Pierre Soulages l’imprévisible

Pierre Soulages m’a dit : « au jeu de paume, on dit qu’une balle est vivante quand elle est imprévisible ». La merveille de cette phrase : c’est tout l’art. Dans un parler par parabole. Et c’est aussi ce que montre sa peinture, l’art comme parabole et mise en acte de la liberté. En rapport avec cette autre évidence non-évidence, la pensée comme passage à l’acte de la liberté. Et du coup aussi la pensée comme un art.

La liberté – l’anti-intention. Parce que l’art ne relève pas du je veux et je sais. Trop facile. Là où domine l’intention, ça se voit. Cruel, mais c’est ainsi. Comme disait Roger Vailland : « Soulages n’a jamais d’intention quand il commence une toile» (1). Quand Soulages admire Matisse, c’est parce que « son art est toujours resté ouvert à l’imprévu » (2). Et l’imprévu est aussi inscrit dans le « noir-lumière », les lisses et les striés des grands noirs, selon le déplacement du regard.

L’imprévu, le changement est une constante chez Soulages – se détourner des « schémas répétitifs », des «modèles académiques » (3). Ce qui est drôle, ici, c’est qu’il parlait du rugby. Ce qui montre que quelle que soit la chose évoquée, Pierre Soulages parle de l’art. Car le regard est le même. Quand il distinguait les savoir-faire selon trois types : les « métiers naturels », ceux des peintres de Lascaux ; les « savoir faire culturels », à partir des techniques propres à chaque art, et à chaque artiste ; et les « savoir-faire appris, dont le plus bel exemple est l’académisme du XIXe siècle auquel se réfèrent encore nos traumatisés de l’art contemporain. Ce métier artisanal qui se répète dans le vide et l’ennui n’est rien d’autre qu’un emprisonnement ». Oui, l’art comme liberté.

Et rien à voir avec l’esthétisation de la vie quotidienne, où est tombée une esthétique contemporaine, à parler d’art à propos de tout, en mélangeant tout.

Et cette identité entre l’art et la liberté suppose un sujet spécifique. Quand Pierre Soulages rejette la gestuelle et l’émotionnalisme – forme de figuration – on a cru qu’il rejetait le sujet. C’est qu’on faisait la confusion canonique entre sujet et subjectivité. La psychologie, encore et toujours. Comme tous ces faux modernes et vrais contemporains qui se sont précipités – les rats derrière le joueur de flûte, dans le conte – derrière la « disparition élocutoire du poète », en arrachant ces quelques mots à Mallarmé, au lieu d’écouter, car ils ne l’ont pas écoutée, son intuition du « poème, énonciateur ».

La subjectivation, pas la subjectivité. Chez Soulages, c’est la peinture qui subjective. Avec sa peinture je subjective : je deviens art et liberté l’un par l’autre. En quoi, comme tout grand art, c’est une activité, pas un produit. Chaque œuvre, chaque fois qu’on la revoit, est une activité qui continue – la définition même de la modernité. Et une activité éthique. L’éthique comme invention du sujet par l’art et dans l’art. L’art, invention éthique.

C’est la peinture comme un face-à-face. D’où les accrochages frontaux. Où la dimension grande, et sa multiplication par les polyptyques, joue un rôle. Comme le grandissement des gros plans de visage au cinéma, que faisait remarquer Pierre Encrevé dans le dialogue avec Bob Wilson (4). Où le mystère, disait Pierre Soulages, est « le contraire du secret ». En ce qu’il inclut le regard qu’on porte à l’œuvre, et pousse à reconnaître que tous deux participent d’un même inconnu, qu’en général on préfère ignorer, mais que seule l’œuvre oblige à regarder en face.

Donc la peinture de Pierre Soulages n’arrête pas de changer. Bien sûr, il y a une permanence. Mais ce sont les transformations, les réinventions de soi-même qui en renouvellent imprévisiblement la force, la surprise, tout ce dont on ne sait pas parler. Ceux qui croient voir un essoufflement dans l’art contemporain, c’est qu’ils confondent l’art et la culture, l’histoire de l’art et la linéarité introuvable d’un progrès. Cette linéarité induisant le mythe inverse du déclin, avec cette notion d’apogée, l’apogée d’un art, l’apogée de l’abstrait, par exemple, avec Malevitch, Mondrian, Kandinsky.

Ces mythologies ne tiennent pas devant la réalité de l’œuvre. Et le changement comme permanence, c’est ce que manifeste la contre-chronologie de l’exposition. Car elle commence par des polyptyques noirs à rayures de lumière de 1996-1997, qui préparent (toujours l’effet d’après-coup) les choses nouvelles qui arrivent, depuis 1999, s’installent, varient, les déchirures striées horizontales du blanc sur le noir, ou du noir sur le blanc, aux contours éruptifs (comme dans la peinture 243 x 181, 26 juin 1999). Des lignes, dit Soulages, « douces ou déchiquetées, coulées ou incisives », des « contrastes », à la fois « nombreux et fragmentaires » (5).

Du début à la fin de l’exposition, le linéaire est déjoué, ce qui n’installe nullement pour autant un temps cyclique, mais la marque du vivant qui recommence, essaie, repart, imprévisiblement.

En donnant à voir des matrices rythmiques, comme les goudrons sur verre (1948-1 et 2). En passant par les transparences, comme les ocres sous les noirs (peinture 92 x 73, 22 février 1957 ci-contre). Les déséquilibres dynamiques orientés – la peinture 162 x 114, 28 décembre 1959. Les grandes arches verticales du noir enjambant un fond clair, comme la peinture 190 x 150, 1970. Et les effets d’alternance couleur, masses, formes : la peinture 130 x 349, 16 août 1971. L’élan rythmique de la peinture 130 x 349, 12 janvier 1974. Et soudain la rythmique d’inversion de la lumière dans les grands polyptyques noirs avec leur démesure allongeante, comme dans la peinture 162 x 724 de mars 1986. Changement dans la peinture, changement dans le langage : après l’invention de l’expression « noir-lumière », l’invention du mot outrenoir, en 1996, pour dire un «champ mental» (6). Sans que cette réinvention paradoxale de la lumière par les noirs lisses et striés dans tous les sens, en 1979, arrête le travail des rythmes, des transparences, jusqu’aux brous de noix de 1998 et après, qui ne refont en rien ceux des commencements.

Et notre moi-langage, en réalité, reste sans voix devant la peinture. Elle m’enlève mes mots. L’abstrait, c’est eux. Je deviens pure vision. Ce que masque l’exercice laborieux de décrire.

Pas de paraphrase possible. Qui présupposerait que d’abord il y a de la phrase. Ce que disait Roger Vailland : « Cet objet ne dit rien : c’est avec des mots qu’on dit », et « laissons les messages aux prophètes et aux facteurs » (7).

Il est remarquable que la recherche du sens dans une œuvre de peinture ait mené à des échappatoires que le savoir même empêche de voir comme des échappatoires : l’historicisme qui n’est qu’un sociologisme, le descriptivisme qui croit toucher le fond quand il parle formes, ou un discours d’allure – seulement l’allure – philosophique, qui consiste, à l’inverse, dans une négation du sens qui ne fait que continuer à penser sens, mais dans les termes de l’association libre, qui n’a toujours pas de poétique. Où la naïveté qu’on croyait conjurée ressort dans l’idée qu’une œuvre dialogue avec celle des contemporains. Encore la métaphore du langage – et le langage-métaphore. Toujours mauvais signe. Encore un philosophisme.

Non, ce que les œuvres de Pierre Soulages, celles d’avant comme les très récentes, imposent de penser n’est pas plus de l’ordre du dialogue qu’un poème ne dialogue avec qui le lit. Elles sont du sujet en train de créer du visible. Par là, elles poussent qui les regarde à devenir aussi une réinvention continuée du sujet. C’est en cela qu’elles sont fortement éthiques. Mais ce travail, c’est tout autre chose que cette trivialité, le dialogue.

On ne peut pas mettre plus à mal un certain documentarisme contemporain, qui se propose de lire la peinture, transformée en image. Double malentendu, sur la peinture, et sur le langage. Tous deux rabattus sur la communication. Et plus certaines apparences semblent évidentes, plus elles sont trompeuses. L’illusionnisme illusionné du culturel. Ce qu’on décrit ne faisant pas autre chose que ce qu’on fait quand on résume un poème.

Que communique la peinture ? La peinture se communique. Assez drôlement, c’est ce que la peinture non figurative permet de communiquer le mieux. Il n’y a que ce qu’elle fait qui se communique.

Avec une représentation, l’affaire est plus compliquée et prête aux confusions connues. Le critère est simple. Il suffit que la peinture s’invente. Aussitôt elle invente, réinvente le regard qu’on porte sur elle. Mais c’est parce que c’est simple que c’est difficile.

Il y a quelque chose de remarquable, et de visiblement irrésistible, dès qu’on se met à réfléchir sur les peintures de Pierre Soulages, c’est qu’aussitôt, et plus sans doute que pour aucun autre peintre, on évoque la lumière. Surtout ces dernières années. Récemment, de Pierre Encrevé, « L’espace, le temps, la lumière » (8) ; Nathalie Reymond, Soulages, la lumière et l’espace (9) ; et Le rythme et la lumière, Avec Pierre Soulages (10). Mais, en 1994, Lebendiges Licht : Soulages – « lumière vivante » (11) : en 1997 Pierre Soulages, Malerei als Farbe und Licht (12) – « La peinture comme couleur et lumière » ; et trois en 1999 : Pierre Soulages. Célébration de la lumière (13), l’ouvrage de Nathalie Reymond, et Jacques Laurans, Pierre Soulages, Trois lumières (14), mais qui parlait surtout de la lumière de la maison à Sète, et de la lumière de la mer reflétée dans la peinture.

Même si tous ne donnent pas le même sens à la notion de lumière, le terme est ostensiblement présent et surprésent. Pour une peinture de l’outrenoir.

L’exposition de Berne (15) s’intitulait « Célébration de la lumière », en allemand « Lob des Lichts » – louange de la lumière. Reconnaissance, qui a mis quelque temps à se faire jour, de ce que justement le noir, depuis 1979, faisait une peinture que Soulages a été le premier à dire « fondée sur la lumière». Mais bien plus qu’une célébration de la lumière, je crois que c’est une transformation de la lumière. Exactement comme un poème, contrairement à ce que croient des poétiseurs, ne célèbre pas, mais transforme. Cette peinture transforme la lumière, par ce qu’elle lui fait. Et c’est ce que font aussi les vitraux de Conques.

Pierre Soulages parlait de « peinture sérielle » (16). Ce qui privilégie le continu. Qui, en ce sens, est le contraire du formel. Oui, pas un jeu avec les formes, ce qui peut paraître paradoxal, pour de la peinture.

Il avait été le premier à employer ce mot, de lumière. Puisqu’il est celui qui la fait : « le plus important dans une toile, c’est la lumière et l’espace qui naissent avec elle et dont il ne faut pas la séparer » (17). Dans son texte sur Matisse, Pierre Soulages parle aussi de lui-même en parlant d’un « art d’intensité»  chez Matisse : « la réalité de la toile peinte : la couleur, la forme, la matière, d’où naissent la lumière et l’espace, et le rêve qu’elle porte » (19).

Étrange, de parler d’abstrait alors qu’il s’agit de la lumière. Quoi de plus concret que la lumière. Ou plutôt qui réduit à rien l’opposition reçue entre abstrait et concret, et du coup entre abstrait et figuratif. Ce que montrent les vitraux de Conques. Mais une vraie réalité de l’art de rendre visible l’invisible, c’est de travailler l’opposition familière et méconnue entre intérieur et extérieur. La lumière est transformée par l’œuvre. Une œuvre est ce qui transforme la lumière. Qui transforme ce qu’on voit et l’acte même de voir.

C’est ce que disait Pierre Soulages, d’une tache sur un mur, dans son enfance : la tache devenait un coq et redevenait une tache selon la distance d’où il regardait, et il en tirait que « l’abstraction, parce qu’elle cache ce que l’on peut voir et peut révéler ce qu’on ne voit pas, suscite de grandes émotions, des émerveillements identiques à celui de mon enfance » (19). La peinture, «humanisation du monde» (20), et « une aventure dans le monde » – « elle le signifie en le transfigurant » (21).

Il y a un minimalisme de Soulages. C’est-à-dire tout le maximalisme de la simplicité extrême et trouvée. Ce qui est à la fois l’esthétique et l’éthique du classique même, ce synonyme méconnu de la modernité. Au sens où la modernité est la capacité, l’activité qui consiste à rester indéfiniment présent au présent.

Mais il faut prendre garde à ne pas rapprocher ce minimalisme de l’élémentaire, pour ne pas retomber dans une évocation des éléments et de l’imaginaire, qui refait alors un simili-paysagisme, et du culturel, là où se travaille au contraire une réinvention permanente de ce qui est donné à voir et à sentir.

La toile, dit Pierre Soulages, est un accumulateur d’énergie. D’autres peintures, dit-il encore, sont de l’eau qui s’écoule. Avec lui, ça ne représente pas. Ça met en marche.

Il ne faut pas faire de confusion sur le poème de Guillaume IX d’Aquitaine que Pierre Soulages aime tant, et qui commence par «Farai un vers de dreyt nien ». Le « pur rien » du projet ne signifie pas une réalité du néant, mais le refus des thèmes. L’aventure de l’art elle-même. Du poème lui-même.

Et je trouve une analogie entre ce que Pierre Soulages dit du brou de noix, qu’il aime « que ce soit une matière banale et bon marché» (22), et la banalité des mots les plus banals pour faire un poème, qui est ce qui mine et détruit le banal, justement pour faire un poème.

Oui, ce que Pierre Soulages dit de la peinture est une parabole du poème : « Moi, je ne raconte rien» (23). Élimination du récit ce que Mallarmé appelait le nommer – comme du décoratif. Figuratif, décoratif – la littérature au sens de Verlaine. Une fois de plus, la peinture de Pierre Soulages me ramène au poème. C’est sa force.

Henri Meschonnic

 


Notes :

  1. Roger Vailland, Comment travaille Pierre Soulages, Cahiers Roger Vailland, éd. Le temps des cerises, 1998, p. 1. En décrivant le travail sur la peinture du 27 mars 1961.
  2. Pierre Soulages, « Matisse » (1970), dans Pierre Encrevé, Soulages, L’œuvre complet, Peinture II, p.313, éd. du Seuil, 1995.
  3. Pierre Soulages, « Se défier des techniques trop bien rodées », propos recueillis par Philippe Dagen, Le Monde, 9 octobre 1999, p. VIII.
  4. Soulages, entretien avec Bob Wilson (6 février 1994), paru dans les Cahiers du cinéma n°477.
  5. Entretien avec Michel Hilaire, dans le catalogue du Musée Fabre, à Montpellier, novembre 1999, p. 15.
  6. Pierre Soulages, « Les éclats du noir », entretien avec Pierre Encrevé, Beaux-Arts Magazine, 1996, p. 29.
  7. Comment travaille Pierre Soulages, éd. citée, p. 29.
  8. Dans le catalogue Soulages, œuvres récentes 1994-1999, Musée Fabre, Montpellier, 18 novembre 1999-16 janvier 2000.
  9. Adam Biro, 1999.
  10. Henri Meschonnic, chez Odile Jacob, 2000.
  11. Klaus Bussmann, Hermann Armhold et Veit Laers, Münster, Westfalisches Landesmuseum.
  12. Zdenek Felix, Robert Fleck, Charles Juliet, Stuttgart, Cantz Verlag.
  13. Sandor Kuthy, Pierre Soulages, Célébration de la lumière, Kunstmuseum Berne ; Paris, le Seuil.
  14. Tours, éd. Farrago.
  15. Musée des Beaux-Arts de Berne, 28 mai – 8 août 1999.
  16. Dans l’entretien avec Bob Wilson, Cahiers du cinéma n°477, p.64.
  17. En épigraphe au livre de Nathalie Reymond.
  18. « Matisse », dans l’œuvre complet II, p. 312, 313.
  19. Pierre Soulages, « Cette blanche lumière enfin capturé. » propos recueillis par Olivier Cena, Télérama n°2318, 15 juin 1994, p. 55.
  20. Texte de 1948, dans le catalogue raisonné, L’œuvre complet I, p. 288.
  21. Texte de 1951, ibid. p. 289.
  22. À Pierre Encrevé, L’œuvre complet I, p. 53.
  23. Cité par Roger Vailland, dans Comment travaille Pierre Soulages, p.24