L’Équipe mag avec Soulages. Supplément 100% Blacks

couverture equipe mag Soulages 3

La couverture, ainsi que les pages suivantes, sont créées par Pierre Soulages.

 
Soulages. Noir, la couleur de notre origine

Que représentent les All Blacks pour vous ?
Le noir, celui des All Blacks me paraît appartenir plus au fondamental qu’à cette aimable plaisanterie prétendant qu’ils portaient ainsi le deuil de leur adversaire. D’abord, le noir n’est pas toujours le deuil. Pour la plus grande partie de la planète, la couleur du deuil c’est le blanc. Les symboliques des couleurs, et en particulier celle du noir, sont réversibles : il peut être couleur d’une robe de fête et, à l’opposé, couleur aussi de la robe d’une religieuse bénédictine, toute d’austérité. C’est celle d’un smoking, et aussi des blousons noirs. Celle de l’anarchie et des tenues les plus officielles… Loin de ces symboliques sociales, je pense que pour les All Blacks comme pour tout homme c’est la couleur de notre origine : avant de naître, avant de « voir le jour », nous sommes dans le noir. Dans les époques lointaines de la préhistoire, Altamira, Lascaux, et maintenant avec la grotte Chauvet nous savons que depuis 340 siècles, les hommes allaient peindre dans les endroits les plus obscurs de la terre, dans le noir absolu des grottes, et peindre avec du noir. Pour les All Blacks, avec le haka c’est la volonté d’affirmer leur appartenance à une ethnie qui vient de loin, de la nuit des temps.
 
Vous avez un lien familial très ancien avec les All Blacks…
La première fois que j’ai entendu parler des All Blacks, c’est par ma sœur, mon aînée de quinze ans, ma seconde mère. Elle était l’amie proche de la sœur d’Adolphe Jauréguy, le capitaine de l’équipe de France. Et en 1925, elle avait vu jouer les All Blacks à Toulouse (1). Elle m’en parlait parce que le noir était déjà ma couleur, la même que celle de ces gars qu’on ne pouvait arrêter. Ça la fascinait, je crois. J’avais cinq ans.
 
Vous mesurez 1,90 m, vous avez évidemment joué deuxième ligne
Un jour, en tribune d’honneur, on me présente à Albert Ferrasse (2). Il me regarde et s’écrie : « Deuxième ligne ! ». J’ai joué en effet deuxième ligne, ensuite troisième ligne centre, avec le lycée de Rodez et les juniors du Stade Ruthénois. Pas longtemps donc. Je prenais les ballons en touche. Puis, pour me consacrer à la peinture, j’ai tout abandonné : les cours de pilotage sur un biplan, le Caudron Luciole, la pêche à la truite à la mouche, l’archéologie préhistorique et le rugby. Très longtemps après, abattu par une crise de coliques néphrétiques, je reçois la visite d’un copain médecin qui m’ordonne : « Lève-toi, habille-toi chaudement, je t’emmène ». Une fois dans sa voiture il m’a révélé notre destination: « On va à Colombes voir France-Galles ». J’ai revu ce jeu et brusquement, en le regardant, j’ai retrouvé la joie de vivre. Après le match, parce que « ça allait me faire du bien », on a bu des bières.
 
Allez-vous encore voir des matches ?
De temps en temps, au Stade de France. Le plus souvent c’est à la télévision. Le jeu m’intéresse toujours, même s’il y a moins d’inattendu qu’auparavant. Tout est devenu très codé. Il faut se méfier des techniques trop bien rodées. Je suis contre les académismes. En peinture comme en rugby, le plus intéressant, c’est quand apparaît un nouvel ordre dans le désordre. J’ai dit il y a longtemps : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche ».
 
Peut-il y avoir un rapport entre votre peinture et le rugby ?
Dans toute vraie création, pas seulement picturale, l’inattendu est essentiel. En rugby il est déjà dans la forme même du ballon, ovale, difficilement prévisible, on ne peut savoir où il va rebondir, le hasard est présent. Et pas seulement dans les rebonds capricieux d’un ballon mais surtout dans tout qui se présente au cours du jeu. Comme en art, il faut être attentif à ce qui échappe à l’intention. Pour aller du rugby à la création artistique, je citerai ces mots d’un grand poète, un mystique, Saint-Jean de la Croix : « Pour toute la beauté jamais je ne me perdrai, sauf pour un je ne sais quoi qui s’atteint d’aventure ». Tout est dans ce je ne sais quoi, qui remet tout en cause. Non pas qui se rencontre, mais qui s’atteint, il y a un effort. On voit bien le rapport à ce jeu qui nous réunit aujourd’hui.
 
Ce sont les All Blacks qui nous réunissent et vous êtes le peintre de la lumière du noir…
Depuis toujours, ma peinture vit des rapports du noir avec la lumière et les couleurs. Mais depuis plus de trente ans elle est fondée sur les pouvoirs artistiques de l’inépuisable diversité de la lumière reflétée par les états de surface d’un unique noir. Ces peintures ont été intitulées « noir- lumière ». J’ai tenu à compléter – même si cette définition convient admirablement aux All Blacks – par le mot « outrenoir ». Je l’ai inventé à l’image d’Outre-Manche, Outre-Rhin pour désigner un autre pays, un autre champ mental que celui du noir.
Le rugby des All Blacks est aussi outrenoir, « beyond the black », au-delà du noir. Ils sont le noir-lumière du rugby.
 
Entretien réalisé par Olivier Margot en 2011 pour le journal « L’équipe »
 
(1) Victoire 30-6 des All Blacks sur l’équipe de France. La tournée des « Invincibles » en Irlande, au Pays de Galles, en Angleterre, en France et en Colombie britannique comportait 32 matches. 32 victoires, 858 points (dont 618 points d’essais !) contre 111.
(2) Ancien président de la FFR.

Éditeur : L'Équipe. Parution : 10/09/2011