

L’imprimeur est là pour aider à voir quelles sont les possibilités, toutes les possibilités qui s’ouvrent, et à l’intérieur desquelles il y a décision à prendre, choix à faire. Et possibilités qui sont d’ailleurs quelquefois de choses que je n’aurais pas pu prévoir, parce qu’il y a quantités de subtilités qui sont capitales, non perceptibles quand on tient la planche à la main, et qui ne peuvent être révélées que lorsque la planche est passée sous la presse, encrée d’une certaine matière. C’est en cela d’ailleurs que l’épreuve, l’estampe n’est pas une sorte de moulage de bas-relief.

– Vous voulez dire par là que la trace matérielle peut faire rebondir ou aiguiller votre travail dans une autre direction.

– Rebondir, c’est le mot. Aiguiller dans une autre direction, c’est également vrai. Alors que, tel souvent qu’on décrit le travail de la gravure, tel qu’on pourrait l’imaginer, l’impression ne serait qu’une sorte de moulage de ce que l’on a fait, et ne changerait pratiquement rien à ce qu’est la planche alors que celle-ci est un support d’autres possibilités, révélées par l’impression.

– Vous avez –comme peintre- un geste très ample qui couvre des surfaces importantes. Est-ce que la gravure, par ses dimensions, ne vous pose pas de problèmes proprement physiques  ?

– Oui, le geste… il y a beaucoup à dire sur le geste, car je ne suis pas un peintre gestuel. Ce qui me conduit, c’est ce qu’apporte le geste sur la toile, c’est la trace matérielle de ce geste… Ce qui compte, ce n’est pas seulement la direction de mon coup de brosse, mais l’existence matérielle, picturale de cette trace, c’est-à-dire sa surface, sa matière, les rapports qu’elle entretient avec le fond, le contour, ses accidents plus ou moins imprévisibles… et c’est de la réaction de ma sensibilité devant cette trace concrète que naît l’envie de la compléter, de la préciser, de l’approfondir, et cette nécessité que je sens de faire aller plus loin cette chose-là, m’oblige à une nouvelle trace, et les choses vont de cette manière, c’est-à-dire dans un dialogue entre ce qui se produit concrètement sur la toile et ce que je ressens devant ce qui s’est produit. Ceci pour la peinture.

Pour la gravure, il en va de même, avec cette différence que si en peinture, je juge instantanément de ce qui s’est produit, en gravure interviennent d’autres agents, l’acide, le vernis qui éclate, qui saute, qui protège plus ou moins bien, et aussi l’impression, la presse, et dans ce travail-là, ce qui se produit est beaucoup plus lent. Les accident mettent longtemps à arriver ; ils sont moins contrôlés que ceux qui surviennent en peinture, et dans une autre mesure, étant plus lents, ils se contrôlent différemment.

– Vous avez la réputation d’être très rigoureux, je veux dire par là que vous ne cessez de prendre et reprendre votre plaque, il y a les choses qui n’aboutissent pas… Il y a même une planche qui a coûté votre propre poids en acide… ce qui n’est pas peu dire ! Votre production est relativement restreinte, puisqu’en vingt ans environ, vous avez réalisé une soixantaine de gravures ou lithographies. Est-ce qu’il n’y a pas chez vous la volonté de ne réaliser que ce qui vous semble absolument nécessaire ?

– Oui… et puis il y a aussi une volonté d’intervenir constamment… une volonté de collaborer avec l’acide, et avec les possibilités de l’impression. Si je partais devant une gravure avec idée toute faite, je pourrais finalement la graver et la faire exécuter en imprimerie, choisir les couleurs, cela me demanderait très peu de temps, mais ça ne m’intéresse pas, parce qu’après tout, si c’était ça, ce serait une manière de reproduire…

– … une gravure d’interprétation d’une autre sorte…

– une gravure d’interprétation d’une chose existante ou d’interprétation d’une chose que j’ai dans l’esprit, ce qui revient presque au même (interpréter l’image mentale de ce que je veux faire).

– Ce qui me frappe, c’est le caractère de monumentalité que vous donnez à votre gravure, dans les formats restreints qui sont ceux du papier.

– Oui, mais alors ça, je pourrais presque dire que c’est malgré moi, c’est une chose dont je ne me rends pas compte. Je ne peux pas dire que ça vient tout seul ; dans les choix que je fais, il y a quelque chose qui aboutit à ça, à ce que vous appelez cette monumentalité… Mais c’est malgré moi… enfin, ce n’est pas une volonté de ma part. Je n’en suis pas conscient quand je travaille.

… Quand je parle des décisions que je prends… vous avez remarqué que j’emploie à la fois le mot décision et le mot choix. Il y a quelque chose de très important, je préfère au fond le mot décision, parce que dans le mot choix, il y a l’idée de conscience, d’élection consciente d’une possibilité, alors que souvent je décide de faire quelque chose, d’intervenir d’une certaine manière et je ne sais pas pourquoi, et je ne vais pas chercher à savoir pourquoi. Il me paraît évident qu’il faut que je fasse ça, mais je ne le raisonne pas.

– Ce terme d’évident me rappelle ce que je disais tout à l’heure… le caractère d’évidence d’un travail qui n’arrive pas à se cerner par un discours autre que celui que produit la gravure ou la toile…

– Alors je pourrais dire que ce mot « évident » employé pour justifier une décision pendant le travail, ne convient pas exactement. Je devrais dire que cela paraît « nécessaire », indispensable, que c’est ce qu’il faut. Le résultat peut apparaître comme évident, mais dans le cours du travail, c’est une nécessité. Et nécessité dont j’arrive très difficilement à élucider les raisons. D’ailleurs, je ne cherche même pas, car je n’ai pas envie.

– On ne théorise pas sur sa passion.

– Exactement.

– A quel moment avez-vous été tenté par la lithographie  ? Les premières lithos datent des années 1956-57. Est-ce que ça a été une expérience fondamentalement différente –par la technique, le matériau- de la gravure  ?

– Oui. Tout à fait.

– Se rapprochant plus de la peinture peut-être…

– Beaucoup plus. La lithographie est plus spontanée. Quand je parlais de décisions, de choix peu clairs, en lithographie, ce choix, ces décisions se font d’une façon apparemment beaucoup plus rapide.

C’est un travail qui est plus proche de la spontanéité de la peinture –au moins au départ. Mais ensuite, cette spontanéité est remise en question, interrogée, et mon travail tend à accentuer, à pousser dans un sens plus intense, à renforcer, ce qui m’est apparu dans un moment extrêmement court. Si vous voulez, le temps de la lithographie est très différent de celui de l’eau-forte. Sur le plan du résultat (après tout, c’est ce qui compte), la lithographie de toute façon se fréquente différemment (pour celui qui la regarde).

– Vous attachez beaucoup d’importance au support, au papier. Vous êtes amoureux du papier, des fabrications artisanales de papier. Pour vous, le papier joue –presque- autant que la trace que laisse le cuivre.

– Oui, parce que finalement, quand on a une estampe en main, tout compte, le support, autant que l’empreinte qu’il a reçue… Je suis très sensible au matériau, je devrais dire aux matières. Le papier est une matière magnifique… Il y a une espèce de vie des rapports de l’encre et du papier, pas du tout la même d’ailleurs en lithographie et en gravure.

– Votre propos n’a jamais été un propos discursif, on vous imagine mal maniant la pointe sèche ou le burin…

– Ni discursif dans ce sens-là, ni dans le sens où je ne me suis jamais beaucoup préoccupé des rapports que ma peinture pouvait entretenir avec le passé ou avec l’histoire de l’art… Je me rends bien compte que ce que je fais ne vient pas de moi seul, il y a un phénomène de culture qui intervient sûrement, mais quand je le fais, je le fais pour moi seul, parce que ça m’est nécessaire, sans le situer dans une chronologie.

– Puisqu’on parle de dialogue, est-ce que vous partagez l’opinion répandue ici et là, suivant laquelle l’estampe serait un moyen de donner à l’artiste une plus large audience, une présence plus vivante.

– Cette question-là est presque un problème commercial. Je n’ai jamais pensé ça. J’ai fait de la gravure parce que, avec la gravure, quelque chose apparaissait qui ne pouvait apparaître dans la peinture.

Et une conséquence est qu’effectivement, cela met une oeuvre, en la multipliant, à la portée d’une quantité de gens. De cela je me réjouis…

– La gravure, comme la lithographie, comme la peinture, forment un tout qui est votre travail… On s’aperçoit qu’il n’y a ni différence de niveaux, ni différence de qualité, d’importance, dans tout ça, que c’est la même passion, une même façon d’explorer les choses.

– Oui. Et au fond, je ne peux pas dire que je préfère une peinture à une gravure. Il n’y a pas de hiérarchie.

Il y a une qualité propre à la taille-douce, à la lithographie, comme il y en a une à la peinture, à l’aquarelle, à la gouache et à chaque technique.

Ce qui compte pour moi, c’est ce qui peut se faire jour à travers une oeuvre et non pas la technique qui a servi à cette mise à jour, même si elle y a contribué.

– Est-ce que les choses jouent entre elles ? Par exemple, ce que vous découvrez dans la gravure peut-il avoir une influence sur votre peinture ?

– Alors là, sûrement ! Au début, je pensais qu’il y avait un certain cloisonnement dû aux techniques, à chaque technique. C’est vrai à un certain niveau. Mais tout est important pour un homme –et pas seulement les expériences qu’on fait en peignant ou en gravant-. Tout compte, le monde dans lequel il vit, les structures sociales dans lesquelles il travaille, les idées, les mythes d’une époque et les siens, il y a une interaction entre toutes ces choses, aussi forte que celles qu’il y a entre la technique de la peinture, la technique de la gravure, la technique de la lithographie. Dans la mesure où l’on n’est pas une multitude de facettes, il y a des correspondances profondes entre toutes ces choses-là…

– Vous avez le sentiment, un certain moment, que non pas tout est dit, mais que vous êtes arrivé à un point où les choses doivent s’arrêter ?

– A ce moment-là, j’ai le sentiment que je ne peux pas continuer sans changer de sens. Alors je m’arrête.

– Et vous pouvez être très loin de votre propos initial…

– Sûrement. Quelquefois, c’est assez fidèle à l’image qui s’est imposée à moi dans les première heures, quelquefois c’est totalement différent. Tout a basculé…

Quelquefois, l’effacement d’une intention est quelque chose de productif, souvent plus que l’intention affirmée et développée. D’ailleurs, pourquoi le développement  ?

 

in : « Soulages – Eaux-fortes – Lithographies, 1952-1973 »,
Editions Yves Rivière, Paris, 1974, p.17-28