Édouard Adam – par Pierre Soulages

Propos recueillis par Philippe Ungar en juillet 2011

Lorsque j’ai commencé à fréquenter la maison Adam, il s’agissait encore d’une droguerie : j’y trouvais de la colle de peau pour enduire les toiles, les ménagères s’y approvisionnaient en lessive. Nous étions en 1946, je venais de m’installer dans un atelier rue Schœlcher, à Montparnasse! Le fils, Édouard, quittait à peine l’enfance et il commençait à travailler là, en blouse blanche, il servait les clients. J’ai tout de suite senti que ce jeune homme éprouvait de la curiosité pour le travail des artistes. Plus précisément, il était intéressé par la relation entre les matériaux qu’il vendait et ce qu’en faisaient les peintres ou les sculpteurs. Il pressentait dans les choses matérielles ce qu’elles pouvaient engager de l’ordre de la poésie et de l’art. Je lui ai dit : « Vous proposez quelques pinceaux, quelques produits, très bien, mais pourquoi pas d’autres matériels pour artistes Des châssis par exemple ? » Alors Édouard a cherché des menuisiers et il a fait faire des châssis. Puis sont venues des couleurs s’ajoutant à celles utilisées par les peintres en bâtiment. Il a grandi auprès de son père qui a eu l’intelligence de le laisser faire, qui a compris l’intérêt du magasin à se développer dans cette voie. Adam-Montparnasse est devenu une maison-phare pour les peintres et les sculpteurs de Paris, Édouard est devenu un personnage de la vie artistique parisienne.

Un jour, je me suis trouvé à la boutique avec le jeune fils d’un couple d’amis peintres, Marie Raymond et Fred Klein que je connaissais de longue date. Ce garçon est tombé en arrêt devant un fût de bleu outremer : « Oh, ce bleu, ce bleu ! » Une lumière s’est allumée dans son œil, et la même lumière a éclairé le visage d’Édouard. Ce garçon s’appelait Yves Klein, et de toute évidence, ce jour-là, il s’est passé quelque chose entre lui et le jeune patron du magasin. Finalement, Édouard a créé le médium grâce auquel le bleu Klein est né ; pour moi il faisait broyer du noir en pâte ferme. Ensuite, les tubes de couleurs ne me suffisant pas, il a trouvé des tubes plus gros, puis des pots, des kilos de couleurs. Je lui ai même acheté aussi un spalter, un grand pinceau plat, en martre, pour des couleurs plus liquides. L’objet valait une fortune. Édouard m’a dit si souvent de le laver soigneusement après usage que je l’ai toujours, Mais je ne m’en sers plus.

J’ai rarement vu Édouard derrière son comptoir. Il allait dans les ateliers, il observait la façon dont on utilisait ce qu’il nous avait vendu, et pourvu qu’on l’interroge, il n’était jamais avare de conseils. Il avait gardé de l’époque marchand de lessives, de blanc gélatineux et de balais, un côté ouvert à l’artisanat et l’atmosphère de son magasin s’en ressentait. Chez lui, on se sentait plus libre d’inventer, plus libre de choisir d’autres techniques que celles fixées par l’usage académique. On trouvait des produits qui n’étaient pas forcément destinés à la peinture artistique telle qu’elle était conçue, définie, arrêtée par la tradition, et c’est grâce à cet homme que l’on osait se les approprier. Il les testait dans son petit laboratoire et s’il était satisfait, il nous les faisait essayer. Il incarnait la liberté au cœur des techniques et de leurs possibilités artistiques.

Braque, Dubuffet, Hartung, Pierrette Bloch, Zao Wou-Ki, et beaucoup d’autres artistes sont allés ensuite chez Édouard Adam. Je suis heureux de l’avoir vu grandir. De l’avoir vu naître, même, et devenir un grand marchand de couleurs. Il a été pour moi, comme pour les autres qui sont venus chez lui, plus qu’un fournisseur, un conseiller. Il est resté mon ami, de ces amis qui font partie de notre quotidien sans qu’on ait besoin de les voir tous les jours.

Pierre Soulages