Les Polyptyques de Soulages dans l’art contemporain – Pierre Daix

S’il est exact, comme le faisait remarquer Fabrice Hergott lors de l’exposition Polyptyques au Louvre en 1990, que « depuis les années cinquante du XXe siècle, la question des limites du tableau, et par extension celle des limites de la peinture et de l’art sont omniprésentes », encore faut-il bien voir que la mise en cause actuelle de ces limites a des significations fort différentes, voire opposées selon que l’artiste entend faire éclater le tableau de chevalet, le déconstruire en tant qu’objet peint, voire en sortir carrément afin d’envahir l’espace ambiant à la façon hétérogène d’une « installation », ou bien au contraire magnifier le tableau, en outrepassant sa surface, en déployant son homogénéité spécifique au-delà du cadre, afin d’assurer par un objet multiplié un rayonnement plus complet à la peinture.

Cette dernière manière de concevoir le polyptyque l’oppose évidemment à sa conception traditionnelle et à ses variations apparemment modernisées qui tendent simplement à imposer par la plus grande ampleur leur narration, leurs représentations, voire leur fonction décorative. Situation complexe donc. Comme tout ce qui a trait à la matérialité de la peinture, le polyptyque renvoie à l’usage que le peintre en fait.

Son histoire risque de nous égarer parce qu’on remonte aussitôt à l’éclatement des retables, des diverses formes de tableaux d’autels, c’est à dire à des œuvres au redépart de la peinture dans la pré-Renaissance du XIIe siècle où la diversité des tableaux était imposée par la fonction, sans assez prêter assez attention au fait que, pratiquement dès l’invention de la perspective, deux siècles plus tard, c’est à dire de la mise en œuvre d’un contenu complètement différent par la création d’un espace unitaire, autonome dans le cadre du tableau, la sortie des limites de celui-ci s’est trouvée posée, mais sans en briser le cadre devenu nécessaire à la mise en œuvre de la perspective. Un Piero della Francesca n’hésite pas à couper des morceaux de ses édifices ou le vêtement d’un donateur pour bien marquer que la scène religieuse qu’il peint déborde de son tableau. Qu’il n’en est en somme que le truchement. Et il invente de couper la plus grande partie de la croix dans le Transport de la croix des fresques d’Arezzo (alors que le mur ne lui est pas limité), ce qui engendrera par la suite dans ce thème-clef du Portement de croix des audaces de découpage dont la célébrité sera inouïe, chez Giovanni Bellini, plus encore chez Giorgione.

Ce besoin du passage hors des limites n’est pas simplement religieux, Piero comme Uccello coupent, avec la même tranquillité (et le même sens d’un au-delà du tableau) les lances qui architecturent leurs scènes de bataille. C’est révolution classique et illusionniste qui mettra le problème de côté, en introduisant par exemple la veduta, tandis que le cadre du tableau se voit sacralisé.

Ce n’est pas un hasard si le problème de ces limites, posé d’abord de l’intérieur du tableau, revient avec la transformation moderne de la peinture et la compréhension de plus en plus poussée par l’impressionnisme et surtout le cubisme de l’autonomie du tableau en tant qu’objet. Comme on le sait, l’irruption de la photographie dans le champ visuel des peintres entre 1840 et 1860 a eu, entre autres effets, de les contraindre à mettre en doute leur possibilité d’ouvrir une fenêtre sur le monde ou de réduire celui-ci en l’organisant à leur guise dans une scène de théâtre. La rencontre des interrogations intellectuelles apportées par une technique industrielle avec celles posées par l’espace différent de la peinture extrême-orientale allait produire un bouleversement conceptuel dont s’est accélérée et amplifiée la mise en cause de la perspective classique.

A partir du moment où la peinture ou le dessin s’affirment comme un découpage arbitraire, autonome, justifié non plus par la réalité « extérieure », le motif, et la construction de la ressemblance, mais par l’organisation des formes, des couleurs et des rythmes de l’espace « intérieur », c’est en fait tout le statut du tableau de chevalet qui se trouve mis en cause.

Du Guitarrero de Manet qui, en 1861, comme le note Antonin Proust, « tue tout ce qui l’entoure », aux Cézanne de la Sainte-Victoire, se dégage l’idée, le tableau rayonne, non par ce qu’il représente, mais par sa puissance de réorganisation de l’espace et des objets, comme un agent de transformation du regard. C’est cette leçon qui va conduire Braque et Picasso dans la période héroïque du cubisme, puis au temps des papiers collés et des premières sculptures à forme ouverte, à créer, comme le repéra Jean Paulhan, des œuvres où la peinture était devenue une « machine à voir ».

Même si Braque et Picasso n’en voulaient pas, ce cubisme qu’on appela synthétique contenait déjà la possibilité d’une peinture abstraite comme Mondrian s’en aperçut après un bref passage expérimental. Il fonctionnait par signes, rythmes, modulation d’espaces, même si le peintre coupait le cordon ombilical avec le réel enregistré par la vision. On sait qu’il fallut une génération pour que la peinture abstraite se libère elle-même du cadre à remplir, comme de la justification par la géométrie, s’accepte expression du geste, des rythmes, du dialogue, des débats du peintre avec la matière colorée, dans la création d’un espace qui était produit par elle, bref qu’elle dépasse effectivement les contradictions issues de la « figuration ».

Soulages a surgi dans ce mouvement comme un des plus radicaux dans sa démarche d’une peinture agissant par sa matérialité même. Je me souviendrai toujours du choc que j’ai reçu en le découvrant chez Lydia Conti en 1949, d’abord à cause de l’austérité de ses grands signes, de ses réseaux au brou de noix, mais aussi parce que l’exposition toute entière créait un espace différent. J’ai éprouvé le sentiment qu’il était dommage que ces œuvres soient plus tard dispersées, tant elles transformaient par leur accumulation tout l’espace de la galerie. Mon ami Guillevic, le poète, en me signalant l’exposition, m’avait dit : « Toi qui as passé tellement de temps en prison, tu risques de t’y retrouver… » C’était tout le contraire. Je n’éprouvais aucun sentiment d’enfermement, car cette peinture conquérait l’espace. Ces grands signes n’avaient rien à voir avec des barreaux qui achèvent de vous isoler de la liberté, puisqu’ils rayonnaient dans la lumière, au delà même du cadrage qui les coupait, détruisant en fait les limites.

Quelque quarante ans plus tard, l’art de Soulages nous a appris tout ce qu’il y a eu chez lui de délibéré, de pensé, déjà dans ses premières peintures, pour assurer leur rayonnement, avec, par exemple, la volonté qu’elles ne soient en rien isolées de l’espace ambiant, puisque non seulement, comme ses aînés, il refusait le cadre, mais en outre la baguette qu’on y substituait. Au surplus, alors que les effets cubistes dont j’ai parlé intervenaient optiquement par des reliefs, des contrastes de matière et de couleurs, mais sans travailler directement avec la lumière, les toiles de Soulages, dès le départ, ont apporté la nouveauté troublante d’une lumière interne, donnant souvent l’impression qu’elles étaient peintes sur de la lumière. Non point à la façon impressionniste d’Impression, soleil levant qui crée ainsi la profondeur et une sorte de naissance des formes à partir d’une brume indifférenciée, mais à l’inverse, parce qu’elles s’ouvraient sur un au-delà. Le spectateur se trouvait bien au-dedans d’elles, immergé dans leur densité, mais appelé à les traverser, pour aller avec elle plus loin.

Soulages est désormais aux prises avec un espace autre, qui s’ouvre à partir des traces puissantes que posent ses pinceaux. Un espace neuf qui le contraint à réfléchir au prélèvement qu’y opèrent ses tableaux. Ce qui l’a conduit, comme on sait, à penser leur format. Donc leurs limites. Et les rapports de sa peinture avec ses limites matérielles. Autant de démarches qui étaient celles des premiers peintres à manier la perspective, et comme une aventure sans précédents, ni garde-fous. Ce qui nous émeut en eux, c’est précisément de comprendre à quel point tout leur faisait problème. Non seulement les recettes n’existaient pas, mais, ils ne savaient pas s’ils avaient le droit (même du point de vue religieux qui leur semblait essentiel) de faire ce qu’ils faisaient.

Soulages s’est trouvé dans la situation, certes apparemment inverse, du tout est permis légué par ses aînés, mais son inquiétude ne le cédait en rien à celle de ses lointains devanciers, car c’était à lui, à chaque pas, de se demander où son art allait vraiment, tout en le réalisant. Et l’on repère constamment ses transgressions de toutes les sortes de limites qu’il rencontrait. Trouer le cuivre dans une gravure par exemple. C’est-à-dire déranger, violenter l’espace, la relation entre l’espace gravé et celui de la feuille de papier. Peindre des surfaces qui recouvrent, sauf quelques en brèves échancrures, toute la toile (cassent le all over, tout en l’imposant plus délibérément), ou peindre ces surfaces en suspens, descendantes comme des stalactites. Ajoutons y l’insolite des formats, la monumentalité, de plus en plus la peinture de Soulages s’est affirmée comme une intervention dans l’espace et la lumière qui redistribuait en quelque sorte l’espace du spectateur.

 

La photographie de l’exposition organisée à Houston en 1964 par James Johnson Sweeney révèle des toiles de Soulages suspendues de façon à former par elles seules autant d’épis. Principe qui fut généralisé dans l’exposition de 1979 au Musée National d’Art moderne révélant les « peintures noires » et qui la fit fonctionner comme une sorte d’immense « polyptyque éclaté ».

Le rôle initial du polyptyque dérivait des étagements des fresques déroulant une histoire sacrée et visait à y intégrer le spectateur qui se voyait cerné par une succession d’images contraignantes. C’est un peu, à ce qu’on sait, ce que réalisa Van Gogh dans la chambre de la « maison jaune » à Arles qu’il préparait pour Gauguin en y accrochant quatorze de ses toiles de chrysanthèmes. Chez Soulages, le polyptyque assure certes les grands formats, mais au lieu de produire seulement un effet de mur, encore accru par les dimensions, ses ruptures assurent en fait des relations différentes avec la lumière, des contrastes de rythmes changeants qui peuvent aussi être produits par cassure, césure sur une même toile – et Soulages ne s’en prive pas – mais que les associations de toiles horizontales ou verticales permettent au regard de recevoir comme des sources autonomes et convergentes. Ce qu’une toile unique, en dépit de ses trompe-l’œil n’autorise pas.

Du coup se trouvent réunies l’autonomie du tableau, de chaque partie du polyptyque agissant en tant qu’objet indépendant, et l’effet de concentration d’un ensemble réagissant globalement sous la lumière en fusionnant les contrastes de ses différentes parties. La monumentalité ne tient pas simplement au déploiement accru, mais à des associations de peintures vivantes dans leur symbiose, qui réagissent à leur symbiose. L’intensification, si fondamentale dans la démarche de Soulages comme l’avait tout de suite repéré Sweeney, trouve ici de nouveaux accomplissements, mais nous ne sommes encore qu’au début de cette aventure où Soulages explore à sa façon cette contradiction de la peinture entre l’un et le multiple, l’un et la série qui hanta si fort les modernes de Monet et Cézanne à Picasso, mais qu’il ouvre à sa peinture abstraite avec une détermination inégalée et une magnifique richesse.

Et que son inventivité toujours en éveil nous reconduise au début de l’aventure de l’art occidental a le mérite aussi, en ce temps où tant de critiques à la mode y vont de leur couplet sur la mort de l’art, de nous remémorer que la peinture reste plus que jamais cette cosa mentale, partie intégrante de l’esprit humain, aussi infinie que lui et qui ne cesse de se découvrir d’autres horizons.

 

Pierre Daix