Un poème de pur rien…

Ferai un vers sur le rien :
Ne sera sur moi ni autre gens,
Ne sera sur amour ni sur jeunesse
Ni sur autre chose ;
Je l’ai trouvé en dormant
Sur mon cheval.
(…)
J’ai fait ces vers, ne sais sur quoi ;
Et les transmettrai à celui
Qui les transmettra à un autre
Là-bas vers l’Anjou,
Pour qu’il me fasse parvenir, de son étui
La contre-clé.

Guillaume IX, duc d’Aquitaine

 

Que signifie le principe d’une exposition qui repose sur le rassemblement de quelque quatre vingt pièces choisies dans l’ensemble d’une large production. Plus de 1200 tableaux et tout autant d’œuvres sur papier durant cinquante années de peinture passées dans l’innovation et « une capacité inépuisable de renouvellement dans la continuité du désir » note justement Pierre Encrevé (1). Quatre vingt pièces qui témoignent, outre l’adhésion de l’artiste, du regard privilégié que je leur ai porté dans une longue fréquentation.Il ne s’agit donc pas d’une rétrospective – quand bien même ce choix scande de longues années ou s’attarde sur des phases particulières de travail, en ignorant sans doute d’autres, sans souci de chronologie – mais plutôt d’une promenade qui se plairait à faire dialoguer des œuvres qui, singulièrement, s’imposent dans l’impérieuse présence de leur puissance picturale.

Depuis longtemps, Pierre Soulages a su refuser toute exposition personnelle dans les monuments somptueux de Toulouse – chargés d’Histoire et d’architecture mais si peu compatibles avec la lumière de son œuvre. Depuis vingt ans, cependant, nous savions tous deux que nous y viendrions.Et ce n’est pas peu fier que j’entends encore le souffle de Pierre lorsqu’il découvrait il y a quelques mois les toutes nouvelles salles des Abattoirs qui l’accueillent aujourd’hui… « là, oui…». Pour avoir souvent écouté et peut-être assimilé ses positions sur l’architecture, l’espace et la lumière, je ne doutais pas que le nouveau musée était digne de lui, fait encore pour son exigence picturale et sa rigueur sensible. L’on comprendra dès lors que le choix des pièces exposées répond également au sentiment et  à la connaissance de l’espace qui les reçoit, au souci du plus juste rapport de l’œuvre et du lieu de sa présentation.Osons le dire, cette exposition fait le pari du plaisir et de la beauté.

La littérature développée à partir de la peinture de Soulages est immense, à la mesure des avancées inlassables d’une œuvre qui interroge et s’interroge.Ce n’est pas par hasard ni sans intérêt que philosophes, linguistes, sémioticiens, poètes, historiens et théoriciens de l’art se sont attachés à l’œuvre de Soulages qui porte dans l’authenticité de son engagement et sa capacité – presque secrète – de renouvellement toute la richesse des questionnements propres à chacune de ces disciplines.

Mais cette sorte de fièvre n’a su réduire une œuvre qui chaque jour se construit dans l’affirmation de son unicité, dans l’exigence de ses moyens et le rejet de la fiction, c’est-à-dire du côté de la pensée et de la poésie. « Pensée riche et foisonnante qui dit, comme celle d’Héraclite, que la question doit rester sans réponse : ce qui est éclosion se complaît au retrait » (2).

Loin de conclure avec Bernard Ceysson que tous les commentateurs de Soulages se trouvent condamnés « au questionnement de l’impossibilité du dévoilement et du dire » (3) dans le péril de la métaphore, force est de reconnaître que cette peinture en impose dans la logique et la rigueur de son langage plastique et poétique, en cohérence parfaite avec les propos même de l’artiste qui, sans prétention théorique, exprime au plus juste les données concrètes de la lecture d’une œuvre qui « se vit au présent », c’est-à-dire dans le temps de son apparence, « au moment même du regard » (4).

De fait, l’on a beaucoup dit sur l’espace, le temps, la lumière, le rythme et l’incarnation matérielle du geste dans la peinture de Soulages. Beaucoup insisté sur les conditions  d’existence de cette peinture et des règles qui la conduisent : supports, formats, outils et techniques adaptées… mais l’on reste encore étonné, séduit par sa «force inlassable d’innovation» (5) et de transformation au fil des jours, des mois et des années où chaque nouvelle pièce, identifiée par son format et la date de son achèvement, vient constituer la suite d’une œuvre immense et homogène où chaque tableau n’est plus que la parcelle même. C’est ainsi, le plus souvent, que sont données à voir les grandes expositions de l’artiste où l’œuvre d’art, autant que le tableau, est l’exposition toute entière.

Pour rester au plus près de la manifestation qui nous occupe, je me contenterai d’avancer l’idée que la peinture de Soulages est un souffle profond et large qui embrasse et embrase a contrario son histoire et son devenir. Ainsi, et pour tenter de donner ici l’équivalent des dialogues qui construisent l’exposition des Abattoirs, j’évoquerai cinq tableaux qui ne voisineront pas forcément sur nos cimaises mais dont l’écho résonnera de salle en salle.

Un petit goudron sur verre, 45,5 x 45,5 cm, 1948-2, affirme sa monumentalité dans un rythme de formes à la fois statiques et dynamiques : des traces noires qui jouent de la transparence et de l’opacité des matières qui emprisonnent et intensifient la lumière captée.

 Tel un souffle, le rythme se démultiplie dans la saturation de la surface par la couleur rouge et noire, posée, raclée dans Peinture 202×125 cm, 15 décembre 1959. Contrastes, oppositions et transparences chromatiques propulsent une lumière interne – explosante fixe dans l’incarnation du geste et de la matière.

Cette condensation se libère – panoramique – dans l’amplitude souple du réseau graphique de Peinture 162 x 400 cm, 3 juin 1971, brou de noix profond qui retient et distribue la lumière en surface dans le geste bouclé d’une écriture architectonique ferme, fluide et dynamique qui accroit le temps de la vision, de la durée dans l’espace du tableau.

Dix ans plus tard, dans Peinture 222 x 157 cm, 30 mars 1984, le noir épais, strié, lissé a investi la totalité de la toile.La vibration lumineuse de la surface picturale projette sa lumière changeante et insaisissable en avant du tableau : dans l’espace même du spectateur qui le contemple. La lumière, et non plus la couleur, est devenue matière de la peinture : « les noirs sont la matière de la lumière » (6).

En 1999, après qu’il ait décidé d’épuiser les ressources infinies de l’outrenoir dans ses peintures monopigmentaires – parce qu’elles ne sont pas monochromes dit Pierre Soulages – l’artiste invente une nouvelle façon de faire naître la lumière du contraste du noir et du blanc.Les rythmes plus ou moins intenses ou réguliers des bandes effrangées juxtaposées dans Peinture 222 x 222 cm, 6 mars 2000, développent une vibration soujacente et continue dans l’épiderme du tableau.Il semble que la lumière ait réintégré la surface et la matière de la toile : soit une « repicturalisation de la lumière vive » selon Pierre Encrevé. (7)

Peu de peintres au XXe siècle ont su, tel Pierre Soulages, s’approprier la lumière en tant que matière et matériau constitutif de la peinture et du tableau. Le grand Rothko lui-même reste encore tributaire d’une tradition impressionniste liée à la volonté d’une représentation spirituelle, romantique.

Rien dans la peinture de Soulages ne s’interpose entre l’œil et l’objet profond du regard, sinon la lumière dans sa matérialité : non pas sa représentation mais son expérience dans le temps, l’espace et la durée. Ainsi qu’un sculpteur passe du modelage à la taille directe, PIerre Soulages, par ajout, par soustraction ou par enlèvement de matières advient à la révélation de son objet : la lumière faite peinture, dans

un poème de pur rien (8).

 

Alain Mousseigne

 


Notes :

(1) Pierre Encrevé, in catalogue de l’exposition Pierre Soulages, Musée Fabre, Montpellier, 1999

(2) Bernard Ceysson, «L’œuvre n’a de lieu qu’en elle même…», in catalogue de l’exposition Pierre Soulages – Peintures 1999-2000, Galerie Alice Pauli, Lausanne, 2000

(3) ibid.

(4) Propos de Pierre Soulages.Cf. infra le petit lexique «Soulages par lui même».

(5) Pierre Encrevé, op. cit..

(6) Selon Henri Meschonnic.

(7) Pierre Encrevé, op. cit..

(8) D’après le poème du début du XIIème sicèle de Guillaume IX, duc d’Aquitaine (septième comte de Poitiers), souvent évoqué par l’artiste.

 
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