Léopold Sédar Senghor in Les Lettres Nouvelles

Pierre Soulages

    La première fois que je vis un tableau de Pierre Soulages, ce fut un choc. Je reçus, au creux de l’estomac, un coup qui me fit vaciller, comme le boxeur touché, qui soudain s’abîme. C’est exactement l’impression que j’avais éprouvée à la première vue d’un masque dan. Ce n’est pas hasard, les peintures de Soulages me rappellent toujours les sculptures, voire les peintures négro-africaines. C’est le même mépris de toute vaine élégance, qui ne va pas sans élégance, la même évidence, qui s’impose, la même saisie du spectateur à la racine de la vie.
    Tout grand artiste, tout écrivain authentique, est d’abord informé –pour les dépasser au demeurant- par son milieu, sa race, son éducation. Soulages est un Celte du Massif central, un terrien. Il a passé son enfance à Rodez et dans ses environs. Très tôt, il a été impressionné par les pierres celtiques aux idéogrammes mystérieux, par les sculptures et les vitraux des églises romanes. Plus tard, il a été attiré par les arts primitifs d’outre-mer. Après avoir lu mon article paru dans Diogène, il me révélait : “ Cette esthétique est celle de l’art contemporain.”
    De son enfance terrienne, Soulages a gardé l’amour de l’artisan pour le travail bien fait et le sens de l’outil. Il use, dans son atelier, de tout un arsenal d’outils, dont la plupart sont d’artisans : poinçons, couteaux, racloirs, lames. Il en invente même, cependant que les pinceaux ne sont pas pour autant négligés…
    On comprend mieux, dès lors, que l’art de Soulages, s’il tourne le dos à la nature, n’y est pas moins enraciné. Le public, qui répugne à l’art abstrait, cherche d’abord, devant des peintures abstraites, des références à la nature. Il croit facilement découvrir, chez notre peintre, des pierres, des poutres, des murs, parfois des cheminées, des antennes, des échafaudages. Et tout cela est vivant. Murs moussus, poutres vermoulues, fer rouillé, murs délabrés, tout cela est à l’épreuve du temps. Si Soulages a le sens des formes, celles-ci ne sont pas géométrie. Comme les formes négro-africaines, elles ne sont tracées ni à la règle, ni à l’équerre, ni au compas : elles sont libres, comme mal léchées, avec des empâtements et des glacis, des protubérances et des creux. Ainsi le public n’a pas tout à fait tort quand il recherche des références à la nature. Son erreur est de leur donner un sens qu’elles n’ont pas. “ Si un espace ou des matières presque réels apparaissent au cours de mon travail ”, révélait Soulages à Michel Ragon, “ je les accepte s’ils me paraissent contribuer au contenu poétique de l’œuvre. ” Soulages nous avertit, il est peintre-poète, peintre abstrait.
    Comme le poète, comme le musicien contemporain, il ne vise pas à donner de la nature une reproduction même “ corrigée ”. Il n’a pas pour but de reproduire un paysage, un visage, une scène, mais de traduire plastiquement une vision intérieure. Encore qu’il ne le dise pas, je crois qu’il part d’un sentiment, d’une idée, plus exactement d’un sentiment-idée. Comme ce peintre négro-africain, qui exprimait l’allégresse matinale d’un chant d’oiseau par un damier formé de carreaux blancs et rouges –et il ajoutait, par delà, la silhouette d’un arbre. Il s’agit, chez Soulages, d’un sentiment-peinture, d’une idée-peinture. C’est ainsi que procèdent certains peintres, dont Manessier.
    Mais plus qu’un peintre-poète, un peintre-musicien, Soulages est un peintre-architecte. On l’a souvent fait remarquer, ses tableaux ont quelque chose de monumental. Par les dimensions et le style. Ce sont des sentiments-idée objectivés en objets d’art. Mais, contrairement aux monuments, les objets de son art ne sont pas des objets d’usage. Contrairement aussi aux arts primitifs, où la beauté, loin de nuire à l’usage social de l’objet, contribue à son efficacité. Soulages est un artiste moderne. Ses œuvres sont gratuites, comme les poèmes, comme les symphonies du XXème siècle, au sens que leur valeur sociale n’est que morale : elles sont nourritures de l’esprit et du cœur.
    Voici donc le peintre-architecte, qui ordonne les formes avec une autorité souveraine. Ce sont, en général, de longues formes sombres –cubes, cylindres, plus rarement des courbes : des formes primordiales. Déjà, dans ses peintures de jeunesse, au temps qu’il était figuratif, Soulages avait une prédilection marquée pour les paysages d’hiver, où les arbres, dépouillés de leurs feuilles, ne présentent que leur squelette. Maintenant qu’il nous présente les choses sous leur aspect de bois, de pierre, de fer, le peintre poursuit toujours l’essence. C’est ce souci qui l’amène à une forme analytique où les veines du bois, de la pierre, voire du fer transparaissent dans leur vérité essentielle.
    Si les tableaux de Soulages apparaissent souvent comme de simples échafaudages, c’est qu’il est architecte, non entrepreneur. L’échafaud, au sens étymologique du mot, est précisément l’œuvre de l’architecte. Ici, nous avons affaire à des compositions bien ordonnées, simples, mais fortes. Ce sont de longs traits verticaux, barrés presque toujours de traits horizontaux. C’est une géométrie d’où éclate, cependant, la vie de partout. Comme je l’ai dit plus haut, aucune forme n’est rigoureuse, chacune est marquée par le temps et comme décalée. Les tableaux de Soulages peuvent sembler monotones au spectateur distrait. De fait, ils ont leur style, qui, à vingt mètres, les impose despotiquement à notre attention. Et l’œil attentif y découvre bientôt, sous l’aspect statique, un équilibre dynamique de forces, une vie secrète qui nous émeut profondément. L’apparente monotonie des traits verticaux et horizontaux est rompue par des obliques et des courbes, des asymétries et des syncopes, qui marquent un rythme d’une rare puissance de conviction.
    Si, comme l’affirmait André Gide, le classicisme est un “ romantisme dominé ”, Soulages est incontestablement un de ses plus grands peintres classiques. On sent, à travers ses tableaux, un tempérament riche et généraux, un homme du XXème siècle, qui porte en lui le sens tragique de notre destin. Mais il est plus : il renoue avec les civilisations traditionnelles. En même temps que les grands thèmes du XXème siècle –du siècle de l’atome et des grands cataclysmes- ce qu’il exprime, c’est l’action des forces cosmiques sur l’homme. On le devine, le drame qui est le nôtre, la peinture figurative aux moyens dérisoires n’est plus en mesure de l’exprimer. Il y faut un langage nouveau et très ancien à la fois ; le langage des signes. Tout naturellement, en suivant la voie de son génie propre, Soulages y parvient. Beaucoup de ses tableaux ont le style strict et mystérieux des caractères chinois et des idéogrammes négro-africains. J’ai été frappé de retrouver souvent, sous sa palette –c’est une manière de dire-, l’idéogramme de l’homme en forme de croix, qui abonde dans l’art négro-africain. Idéogramme plutôt de l’homme et du ciel, expression microcosmique de l’univers, de notre destin. Mais l’écriture de Soulages, encore une fois, est libre. C’est en lui-même, au contact des réalités présentes, de notre situation, qu’il invente son langage et des signes nouveaux. Aucune imitation ici, mais une invention originale, personnelle. Soulages est l’un des créateurs les plus féconds de signes.
    Mais le poète – j’allais dire : le musicien – complète l’architecte. Par l’emploi symbolique, mythique plutôt que mystique de la couleur. Car Soulages, contrairement à l’opinion courante, est un coloriste. Bien sûr, toute son œuvre se place sous le signe du noir, qui devient, avec lui, la couleur majeure. Je remarque, en passant que le noir est l’une des trois couleurs fondamentales de la peinture négro-africaine. Employé souvent, pas toujours, comme fond du tableau, il donne relief et vie aux êtres-objets, les défend, en quelque sorte, contre la mort. Chez Soulages, c’est dans les êtres-objets eux-mêmes que règne, avec le noir, la mort. Mais le noir de notre peintre n’est pas un. J’ai distingué chez lui, jusqu’à trois sortes de noirs pour le moins. Et ce noir est vivant, qu’il soit mat ou brillant, épais ou léger comme transparent. En vérité, on trouve, sous sa palette, toutes les nuances du noir au gris. Et les autres couleurs participent, bien qu’à un moindre degré, de cette même vie.
    La fonction de la couleur, chez Soulages, est d’éclairer les formes, de désigner leur sens. Je connais au moins trois versions de l’idéogramme de la croix. C’est la couleur essentiellement qui leur donne leur expression et cette émotion différente qu’elles provoquent en nous. Dans l’une, le bois est noir sur fond jaune ; dans l’autre, le fond est gris ; dans la troisième enfin –une gouache-, c’est le même fond gris, mais le bois s’éclaire de reflets de feu. Dans les deux premières, au demeurant, on trouve, à y regarder de plus près, les mêmes reflets, plus discrets. Et dans toutes, une large tache de lumière, comme fond, à la hauteur des bras de la croix. Examinons maintenant la peinture reproduite dans l’ouvrage de Marcel Brion, intitulé : “ Art abstrait ” (planche VI). Par-delà les larges formes noires, brillent des lueurs d’incendie. Voilà décrypté tout le tragique de notre situation actuelle. Voici l’esprit qui l’éclaire, pour le dévoiler et l’exorciser dans une ordination impérieuse de la matière. C’est ainsi que Soulages nous arrache à la mort en faisant luire l’espoir au profond de nos âmes.
    La dernière exposition de Soulages en France, exposition formée de gouaches et de gravures, nous a révélé un peintre en pleine maturité malgré sa jeunesse –il n’a que trente-huit ans-, prodigieux créateur de formes parce que de moyens nouveaux. Ici, les longues taches noires sont en surimpression sur des ombres plus claires, transparentes, qui seraient leurs doubles, comme dans l’ontologie négro-africaine, et leurs essences. D’où leur coloration particulière en jaune ou bleu, gris et blanc en général. Parfois, celles-ci nous apparaissent sous un aspect minéral, cristallin, et s’opposent, ainsi, à l’aspect “ vieux bois ” des formes ordinaires de Soulages. Là, c’est le bois, la pierre ou le fer lui-même –les mots sont par commodité- qui s’éclaire. Plus loin, c’est une simple tache de lumière –blanche, jaune, rouge, bleue-, projetée sur le fond comme un signe évident et mystérieux.
    C’est dire la richesse de l’œuvre de Pierre Soulages, une des plus significatives de notre temps. Par ses dimensions, sa variété sous l’unité de style, la maîtrise des formes et des couleurs dont elle témoigne, enfin son esprit. L’admirable chez lui, c’est qu’il plonge dans la nature pour en retirer les formes idéales, les archétypes qu’il propose à notre méditation, c’est qu’il capte les forces cosmiques pour nous proposer une solution morale, c’est qu’il a assimilé les leçons des artistes anciens et des “ primitifs ” pour traduire, avec une force rarement égalée, nos problèmes les plus actuels, les plus humains, en nous communiquant le message de l’espoir.

Auteur(s) : Sédar Senghor, léopold
Éditeur : Les Lettres Nouvelles, n°58, Paris, mars 1958. Parution : 01/03/1958