La peinture et l’image

La peinture et l'image

  • 19 x 10 cm
  • 76 pages

[extrait]

LA PEINTURE DE PIERRE SOULAGES

Une peinture sans parole et sans image ?

Le choix de l’œuvre de Pierre Soulages pour tenter de montrer qu’il n’y a pas de peinture sans image peut paraître à bien des égards paradoxal puisque s’il est un artiste qui s’est expressément défendu de faire des images, c’est bien lui : « sans langage et sans image », prévient-il en repoussant d’un même mouvement le sens et son illustration. S’il faut toujours écouter les peintres, le problème est de savoir comment car leur propos peut être polémique et fonction d’un certain contexte dont dépend le sens des mots utilisés; ainsi est-il manifeste dans la formule de Pierre Soulages que le mot « image » est pris au sens courant de reproduction visuelle ou de mise en image d’un récit qui lui préexiste, ces deux sens n’étant d’ailleurs pas étrangers l’un à l’autre quand l’image se contente de montrer, comme souvent, ce qui est préalablement découpé par les mots (27). À considérer la très longue tradition — qu’on pense à l’iconographie religieuse — qui a fait de l’image la servante du discours, le double refus du peintre se justifie pleinement, mais la question mérite un réexamen si on dissocie, comme je l’ai fait, l’image de la fonction analogique.

Il est vrai que la peinture de Soulages se donne expressément pour une peinture sans langage et sans image : pas de symbole à faire jouer comme chez Tapiès par exemple, pas de figuration ni d’illustration. Peinture radicalement muette et silencieuse qui ne montre rien d’identifiable ou d’imaginable; peinture aveugle, et d’autant plus que dans la dernière période du peintre les toiles sont toutes de noir vêtues, comme en deuil de sujet et de couleur. Au mariage austère de la peinture avec elle-même, la mariée serait donc délibérément en noir! Rien à dire, rien à voir : sauf précisément la peinture elle-même, somptueusement étalée, lissée, striée, rythmée, comme repliée ou dépliée dans son propre espace, vide certes de toute référence, peinture nue sans apprêt et sans histoire, mais pleine et saturée d’elle-même. Confirmation en est donnée par les cartels où se lisent des titres comme : « Peinture 260 x 202 cm, 19 juin 1963 », « Peinture 189 x 81 cm, 10 janvier 1995 » rien que des dimensions et des dates! On dirait un inventaire, l’acte d’enregistrement d’une naissance des plus banales, la consignation procédurale de simples faits. Une telle œuvre échappe à n’en pas douter à la condamnation platonicienne de la mimétique picturale pour usurpation de nom et tromperie sur la marchandise.

Reste que, pour reprendre la même image, la mariée est rien moins que triste, qu’elle est même éclatante et resplendissante à voir : pâtes somptueuses, textures variées, traces des instruments, pans rythmés. Et puis cette révélation chez Soulages du noir-couleur qui se nuance de toutes les couleurs dans le mélange de la matière et de la lumière, et plus récemment avec les peintures dites « outrenoir » la révélation du noir-lumière où vient rebondir et jouer la lumière. Le fait banal de la peinture, sa registration prosaïque accuse moins la banalité de la peinture qu’il ne la fait resplendir aux limites du langage, comme cet autre bord où les mots ne peuvent aborder. En un sens, la peinture « ce n’est que ça », rien à dire et rien à illustrer, et « c’est tout ça » qui échappe aux mots, qui est plus forts qu’eux : pas à dire mais « à voir »! Il y aurait là plutôt qu’une limite du langage (une limite ça se franchit) un bord infranchissable, le long duquel on pourrait s’approcher au plus près de la peinture sans cesser pourtant  d’en être loin, c’est-à-dire sans solution de continuité pour passer du langage à la peinture et la prendre dans le filet des mots : un bord disjoint comme les deux rives d’un fleuve qui coulerait entre le langage et la peinture ou l’image. Donc oui, on peut dire de la peinture de Soulages qu’elle est sans langage en ce sens que dépourvue de symboles représentatifs ou d’intentions expressives. À cet égard, rien n’est moins expressif d’une subjectivité que les grands gestes neutres de Soulages se refusant à la peinture gestuelle d’un Hans Hartung ou à l’expressionnisme abstrait d’un Jackson Pollock. Dans sa peinture le geste est commandé par son objet et sa matière, et non par l’imagination ou l’état d’âme de l’artiste. D’une certaine façon, une peinture sereine d’artisan sans histoire.

Peut-on dire pour autant qu’elle soit sans image”? Soulages n’a peint pratiquement que des tableaux, c’est-à-dire un espace érigé en tableaux. Il y a donc mobilisation du plan de l’image en vue d’exposer quelque chose en même temps qu’appel du regard pour nous y exposer en retour. Mais exposition de quoi? De la matière qui se fait voir et mieux voir dans l’uniformité, au moins apparente, du noir; de l’espace qui vibre en arrière des barricades du noir ou dans ses interstices, qui se déploie à grands coups de spatule ou de brosse dans les élancements et les vrilles du noir et qui se poursuit hors du cadre dans la lancée du mouvement; de la lumière, tantôt amortie ou absorbée par la matité de la peinture, tantôt intégralement réfléchie par la surface miroitante du noir; du temps enfin dont les rythmes du noir battent la mesure et scandent le passage. Deux choses au moins sont ici à relever. D’une part, l’extraction de la lumière hors de la caverne du noir en une opération qui n’est pas sans rappeler les fameuses peintures de la grotte de Lascaux et qui consiste en une révélation réciproque de la matière et de la lumière; puisque sans lumière la matière, comme trop pleine d’elle-même et aveugle, ne se montrerait pas, et puisque sans matière absorbante et réfléchissante la lumière resterait tout simplement invisible, évanouie dans sa propre transparence (28). Il faut en quelque sorte détacher la lumière d’elle-même et de son rayonnement diaphane, et telle est la fonction primordiale de la tache-écran qui en arrêtant plus ou moins la lumière la révèle, l’incarne en la diffractant ou en la diffusant (29). D’autre part, le balayage de la lumière dans la rencontre du plan du tableau et du regard du spectateur : il s’agit là d’un tout autre registre, celui de l’événement surgissant de la combinaison aléatoire des trois éléments surface-lumière-regard. À la part de l’espace et du lieu s’ajoute donc celle du temps et de l’événement.

Voici par conséquent à quoi expose un tableau de Soulages : au pur ici et maintenant débarrassé de toute anecdote et circonstance, à la croisée vivante de l’espace/temps qui coordonne toute existence.

 

Les vitraux de Pierre Soulages

Bien qu’il ne s’agisse pas de peinture, les vitraux réalisés par Soulages pour l’abbatiale de Conques (Aveyron) sont spécialement intéressants pour aborder la question de l’image vide.

Le vitrail auquel nous sommes habitués est diversement coloré et historié, c’est-à-dire décoré de scènes à personnages; or Conques revue par Soulages n’offre que des vitraux blancs et noirs (puisqu’il faut tenir compte des barlotières et des lignes de plomb) sans aucune figure. Ce parti pris qui en a surpris et même scandalisé plus d’un s’inscrit pourtant dans le droit fil de l’œuvre peint de l’artiste et en un sens l’éclaire (30).

La fonction du vitrail a toujours été triple : ménager des ouvertures pour laisser passer la lumière et éclairer l’intérieur de l’édifice, c’est le rôle de la baie; obturer ces ouvertures pour mettre l’intérieur de l’édifice à l’abri de l’extérieur, aussi bien physiquement (chaleur, froid) que spirituellement (éviter l’intrusion de la vie profane dans l’espace sacré), c’est le rôle rempli par le vitrage opaque; édifier l’esprit en l’instruisant de l’histoire religieuse et le convertir à la lumière de la révélation divine, c’est le rôle du vitrail proprement dit. La signification profonde de l’art du vitrail est dans cette fonction de transmutation de la lumière naturelle en lumière surnaturelle : « les fenêtres vitrées sont les écritures divines qui versent la clarté du vrai soleil, c’est-à-dire de dieu dans l’église, c’est-à-dire dans le cœur des fidèles tout en les illuminant (31)» (évêque Durand de Mende, XIIe siècle).

Pour bien accomplir ses trois fonctions, le vitrail doit être plus ou moins transparent en tous les sens du terme : éclairer l’édifice et éclairer les images pour éclairer le fidèle. En somme le vitrail doit fonctionner comme une fenêtre ouverte non pas sur le monde mais sur son au-delà, sur son arrière-plan divin. La transparence du vitrail est la mise en œuvre artiste, concrète, de la transcendance qui illumine le monde phénoménal. Elle signifie que ce monde-ci ne s’éclaire que si on voit à travers lui, comme à travers les murs de l’édifice, le vrai monde qui lui donne sens. Il faut également souligner les deux dimensions inséparables du vitrail : celle de la peinture d’une part qui offre dans la clôture de son cadre des vues du monde divin, celle de l’architecture d’autre part pour laquelle elle joue comme ponctuation et organisation des surfaces et des volumes de l’édifice religieux. Des trois fonctions du vitrail Soulages n’en a manifestement retenues que deux : l’entrée de la lumière et l’occlusion des ouvertures.

L’absence des figures signifie clairement le refus de l’imaginaire et de la fonction transitive et distractive des images au profit de la méditation. C’est en ce sens qu’il peut y avoir déception à regarder ces vitraux qui paraissent ne rien donner à voir.

Une caractéristique vaut pourtant d’être notée qui ne va pas tout à fait dans ce
sens : les vitraux de Conques ne sont pas transparents mais translucides (32). La lumière ne passe pas par rayonnement, pas plus que ne le peut en sens inverse le regard; elle ne transperce pas le verre mais se répand, s’opacifie en lui comme une sorte de matière laiteuse plus ou moins dense. D’après les définitions du dictionnaire (Le Robert), la différence entre la transparence et la translucidité est notée comme suit : transparent, qui laisse passer la lumière et paraître avec netteté les objets qui se trouvent derrière, translucide, qui est perméable à la lumière, la laisse passer, mais ne permet pas de distinguer nettement les objets, avec un renvoi à diaphane, accompagné de la même définition. Il n’est pas douteux que Soulages ait voulu éviter l’échappée extérieure, vers le monde terrestre aussi bien que divin, pour respecter la clôture et la continuité des murs; ce que vient souligner l’absence autour du vitrail de son cadre traditionnel. Donc pas de distraction possible mais un espace de réflexion ou de méditation.

Mais ce qu’il a surtout voulu éviter, comme il s’en est expliqué (33), c’est l’altération de la lumière naturelle et de la couleur de la pierre par les teintes artificielles des vitraux. Il ne s’agit pas de transfigurer l’édifice en lanterne magique mais, bien au contraire, de le mettre à nu dans un double but : d’une part lui faire jouer explicitement sa fonction de réceptacle et d’instrument de la lumière, d’autre part le révéler en lui-même et pour lui-même, dans sa masse, ses volumes et sa matière. Le vitrail joue donc le rôle d’un modulateur de lumière : la lumière naturelle diffuse dans la masse traitée avec des grains de densité variable et prend une teinte variable en fonction de l’heure et de son incidence sur le verre (du bleu froid à l’oranger chaud). On voit que le parti pris de Soulages a plutôt été d’exalter la dimension architecturale du vitrail que sa dimension picturale. On pourrait presque dire que le vitrail est retourné contre sa fonction première d’ouverture, baie qui laisse entrer la lumière et ménage l’accès au divin, et qu’il revient se loger dans le mur pour en confirmer la clôture.

La dimension picturale n’est pourtant pas absente. Elle est présente dans le traitement de la matière-lumière, dans la transformation-transmutation du rayonnement lumineux naturel en support-surface blanc et opaque. Dans ce passage de la transparence à la translucidité, on passe du rayon qui éclaire à distance au plan opaque du verre qui en retenant la lumière dans sa masse s’offre lui-même au regard; la lumière se fait tache visible dans la matière plus ou moins dense du vitrail.

L’effacement des images revient à nettoyer le vitrail, à le vider pour y inscrire la lumière : la baie n’est vidée que pour s’emplir de lumière, elle n’est plus une trouée dans le mur mais une coulée, une nappe de lumière épaissie et solidifiée. On a là l’exemple même du rôle joué par le plan de l’image conçue comme image vide. En effet on n’a affaire ni à une évasion imaginaire, ni à une effraction de la lumière naturelle directe, crue. La lumière est médiatisée par un plan qui en la retenant et la diffusant dans la masse du verre la donne à voir : le vitrail n’est pas là seulement pour faire entrer la lumière naturelle ou surnaturelle, il est surtout là pour se faire voir. Bien que ces vitraux ne montrent rien de l’ordre de la figure, ils se montrent, et de fait on les regarde pour s’enchanter des jeux de la matière et de la lumière, de la scansion des heures que rythment son intensité et sa modulation. Le vitrail sert de révélateur des teintes variées de la lumière en fonction des heures et des époques de l’année : il joue le rôle d’un analyseur de lumière.

Quant aux barlotières, indispensables pour donner de la rigidité au vitrail, elles lui sont intégrées plastiquement : par leur horizontalité stricte, elles révèlent les rythmes des lignes de plomb qui quant à elles tombent en obliques parallèles. Il s’agit d’imager le mouvement de la lumière naturelle, d’en rendre sensible les ondes changeantes pour produire finalement l’effet de bain lumineux dans lequel est immergé l’édifice; effet qu’accentuent les combinaisons à distance des différents vitraux et leurs rythmes.

Vitraux de l'église abbatiale cistercienne d'Aubazine du XIIe siècle.

Vitraux de l’église abbatiale cistercienne d’Aubazine du XIIe siècle.

Une dernière remarque. Bien que Conques ne soit pas une abbatiale cistercienne, Soulages a dit s’être inspiré du traitement cistercien du vitrail sous l’influence de la doctrine de Saint-Bernard au XIIe siècle. Saint-Bernard préconisait l’union mystique avec Dieu dans la simplicité et la pauvreté. Dieu étant identifié à la lumière conformément à la tradition augustinienne, il fallait qu’elle pénètre simplement et largement pour éclairer la vie du fidèle, d’où le bannissement des ornements et des images susceptibles de distraire de l’action de la pure lumière (34). Il ne semble pas pour autant que Saint-Bernard ait été iconoclaste, à preuve son acharnement contre un iconoclaste militant, Pierre de Bruys, qu’il fera condamner au bûcher.

Faut-il conclure de cet écho à travers les siècles au mysticisme de Pierre Soulages ? Purifié de toute illustration, le vitrail cistercien d’abord incolore puis en grisaille continuait de jouer un rôle de transmuteur de la lumière naturelle en lumière surnaturelle : il s’agissait d’une lumière abstraite, grise, égale qui révélait au fidèle son dénuement et la nécessité de la foi. Les vitraux de Soulages me paraissent avoir un effet inverse : une concrétisation, une matérialisation de la lumière dans l’opacité du vitrail, une variation vivante dans son jeu avec les grains du verre au gré des heures et des saisons. Il ne s’agit pas de conversion pour un au-delà transcendant mais d’une modulation de l’existence et de son rythme par la rencontre aléatoire de la lumière et de la matière.

 


27. C’est cela entre autres que fait jouer la peinture de Magritte : La trahison des images (Ceci n’est pas une pipe), ne montre pas en effet une ou cette pipe mais le cliché qui correspond à l’idée générale que véhicule ce mot.

28. Voir à ce sujet Eliane Escoubas, Imago Mundi, p. 151-163, Paris, éd. Galilée, 1986.

29. Soulages évoque souvent le fiat qui lui a fait prendre conscience de sa vocation de peintre : une tache de goudron sur la verrière d’une gare. Ce qui l’intéressait n’était pas la transparence mais l’existence autonome de la tache à laquelle la transparence servait de révélateur. Rapporté dans Pierre Soulages, Beaux Arts Magazine, numéro hors série, Paris, mars 1996.

30. Conques : les vitraux de Soulages, préface de G. Duby, textes de Christian Heck et de Pierre Soulages, Paris, éd. Seuil, 1994.

31. Voir à ce sujet, Georges Duby, Le Moyen Âge. L’Europe des cathédrales. 1140-1280, Avènement du vitrail, p. 26, Genève, Albert Skira, 1984.

32. Pierre Soulages donne des indications précieuses sur la mise au point de ce type de verre dans Conques : les vitraux de Soulages, op. cit.

33. Ibid.

34. Sur ce point, Georges Duby, Le Moyen Âge. L’Europe des cathédrales, 1140-1280, op. cit., p. 60.

 

Auteur(s) : Vauday, Patrick
Éditeur : Pleins Feux, Nantes, 2002. Parution : 01/01/2002
ISBN: 2-912567-38-6