« Ce n’est que moi ». En compagnie de Pierrette Bloch

 

exposition à la Maison des Arts de Bages (Aude)

du 30 juin au 2 septembre 2018

Catalogue, éditions In extenso, 31310 Canens

 

« Ce n’est que moi »
En compagnie de Pierrette Bloch

Disparue en 2017, Pierrette Bloch a laissé dans son atelier des papiers préparés en vue d’être peints. Cinq artistes dont elle était proche – Pierre Buraglio, Philippe Favier, Alain Lambilliotte, Jean-Michel Meurice et Claude Viallat – lui rendent hommage en créant des œuvres originales sur ces supports. Pierre Soulages, l’ami de toujours, livre ses souvenirs sur celle avec qui il partageait la passion du noir.

Les œuvres comme les textes des artistes témoignent de l’importance qu’avait Pierrette Bloch dans le monde de l’art et de la singularité du chemin qu’elle a tracé sans concession.

 

Pierrette Bloch en compagnie de Pierre Soulages
L’amie peintre

En 1949, un matin, le peintre Henri Goetz m’a demandé de le recevoir avec trois de ses étudiants : un garçon et deux filles. J’ai bien sûr accepté et le jour même, en fin de matinée, les ai accueillis à mon atelier, rue Schoelcher. Très intimidés, ils n’osaient me poser de questions. Alors, de mon côté, je décidai de les interroger : “ Quelles sont les peintures actuelles qui vous intéressent ? “ leur demandai-je. Aussitôt Goetz intervint : “ Mais c’est ta peinture qu’ils préfèrent à toutes, c’est pourquoi je les ai conduits ici. “ Plutôt gêné par cette déclaration, j’insiste : ” Mais à part ça, quoi d’autre ? ” Une des étudiantes osa enfin me dire ce qu’elle avait vu la veille dans une galerie de la rue de Beaune, une toile d’un peintre inconnu d’elle et qui l’avait frappée – peinture qu’elle nous décrivit avec précision tout en spécifiant qu’elle était accrochée à gauche en entrant dans la galerie. Nous fûmes surpris et amusés : cette toile était de moi ! Et lorsqu’ils quittèrent l’atelier, je leur proposai de les revoir s’ils étaient intéressés par ce que je pourrais dire de leur travail. Une seule, Pierrette, est venue, et revenue souvent.

Une amitié a commencé à naître. Je suis pourtant resté longtemps sans rien voir de ce qu’elle faisait. Je me rappelle surtout qu’elle se plaignait de ne pas avoir d’atelier, vivant encore chez ses parents, square de La Tour-Maubourg. Or nous avions en haut de l’immeuble une chambre inoccupée et j’ai proposé à Pierrette de venir y travailler, si elle le souhaitait.

À nos rencontres devenues fréquentes se sont ajoutés des voyages que nous avons faits ensemble, d’Istanbul à Iguazú en passant par Saint-Pétersbourg. Le premier d’entre eux, imaginé par Pierrette dans ces années-là, fut une expédition en Traction Avant pour Conques, avec son amie Mila Gagarine. Je garde un souvenir vif de ce voyage. Même si je voyais l’abbatiale d’un œil moins analytique qu’aujourd’hui, leur faire découvrir Conques m’a aidé à prendre conscience de ce qui avait pu me toucher, enfant, dans ce lieu – et me toucher au point de décider de ma vie d’artiste.

Autour de 1954, Pierrette s’est installée rue Antoine-Chantin, où elle disposait enfin de l’atelier de ses rêves. Nous étions alors, Colette et moi-même, devenus très proches d’elle – ce que nous n’avons jamais cessé d’être, jusqu’à sa disparition. On se voyait toutes les semaines et si Pierrette parlait peu, elle écoutait beaucoup, en faisant parfois, presque en s’excusant, une remarque incisive et souvent drôle. Elle était secrète, l’est toujours restée, mais pourtant confiait parfois, à Colette ou à moi, des aspects de sa vie qui devaient rester secrets. Forte à sa manière, aimant la vie, intrépide, et fidèle à ses amis comme à ses goûts et à ses engagements, toujours.

Pierrette a cherché par tous les moyens à échapper à ce qui pouvait l’influencer. Et c’est ce cheminement obstiné qui lui a permis de rencontrer les formes d’art qui lui correspondaient profondément, que ce soit dans les techniques classiques ou dans ses inventions les plus originales – au premier rang desquelles les lignes de crin, dont elle aimait le côté graphique, mais qui dépassaient les possibilités du papier pour devenir des sculptures d’un type inconnu. Nous avons également partagé la passion du noir, utilisé chez elle d’une façon indissociable du blanc, créant dans le papier des contrastes d’une très grande force, qui donnent au blanc une variété d’éclat sans équivalent. Dans ses dessins comme dans ses fils de crin, m’apparaît spécialement important le fait d’aboutir à une forme de continuité, de durée, avec le rapport particulier au temps qu’engendrent de telles œuvres. Il y a de l’audace dans un travail aussi élémentaire et il y a de l’audace à l’avoir poursuivi vers quelque chose que je trouve toujours plus personnel, toujours plus singulier. Si certains l’ont dite tentée par l’effacement, je vois pour ma part, dans son évolution, une intensification de son art.

De tous les peintres qui m’ont été contemporains, au-delà de l’amitié, elle est la seule dont les choix majeurs, ces choix éthiques inséparables d’une esthétique, ont été véritablement proches des miens. Sa conception de l’œuvre d’art est parente de la mienne : ni image, ni langage, sans message indirect adressé par le biais d’un titre. Avec une détermination entière et sans relâche, Pierrette Bloch a toute sa vie ouvert un chemin unique dont l’originalité et la force s’imposent maintenant à tous.

Sète, le 13 février 2018