D’encre et de pierre, le Japon de Soulages

MATTHIEU SÉGUÉLA

« La relation de Pierre Soulages au Japon est longue et féconde. En 1951, une première œuvre de l’artiste est présentée à Tôkyô. Depuis, toiles et gravures essaiment dans les expositions temporaires et les collections permanentes du pays. Elles scandent un rapport singulier de l’artiste au Japon, ce monde si lointain dont l’esthétique, à la fois si proche et si distincte, dialogue avec son œuvre. »

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LA VOIE IMPÉRIALE

Le Praemium Imperiale, le « Nobel de l’Art japo­nais », est décerné à Pierre Soulages dans la catégorie peinture en 1992. Cette prestigieuse reconnaissance salue une contribution remarquable pour le dévelop­pement, la promotion et le progrès des arts27. Le prix lui est remis à Tôkyô où il a droit à la réception de 1’empereur Akihito. Huit ans plus tard. Soulages réalise un vase à la demande du Président de la Répu­blique française. Jacques Chirac, féru de Japon, sou­haite offrir un trophée pour le grand prix du sumô, sport qu’il affectionne. La renommée de Soulages dans l’archipel nippon est une des raisons du choix présidentiel28. Le vase est réalisé à la Manufacture nationale de Sèvres à partir d’une forme remaniée en porcelaine nouvelle. Pour le décor extérieur, Sou­lages choisit un dégradé allant du gris clair au noir, une couleur petit feu d’effet mat spécialement créée à sa demande. Les stries d’une profondeur inégale accentuent le relief ainsi que les jeux d’ombre et de lumière comme dans son œuvre picturale. Une ouverture circulaire réalisée dans le vase symbolise le disque solaire, emblème du Japon et laisse entre­voir une lumière venue de l’intérieur du vase recouvert de 400 grammes d’or pur. « Un vase, habituellement, c’est vide et sombre. Je voulais que le mien contienne de la lumière » précise l’auteur29 qui fait revivre involontairement la légende d’Amaterasu, la déesse du soleil sortant de sa caverne. L’œuvre est remise au président de la Nihon Sumô Kyôkai, asso­ciation nippone de sumô par le Président Chirac, en marge du tournoi de Nagoya, en juin 2000. Le choix de Soulages pour ce trophée a été judicieux. Sur le sport le plus ritualisé du Japon, l’artiste confiait en 1979 à Chieko Hasegawa : « Le sumo aussi est quelque chose de très fort : ce moment où les lutteurs jettent du sel, l’instant où, après le calme, il y a cette dynamique dans laquelle deux corps massifs se per­cutent… Je crois que dans tous les arts, on recherche toujours cet équilibre entre le calme et le mouve­ment30. » Un aperçu de la pratique de Soulages assortie d’un savoir être qu’il aurait pu emprunter au jeu des acteurs du théâtre qui le fascinent : « leur façon d’utiliser le temps, le lent déplacement de leurs corps, le traitement qu’ils réservent à l’espace. » Un temps et un espace que Soulages est « un des très rares artistes à comprendre et à maîtriser31 » dans sa peinture selon Dômoto et Takashina. Un temps que son œuvre traverse. Un espace que son œuvre parcourt sans fin, engendrant des lectures oniriques. Ainsi celle de l’écrivain Erik Orsenna parlant d’un Soulages qui ornait son bureau élyséen et lui apportait la sérénité : « il me semble que ce tableau m’a ouvert l’une des portes du Japon32 » écrit-il. Lectures parfois initiatiques pour un nouveau public japonais confronté à de récents Outrenoir exposés à la galerie d’Emmanuel Perrotin à Tôkyô en 2017. Là même où l’artiste Takashi Murakami est venu admirer les œuvres de son grand aîné.

Soulages, au prisme du Japon, c’est une rencontre sans cesse renouvelée. Là comme sous d’autres latitudes. Face aux interprétations diverses, l’artiste fidèle à sa philosophie sur la liberté du regardeur ne varie pas depuis les premiers jours : « Ma peinture est un espace de questionnement où les sens qu’on lui prête peuvent se faire et se défaire. Parce qu’au bout du compte, l’œuvre vit du regard qu’on lui porte. Elle ne se limite ni à ce qu’elle est, ni à celui qui l’a ­produite, elle est faite aussi de celui qui la regarde. Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète33. »

 

 

27. Le réalisateur Akira Kuro­sawa reçoit le prix la même année en tant que cinéaste.

28. MM. Maurice Gourdault-Montagne, ambassadeur de France au Japon et Thierry Dana, conseiller diplomatique à l’Elysée ont respectivement ini­tié et accompagné le processus de décision concernant le vase. Entretiens avec l’auteur, 2017.

29. Entretien avec l’auteur, 2017.

30. Chieko Hasegawa, « Entretien avec Pierre Soulages », op.cit., p. 223.

31. Pierre Soulages, Shûji Takashina, Hisao Dômoto, op.cit.

32. Eric Orsenna, « C’est de l’ombre qu’il faut faire l’éloge », Le Monde, 27 octobre 2009. L’écrivain était conseiller du Président François Mitterand.

33. Pierre Soulages, Écrits et Propos.Textes recueillis par Jean-Michel Le Lannou, Paris, Hermann Editeur, 2009, 255 p.