Les noirs sont la matière de la lumière, par Mario-Andreas von Lüttichau

Dans son dernier portrait de groupe, De Staalmeesters, de 1662, Rembrandt représente les maîtres de la guilde des drapiers d’Amsterdam. Cette instance était chargée de vérifier et de contrôler la qualité et la quantité des étoffes fabriquées, teintes et vendues par ses membres. Le personnage assis au centre en est le président. Le livre de comptes ouvert devant lui contient la quantité et l’évaluation de la production des membres. Le noir et le bleu étaient les tons habituels de l’habillement à cette époque, et l’on portait une attention particulière au noir des étoffes. L’étoffe noire portée par les Staalmeesters doit témoigner de l’exigence de qualité, et Rembrandt est chargé de manifester dans ce tableau les caractères et l’ambiance de l’assemblée annuelle. Aucun autre artiste, avant ou après l’âge d’or de la peinture descriptive hollandaise, n’est parvenu à produire ce noir presque palpable, à la fois iridescent à la surface du vernis et plein en profondeur. Mais les personnages du portrait de groupe de Rembrandt reflètent aussi un moment socio-politique intéressant : le ton noir uniforme nivelle l’individualité des maîtres drapiers. Au sein d’une société de castes, Rembrandt met en scène collectivement un cercle dirigeant. Les insignes de leur pouvoir sont introvertis et uniquement reconnaissables à la structure et au traitement de leurs vêtements.

Ces structures cachées, enfouies dans le noir par Rembrandt, nous les retrouvons dans les tableaux noirs de Pierre Soulages réalisés depuis les années 1970, parfois en dialogue avec le bleu de lapis lazuli et de délicates traces et lignes de blanc venant apporter du mouvement – toujours en contraste avec le noir comme les cols d’un blanc vif des drapiers. Des séries de tableaux noirs de grandes dimensions, comme les Polyptiques, laissent apparaître dans leur présence monumentale des profondes lignes tracées dans la pâte de la couleur. Elles structurent la texture lisse, mate et brillante et constituent des ordonnancements changeant composés de sillons et de crêtes horizontaux, verticaux, ou obliques. Soulages appelle « outrenoir » cette propagation radicale du noir pur et parle d’un « unique noir de ces peintures noires, ce sont des différences de textures, lisses, fibreuses, calmes, tendues ou agitées qui, captant ou refusant la lumière, font naître les noirs gris ou les noirs profonds ».

La régie de lumière définie précisément à Conques par Soulages relie le Français au Néerlandais. La mise en scène du portrait de groupe De Nachtwacht (La Ronde de Nuit, achevé en 1642), plongée dans une lumière théâtralisée, montre des membres d’une compagnie de gardes civils. Les deux personnages faisant des gestes au centre du tableau sont le capitaine Frans Banning Cocq, vêtu de noir, et son sous-lieutenant Willem van Ruytenburgh, qui marche devant en diagonale, magnifiquement représenté dans un uniforme d’un blanc lumineux. Rembrandt, dans cette œuvre, s’avère être aussi un metteur en scène conscient de l’effet scénique et plastique de la lumière sur ses acteurs en action. Nous percevons ses espaces comme des boîtes noires – des zones presque dépourvues de lumière du jour. Comme sur une scène de théâtre, la lumière a une force performative. Elle définit des actions et les met en mouvement. De la même façon, Soulages sait installer ses tableaux noirs. Il fait de l’espace d’exposition une scène, dont la lumière crée des tableaux prenant forme comme des sculptures autonomes – en parfaite conformité avec ce qu’écrit le linguistique et essayiste Henri Meschonnic : « Les noirs sont la matière de la lumière ». Mais les spectateurs sont confrontés à un autre type d’obscurité : l’obscure. Différente de la nuit abstraite, l’obscure est plus émotionnel ; il a une dimension mystique. Il suscite l’effort de vouloir la pénétrer – au risque de s’y perdre.