Pierre Soulages. Le Creusot

Le catalogue (extraits)

Sommaire

Avant-propos / David Marti
Une autre voie / Laura Goedert
11  Pierre Soulages, Le Creusot  / Lydie Dattas
13  Un acte de vérité / Clotilde Courau
16  La présence de Pierre – Tu ne mourras pas demain  / Christian Bobin
46  Les abattoirs du noir / Lydie Dattas
54  Soulages, l’icône noir / Raphaëlle Ziadé
80  Regards photographiques croisés / Vincent Cunillère
96  Postface, 9 juillet 2018  / Ivan Kharaba
100 Liste des œuvres exposées

 


 

David Marti
Maire du Creusot – Président de la Communauté urbaine Creusot-Montceau

Avant propos

Après les expositions dédiées à Félicien Rops ou au surréalisme belge qui, ces dernières années, ont permis à la ville du Creusot de se positionner sur la scène internationale, nous nous réjouissons de pouvoir poursuivre notre ambition artistique. Une ambition qui s’interdit la stérile et complaisante répétition d’un même encrage géographique ou d’une seule période historique au profit d’un renouvellement constant. Le choix d’un artiste contemporain est d’autant plus heureux qu’il s’agit de Pierre Soulages, le plus grand peintre de la scène française actuelle qui se refuse toujours, malgré la familiarité du public et sa reconnaissance, à sombrer dans la répétition d’une formule à succès.
Cette exposition ne répond ni aux critères traditionnels d’une rétrospective à l’occasion de l’anniversaire de l’artiste ni à la périodique révision de l’œuvre. Dérogeant à la règle et anticipant l’hommage national qui sera rendu pour le centenaire du peintre, nous avons mis sur pied cette exposition car nous avions envie de célébrer l’un des grands jalons de la création universelle.
Nous n’aurions sans doute pas besoin de nous exprimer si nous étions immortels. Ce projet est la concrétisation de l’histoire d’une ville qui désire proposer un accueil chaleureux à l’œuvre d’un artiste exceptionnel. Il s’agit d’offrir à ce diamant noir un écrin d’acier rougi par le feu et de provoquer un heureux hasard, résultat de soutiens exceptionnels et d’enthousiasmes partagés. La ville tout entière a vite saisi l’importance de cet événement. Chaque habitant réquisitionné pour faire aboutir ce projet, y va sans la moindre objection, du moment que c’est « pour Soulages ».
Dans un discours que le peintre James Ensor adressa à l’occasion de la célébration de son 75e anniversaire, il s’exclama : « Pas de murs, pas d’éloignements, pas de clefs, pas de serrures, pas de cadenas picturaux. De la sensibilité. De l’amour ».
Les textes inédits de ce catalogue vibrent de ces paroles. Tous joignent leurs contenus dans une contribution commune à l’hommage rendu à la beauté et la richesse indicible du caractère sacré de l’œuvre de Pierre Soulages.

 


Laura Goedert

Une autre voie

«  L’histoire de l’art est trop souvent celle des discours critiques plus que celle des tableaux, tant le monde préfère les rassurants éclairages d’un commentaire à l’interrogation muette de la peinture » disait Daniel Abadie1, célèbre historien de l’art. Comme un écho vibrant à ces quelques lignes, la puissante œuvre de Pierre Soulages nous force à nous arrêter et à nous émanciper de ce sommeil. Cette œuvre immense, qui prend départ dans l’épaisseur de la seconde Guerre mondiale se poursuit toujours dans un renouvellement infini. Pierre Soulages déshabille l’histoire de l’art de ses oripeaux mythologiques, sociaux ou historiques pour nous offrir une peinture « autre », dont la première œuvre pourrait tout aussi bien être la dernière. Nourrie de matériaux, chargée de sens qui se construisent et se déconstruisent en croisant l’histoire propre de chaque regardeur, les énigmatiques toiles de l’artiste nous dévoilent les profondeurs de l’humanité toute entière. En ce sens, Pierre Soulages entretient un discours très factuel au sujet de ses œuvres : chacune d’elles étant désignée par sa hauteur, sa largeur et sa date d’achèvement. L’artiste se refuse toute évocation esthétique ou morale qui prédéterminerait la lecture du spectateur, sa sensibilité et ses interprétations multiples. L’œuvre vit du regard qu’on lui porte. Elle ne se limite ni à ce qu’elle est ni à celui qui l’a produite, elle est faite aussi de celui qui la regarde. Ma peinture est un espace de questionnement et de méditation où les sens qu’on lui prête peuvent venir se faire et se défaire affirme-t-il.

Cependant, si cette « Grande Peinture » ne peut que tendre au dépassement de la tradition et se rendre réfractaire au déchiffrement simplifié de l’histoire événementielle, elle n’en reste pas moins pleinement enracinée dans la création artistique contemporaine dont elle a réinventé l’abstraction. C’est peut-être, aussi, ce paradoxal mélange de racines et d’universalité qui nous émeut et nous fait osciller entre fascination et questionnement devant les peintures de Pierre Soulages. D’ailleurs, dès les années cinquante, la supériorité de l’artiste sur les conventions vacillantes du paysage artistique de l’après-guerre, est attestée comme en témoignent sa première exposition personnelle à la Galerie Lydia Conti (Paris) en 1949 mais aussi l’acquisition d’œuvres par le Guggenheim Museum et le Museum of Modern Art à New-York, la Tate Gallery à Londres ou encore le Musée national d’art moderne de Paris pour n’en citer que quelques-uns. Par la suite, de nombreuses expositions et notamment la grande rétrospective de 2009 au Centre Pompidou, ont fait aimer l’œuvre de Soulages à un public bien plus large que celui des esthètes ou même des amateurs d’art, engendrant un amour calme et passionné des Outrenoirs.
À l’aube du centenaire de l’artiste, L’arc et le Pavillon de L’Industrie du Creusot, animés par une secrète affinité avec cette œuvre souveraine, se sont associés pour rendre hommage au génie ouvrier de Pierre Soulages. Ce serait une gageure de vouloir retracer quantitativement le par-cours d’une vie et de détailler l’incessant renouvellement d’une œuvre qui compte déjà d’impressionnantes monographies. Dans cette épopée de la création contemporaine, cette exposition a été rêvée comme un hommage à une poétique de l’espace et de la lumière, un hommage à la forme (et aux relations des formes entres elles), à la précellence du signe et à cette constellation de « paysages intérieurs » qu’il ins-pire. Comme une rançon de leur gloire, peu d’artistes d’une telle envergure échappent à une idée convenue de leur travail. Puisse cette exposition (n’est-ce pas d’ailleurs le rôle de toute exposition ?), surprendre l’œil du visiteur averti et celui de l’amateur mais aussi, avant tout, déclencher l’émotion esthétique et ouvrir le dialogue avec des œuvres de diverses typologies pour mieux appréhender la diversité du travail de l’artiste. Ainsi, aux « présences » Outrenoires désormais si célèbres, répondront lithographies, sérigraphies, eaux-fortes, gouaches sur papier et l’un des rares goudrons sur verre encore existants.
La ville du Creusot et, de manière plus élargie, le territoire de la communauté urbaine Creusot-Montceau, a incontestablement réussi sa percée dans l’univers industriel. Cette région enclavée au centre de la France est aujourd’hui l’un des acteurs mondiaux de la métallurgie et autres technologies de pointe. A priori, tout éloignait d’une terre jadis cou-leur charbon les préoccupations raffinées des gardiens de l’art. Et pourtant, ce projet d’exposition a permis de mettre au jour l’étonnante rencontre entre un artiste concret et l’histoire commune du Creusot et de son industrie. Certains prêts, notamment ceux qui proviennent de chez Schneider Electric2, témoignent d’une fascination de dirigeants d’entre-prise éclairés pour les réalisations « matiéristes » de Pierre Soulages. Sans doute ont-ils perçu dans l’austérité et la sévérité de ces « anti-monochromes » une merveilleuse exploitation de la matière (dont l’acrylique qui a ouvert de nouvelles voies d’expérimentation pour l’artiste). Ce va-et-vient entre la peinture de Pierre Soulages et les préoccupations industrielles se retrouve dans les propriétés physiques du support, les matériaux utilisés, dans les outils choisis pour obtenir les effets escomptés mais également dans un processus de recherche jamais assouvi. A contrario, peut-être l’œuvre du peintre émerveille-t-elle aussi par sa liberté de pouvoir rester ouverte à l’accident ? Et quel extraordinaire accident marqua le début de l’année 1979… c’était la naissance de la lumière comme matière.3 Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir. Les différences de texture réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale, dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. Mon instrument n’était plus le noir, mais cette lumière secrète venue du noir. Peinture, techniques et industrie dialoguent dans cette exposition que nous pourrions définir comme un syncrétisme de strates typologiques, matérielles, géographiques, historiques et émotionnelles. Un coup de pied dans les cloisonnements implicitement convenus de tous et une voie ouverte vers une nouvelle valorisation du patrimoine culturel industriel. À l’heure où l’histoire de l’art est un produit de consommation facilement digéré, les Outrenoirs de Pierre Soulages gardent leur sidérant pouvoir. Puissent-ils le garder à jamais et nous rappeler à chaque instant l’étonnement de nos vies obscures.
Nous tenons à exprimer notre gratitude envers les nombreux prêteurs sans lesquels cet événement culturel n’aurait jamais pu voir le jour. Collectionneurs privés, institutions publiques et conservateurs de musées n’ont pas ménagé leurs efforts pour répondre à notre sollicitation et nous accompagner dans cette aventure. Ce pari osé, qui s’amuse à déconcerter tout en étant profondément respectueux et admiratif des lieux « officialisés » de la culture, n’aurait pu voir le jour sans le regard chaleureux et accompagnateur de Pierre et Colette Soulages. Nous leur en sommes infiniment reconnaissants. La réussite d’un projet de cette ampleur est aussi le fruit d’une étroite collaboration et du soutien bienveillant des auteurs de ce catalogue. Nous leur adressons notre très profonde gratitude. Ce projet a bénéficié de crédits supplémentaires de la part de la ville du Creusot et de la Région Bourgogne-Franche-Comté. Ce soutien éclairé a été accompagné par de généreux mécènes.
Nos remerciements vont à toutes ces personnes qui ont su saisir l’occasion de cette exposition pour participer à l’hommage rendu à une œuvre essentielle.

1_ Daniel Abadie a été successivement conservateur au Centre Pompidou
– où il a réalisé entre autres les rétrospectives de Dali, Pollock, Dubuffet – et directeur pendant dix ans du Jeu de Paume. Il est l’auteur de très nombreuses monographies  des plus grands artistes contemporains et a assuré le commissariat de nombreuses expositions : Magritte, 2003 ; Jean Dubuffet, 2001 ; Georges Pompidou et la Modernité, 1999, etc. 

2_ Le Creusot est le berceau industriel du groupe Schneider. Son fondateur, Eugène Schneider, est également le Président fondateur de Société Générale dont la collection compte une œuvre de l’artiste.

3_ « La lumière comme matière. Les outrenoirs de Pierre Soulages », entretien de frère Philippe Markiewics, Arts sacrés, n°1, septembre-octobre 2009.

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