Pierre Soulages, peintre expérimental de l’abstraction radicale relative – Éric de Chassey

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courtoisie du musée des Beaux-Arts de Lyon et de la Villa Médicis :

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On a pris l’habitude de considérer Pierre Soulages comme un des derniers « grands artistes classiques ». Il est vrai que sa peinture est à l’occasion caractérisée par l’équilibre, l’harmonie2 et une forme de perfection, qui produisent chez celui qui la regarde un sentiment de sérénité et de plénitude, sentiment qui est la marque du classicisme, voire d’un certain atticisme. Il est vrai aussi qu’elle paraît aujourd’hui s’insérer tranquillement dans une histoire longue, qui fait de son créateur l’héritier d’une tradition continue dont il serait peut-être le dernier porteur de flambeau, depuis Nicolas Poussin ou même Jean Fouquet. L’artiste lui-même a souvent raconté comment Francis Picabia lui répéta et lui légua en 1947 les mots que Camille Pissarro lui avait confiés (« Avec l’âge que vous avez et avec ce que vous faites, vous n’allez pas tarder à avoir beaucoup d’ennemis3 ! ») ; façon de franchir d’un seul coup plus d’un siècle – ce qui n’est pas peu à l’ère du rétrécissement présentiste que nous vivons.

S’il est une tradition à laquelle appartient Pierre Soulages, c’est cependant, plutôt qu’à celle du classicisme « à la française », à celle d’une certaine intranquillité, qui plonge ses racines dans le passé le plus lointain. Au fil des entretiens et des écrits, le peintre a lui-même composé l’histoire des arts au sein de laquelle il entend placer son oeuvre, qui part de ce moment où il fallait tout inventer parce que rien n’existait – l’art pariétal de Lascaux, de Chauvet ou d’Altamira – et passe aussi bien par Francisco de Zurbarán, Gustave Courbet, Édouard Manet, Paul Cézanne ou Henri Matisse, que par Guillaume d’Aquitaine, Jean de la Croix ou Stéphane Mallarmé.

Le classicisme pas plus que le lien à une certaine tradition n’ont été chez lui un objectif recherché : ils sont le résultat, d’une part, de ce que son oeuvre se développe aujourd’hui depuis des décennies et qu’il a donc fini par nous sembler historique, et, d’autre part, de moments de résolution qui ne sont en fait, à bien y regarder, que des moments provisoires, aussitôt défaits et relancés. Car Pierre Soulages est un artiste moderniste. Il l’était aux commencements de son travail, dans l’immédiat après-guerre, lorsque le modernisme était le projet dominant dans le monde de l’art. Il l’est toujours aujourd’hui, alors que beaucoup prétendent que nous obéissons à « la condition postmoderne4 ». Mais il n’est pas moderniste au sens d’une tendance, celle par exemple qui obligeait tous les peintres de l’après-guerre à respecter des conditions spécifiques de leur médium comme si celles-ci avaient été déterminées une fois pour toutes (ainsi que l’avait théorisé le critique Clement Greenberg, d’ailleurs guère sensible à la peinture de l’artiste français)5. Il ne l’est pas non plus au sens d’un modernisme tardif, qui aurait perduré chez lui comme la poursuite inéluctable d’une manière de penser et de faire fixée définitivement à son moment inaugural (même si les brous de noix et les goudrons sur verre de 1947- 1949 continuent de produire un effet dans les œuvres les plus récentes).

Pierre Soulages est moderniste dans le sens où les objets qu’il crée ne sont pas l’illustration ou l’application d’une idée préexistante mais la matérialisation d’une expérience chaque fois spécifique, qui trouve sa forme au cours de son élaboration tandis que sa signification est reportée à la fin du processus. Dans son cas, qui relève en quelque sorte d’un modernisme exacerbé, la signification reste indéfinie même lorsque l’objet est achevé ; elle est laissée à l’appréciation de chacun, l’artiste se contentant d’indiquer des directions et de faire naître une « chose » qui aura sa vie propre dans l’expérience du spectateur. Il travaille toujours d’une manière qui a été énoncée succinctement par la devise qui figura sur le papier à lettre de Manet (notamment sur un billet envoyé à Mallarmé pour son soutien après le refus du Salon de 1874 de deux de ses tableaux) : « Tout arrive » (entendons : chaque instant est celui de l’imprévu et d’un travail qui ouvre de nouvelles possibilités)6. Ou encore par celle que lui indiquait Louis Jouvet, avec qui il travailla en 1951, juste avant sa mort, et qui lui disait de Jean Vilar : « Tu crois que c’est un artiste, ça ? Il va rentrer en scène et il réfléchit à ce qu’il va faire. Et puis il le fait. Ce n’est pas un artiste, ça7. » Cela explique pourquoi, sans que cela l’empêche d’être parfois classique, Pierre Soulages est d’abord un grand peintre expérimental et continue de faire de chaque tableau une expérience spécifique, à la fois pour son auteur et pour son spectateur.

Peut-être la période la plus expérimentale de son oeuvre est-elle celle qui s’est ouverte au tournant du nouveau siècle, sans qu’une chronologie extérieure ne l’ait suscitée (car, si le travail de Pierre Soulages est inscrit pleinement dans son époque, ce ne sont pas les événements historiques qui le provoquent et en marquent les tournants, mais son propre développement). On a souvent mis en valeur le tournant de 1979, ce moment de révélation, cette nuit de « combat avec l’ange », selon les mots de Pierre Encrevé et confirmés par l’artiste8, où ce dernier s’est rendu compte qu’il pouvait désormais peindre des tableaux entièrement couverts de noir et ne reposant plus sur la distinction entre une forme et un fond, ouvrant ainsi la période qu’il a lui-même qualifiée d’outrenoir et qui est censée se poursuivre plus de trente ans plus tard. Un nouveau tournant s’est en réalité produit vingt ans plus tard, moins subit, moins spectaculaire, peut-être moins radical en apparence, mais tout de même particulièrement important. Depuis le mois de juin 1997, Pierre Soulages avait cessé de peindre sur toile, se réservant pour des oeuvres sur papier. Certaines des dernières peintures sur toile du printemps de 1997 manifestaient une hésitation, la possibilité d’un changement, en introduisant des zones irrégulières de blanc ou de brun dans des tableaux dominés par l’outrenoir. La reprise du travail sur toile, en février 1999, fait de cette hésitation et de cette possibilité une véritable ouverture, déterminée et affirmant une nouvelle attitude de l’artiste. C’est presque simultanément qu’il ouvre de nouvelles voies, ou plutôt qu’il explore, avec une grande générosité d’esprit, des voies dont l’apparition sporadique dans les années antérieures (comme autant d’hapax) ne leur faisait jamais dépasser le caractère de fausses pistes : usage de nouveaux outils, remplacement de l’huile par l’acrylique (d’abord par addition de parties à l’acrylique puis par remplacement complet à partir de 2004, y compris pour les outrenoirs exclusivement peints à l’huile jusque-là), opposition du mat et du brillant obtenue non par une différence d’application mais par utilisation de pigments différents, création d’un effet de bas-relief par l’épaisseur d’une matière qui avance hors du plan du tableau, présence du blanc ou de parties non peintes à proprement parler, etc.

Ces changements n’affectent pas l’économie générale de la peinture de Pierre Soulages, ne remettent pas en question son choix de l’abstraction radicale ni son apparence de peinture de l’outrenoir (puisqu’ils n’introduisent pas de nouvelles couleurs), mais ils l’ouvrent de l’intérieur, manifestent qu’il lui importe moins désormais de tenir une position solide et de défendre celle-ci contre les assauts de l’extérieur que de lancer, à partir de cette position, des tentatives et des explorations dont aucune ne serait plus interdite a priori. Que la peinture reste pour Pierre Soulages une question d’éthique ne fait pas de doute ; il devient seulement plus net qu’elle n’obéit pas à des règles morales prédéterminées mais vérifie pour elle- même la validité de chaque possibilité, qu’elle met en crise chacune de ses données constitutives pour s’ouvrir sans se dénaturer.

Ce faisant, elle donne naissance à plusieurs familles de peintures, dont on peut faire une sorte de liste, sans penser que celle-ci soit ni exhaustive ni pure (puisque les hybridations entre plusieurs familles sont toujours possibles)9. Tableaux avec présence du blanc, tableaux avec juxtaposition de surfaces lisses et de surfaces en relief, tableaux avec marques isolées et multipliées, tableaux avec collage, tableaux avec plusieurs variétés de noir (noir d’ivoire et noir de Mars, notamment), etc. Ces familles apparues peu à peu depuis 1999-2000 et développées de façon inégale ne font pas disparaître les anciennes modalités de la peinture de Pierre Soulages – ce n’est pas une peinture de la remise en cause, de la rupture, mais de l’ouverture, je crois utile d’y insister – mais s’y ajoutent, de la même façon qu’elles reprennent des pistes qui avaient été précédemment initiées.

Nombre de ces pistes pouvaient, lors de leur première apparition, sembler des résurgences, au sein de l’outrenoir, de modalités anciennes, remontant aux années 1950 ou 1960. Leur exploration à nouveau frais évite pleinement cet écueil, peut-être parce qu’elles ne sont pas des occurrences furtives mais le résultat d’un engagement déterminé, qui maintient ces caractéristiques des outrenoirs notées par Pierre Encrevé : « L’unité de surface […], l’afocalité, l’absence d’opposition forme/fond, la saturation lumineuse de la toile10. » La présence du blanc – et donc du contraste – en fournit un bon exemple, qui peut être élargi à l’ensemble des familles dont je viens de donner la liste. Le blanc de la toile simplement apprêtée avait disparu par principe en 1979. Lorsqu’il avait fait retour dans quelques oeuvres isolées, ainsi en 1982 (Peinture 130 × 162 cm, 22 janvier 1982), en 1995 (Peinture 220 × 324 cm, 19 janvier 1995) ou en 1997 (Peinture 222 × 137 cm, 9 avril 1997), le blanc n’était rien d’autre qu’un fond retrouvé après des années d’absence, sur lequel s’élevaient, sans ambiguïté spatiale, une ou plusieurs formes noires – un retour du refoulé pour ainsi dire. Une seule exception à cela, dans un triptyque très étroit de 1990 (Peinture 237 × 81 cm, 18 février 1990), où l’un des panneaux, strié de larges coups de brosse en diagonales comme les deux autres, était d’un blanc immaculé, au même niveau exactement que les deux panneaux noirs qui l’enserraient. Les peintures en noir et blanc réalisées depuis 1999 présentent de la même façon un équilibre ou du moins une instabilité des positions relatives du blanc et du noir, selon trois modalités qui n’ont pas fini de livrer leur potentiel.

L’application irrégulière du pinceau chargé de noir peut avoir laissé subsister des lignes horizontales de blanc, comme des déchirures qui paraissent se trouver, selon les moments de la vision, derrière ou devant le noir, voire au même niveau que celui-ci11: dans Peinture 300 × 235 cm, 9 juillet 2000 ou Peinture 290 × 520 cm, 22 mai 2002, cette équivalence est portée à son comble par le fait que ces déchirures poursuivent les passages striés d’une partie ou de panneaux peints à l’huile outrenoirs auxquels sont abutés une partie ou des panneaux noir et blanc peints à l’acrylique. Un panneau entièrement blanc et lisse peut se combiner à un ou plusieurs panneaux noirs, comme une zone qui n’aurait pas été touchée, activée pourtant par ses voisinages, comme si ne comptait plus la transformation par l’artiste mais seulement la capacité de celui-ci à agencer des éléments laissés tels quels : dans Peinture 305 × 181 cm, 1er septembre 2009, cette modalité est associée à la première, les deux panneaux supérieurs présentant en haut d’un polyptyque verticalisé deux surfaces parfaitement lisses, comme on les trouverait avant leur transformation, l’un blanc, l’autre noir, tandis que les deux panneaux du bas manifestent l’un la viscosité d’une matière noire et l’autre deux déchirures blanches entourant un large aplat diagonal noir. Enfin, un tableau peut se constituer par le recouvrement partiel et irrégulier de la surface par des marques noires, posées à la spatule, créant ainsi des contre-marques blanches : dans Peinture 130 × 92 cm, 24 juillet 2011, le badigeonnage préalable d’une partie de la surface par un jus noir fait naître une surface entièrement instable, qui multiplie les valeurs du noir au blanc sans pour autant se présenter comme un exercice de clair-obscur (ainsi que le faisaient nombre de ses tableaux des années 1950-1960). Il faut ajouter depuis peu une quatrième modalité, dont il est difficile de savoir à ce jour si elle constituera une famille ou un cas unique, avec l’abandon complet du noir, dont témoigne Peinture 102 × 130 cm, 21 mars 2012 . Là, c’est une matière entièrement blanche qui est entaillée d’un bord à l’autre, inventant ainsi un outreblanc, où la lumière se prend dans les épaisseurs, qui créent ombres et éclats vifs ou lents. Depuis longtemps Pierre Soulages explique que seul l’intéresse véritablement la capacité de sa peinture à créer la lumière et que c’est pour cette raison qu’il refuse la multiplication des couleurs sur ses toiles12 : il ne refuse désormais plus aucune voie d’expérimentation dans cette direction, y compris si elle le conduit à abandonner entièrement la couleur à laquelle il est identifié.

Les titres que l’artiste continue à donner à ses tableaux (selon un principe qui n’a pas varié, lui, depuis plus de soixante ans) sont le signe de cette expérimentation et des modalités de celle-ci : j’oserais dire qu’ils ont obligé à une pratique toujours plus expérimentale. Ils renvoient à une journée dont le statut est plus indéterminé qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas du renvoi à la durée d’un acte ou d’une pensée, qui conduirait à préciser une heure ou un minutage plus précis. Il ne s’agit pas de figer la fin d’un processus, puisque certains tableaux sont nommés par une date intérieure à leur achèvement ou postérieure de plusieurs jours, sans que l’on puisse le savoir avec une certitude absolue pour chaque cas. Mais, avec l’accompagnement des dimensions et de la technique (certes générique car le titre ne précise pas le médium), il s’agit de situer un objet concret que le spectateur a devant les yeux, dans une histoire dont le mode de comptage habituel est la journée (la mesure des anniversaires et des commémorations), mais sans le privilège de l’événement exceptionnel. Un jour n’a pas par nature plus de distinction qu’un autre, chacun est seulement l’occasion de faire de nouvelles expériences, sans penser ni savoir par avance qu’une serait plus fondatrice que l’autre. Il y a là, au moins implicitement, une manière de dire que l’éternité du classicisme n’est pas la temporalité recherchée par ces tableaux, pas plus que l’instantanéité de l’épiphanie (qui est en fait une modalité de l’éternité), mais pas plus non plus que l’oubli du temps et de l’histoire qui transforment l’art en une marchandise soumise aux caprices de la mode13.

Les expériences que propose chaque tableau viennent d’un temps historicisé, elles n’oublient pas ce temps de leur origine, qui a été celui des premières expériences faites devant lui, dans les moments de sa constitution, de son élaboration, par l’artiste, dans son atelier, avec ou sans outils à la main14 – puisque, pour un peintre, le moment de la création n’est pas seulement celui du faire, il est aussi celui du voir. Elles font se rejoindre ce temps et le temps de la vision par nous, spectateurs, dans une même histoire, sans en prescrire le sens. Sans cacher d’aucune façon les processus matériels qui leur ont donné naissance, les tableaux ne se réduisent pas à ces derniers, ce qui serait les renvoyer sans cesse à l’instant de leur création et les refermer sur eux-mêmes. Ils s’ouvrent à un renouvellement qui est celui de la rencontre, celle-ci ne se figeant jamais. La façon dont les surfaces jouent avec la lumière conduit chacune des compositions perçues par le spectateur à se renouveler plus ou moins perceptiblement : certaines formes donnent l’impression d’être particulièrement stables, mais un simple changement d’éclairage, un simple pas de côté, et ce qui paraissait mat devient brillant, ce qui semblait projeté en avant se creuse – ou le contraire. Ce n’est pas qu’il y ait un mystère de la composition ou de la couleur (du noir comme couleur, plus justement), bien au contraire, car les modulations de la surface résultent très évidemment d’un processus matériel précis, que l’on peut facilement identifier. Cela est spécialement évident dans les collages que l’artiste a réalisés en 2000-2002, comme Peinture 130 × 102 cm, 9 juillet 2002, qui résulte du placement d’un bord à l’autre de bandes peintes en noir. Mais cela est vrai aussi de tous les tableaux récents de Pierre Soulages. Ainsi Peinture 263 × 181 cm, 2 juillet 2012 [cat. 23] est-il le résultat d’un recouvrement assez égalitaire de la surface, qui a ensuite été raclée avec deux spatules différentes, une très large pour un rectangle médian (qui a laissé des viscosités nombreuses), une plus petite pour les striures des parties hautes et basses, dont les bords différenciés (rectilignes et irréguliers en alternance) viennent de deux manières de tenir l’outil. C’est là un des points essentiels qui le distinguent de Gerhard Richter, son cadet de douze ans, avec qui il partage par ailleurs la méthode de réalisation des tableaux abstraits par une suite d’opérations de raclage destinées à créer une lumière spécifique plutôt qu’une image. Chez l’artiste allemand en effet, les tableaux se constituent par une suite d’opérations concrètes dont l’une annule et recouvre partiellement l’autre, de telle sorte que le résultat relève toujours plus ou moins du mystère, dont le dévoilement ne peut avoir lieu que par le recours à la documentation photographique – de telle sorte aussi que la lumière qui en émane renvoie à une métaphysique du secret, là où la lumière des peintures de Pierre Soulages relève d’une métaphysique de l’incarnation16. Si l’on peut détailler les opérations qui ont donné naissance à ce que l’on voit dans une peinture de Pierre Soulages, il n’est jamais question avec lui de faire du tableau l’occasion d’un jeu de piste à l’envers, de lire chaque forme comme la trace d’un geste subjectif, d’une performance artistique qui en serait le sens caché : le tableau vaut par et pour lui-même, dans sa présence concrète.

Loin d’être prévue à l’avance, une peinture de Pierre Soulages telle que le spectateur la voit est l’aboutissement d’une expérience singulière de l’artiste, de conditions expérimentales ; elle manifeste visuellement et concrètement que sa constitution a été progressive, qu’elle s’est produite dans le temps de sa réalisation par une suite d’opérations concrètes. Le polyptyque est sans doute l’une des formes qui signalent le plus explicitement ce processus et c’est là sans doute une des raisons pour lesquelles Pierre Soulages continue à l’utiliser fréquemment, longtemps après son apparition dans son œuvre, au début des années 1980. On peut même généraliser le propos qu’il a tenu au sujet de Peinture 181 × 244 cm, 2 mai 2011, expliquant : « Un panneau a été fait, qui m’a conduit à en faire d’autres et à jouer avec la lumière et à l’organiser. » Plusieurs diptyques récents, comme Peinture 222 × 294 cm, 24 juin 2008, apparaissent ainsi comme le balancement d’une partie par une autre, comme si une partie naissait d’une autre, par prolongement autant que par opposition. De même, Peinture 222 × 314 cm, 24 février 2008 repose sur une asymétrie des rapports brillant/mat et des traces en sillon/en raclage, qui n’est pas le résultat d’un principe de composition (au sens où la composition en peinture passe par un jeu d’équilibre maîtrisé entre les formes), mais bien de construction additive puisque chaque panneau maintient en même temps son indépendance. Dans le cas des polyptyques, les prolongements ne sont en effet jamais exactement continus car il existe une nette séparation de chacun des panneaux, dont les bords latéraux sont toujours lissés de biais pour marquer la rupture entre les châssis.

Il ne faudrait pas penser cependant que cette nature additive des peintures de Soulages se limite aux polyptyques, bien au contraire. Les peintures recouvertes d’une multitude de larges touches, horizontales ou diagonales, dont le premier exemple remonte à quelques années, sont sans doute celles qui vont le plus loin dans cette manifestation explicite d’une constitution progressive (non pas que les autres ne relèvent pas d’une similaire progressivité, mais simplement qu’elles l’exhibent moins ou que nous y sommes plus habitués). Peinture 324 × 181 cm, 31 juillet 2010 ou Peinture 137 × 222 cm, 30 mai 2012 sont faites d’un seul tenant, par application successive d’une même spatule choisie « selon l’humeur du moment », qui retire successivement des rectangles irréguliers de peinture et produit un recouvrement d’une forme par l’autre. Une action en appelle une autre et l’artiste s’arrête lorsque la toile est occupée, laissant uniquement subsister parfois des parties qui conservent leur épaisseur lisse d’origine. La surface ainsi créée renverse les identités du fond et des formes puisque ce qui était le fond au départ apparaît finalement comme surélevé par le surgissement des formes qui y sont creusées. Le retrait se transforme en ajout, dans un renversement qui empêche de prendre les tableaux pour des fenêtres creusées selon le modèle de la perspective issue de la Renaissance, mais oblige plutôt à en saisir l’aspect de bas-relief, comme en écho à la logique médiévale qui faisait lire les images en commençant par le lointain pour avancer vers le proche, le spectateur avançant donc de plus en plus dans son propre espace au lieu de se projeter dans un espace autre. Cette opération de constitution progressive, qui a eu lieu une première fois dans la solitude de l’atelier et dont le titre du tableau dit qu’elle a eu une date, se renouvelle pour chacun d’entre nous lorsque nous regardons chaque peinture, rendu sensible aux variations des empâtements et de la lumière qui s’y prend. Si la manière possède la rudesse des tableaux de Courbet ou de la « période couillarde » de Cézanne, elle obéit plutôt à la « logique des sensations organisées » des œuvres tardives de ce dernier, quoique sans plus être référée à des objets extérieurs mais tout entière concentrée sur la création d’un nouvel objet17.

Il n’est pas nécessaire d’être abstrait pour être expérimental – de même d’ailleurs que l’on peut depuis longtemps être abstrait sans être expérimental, tant l’abstraction est devenue un vocabulaire disponible, au même titre que d’autres. Le choix de l’abstraction par Pierre Soulages n’a fait pourtant que s’approfondir dans sa dimension expérimentale, de telle manière que, depuis l’apparition de l’outrenoir, en 1979, il n’est plus tant le contemporain des artistes de sa génération, ceux de l’après-guerre et de ses premiers tableaux, que de certains peintres abstraits des générations suivantes, ceux en tout cas pour qui la création des images n’est pas une préoccupation (sans qu’il s’agisse généralement d’influence, ni d’un côté, ni de l’autre, mais seulement des conséquences d’une même pratique expérimentale de l’abstraction). On pourrait dire que, en 1979, il avait fait un pas de plus dans le sens de l’absence de l’image, ou du moins de la suggestion des images, par rapport à ses compositions antérieures. Il refusait en effet désormais la distinction d’une forme par rapport à un fond, qui avait toujours pu susciter des associations d’idées, comme il avait lui-même pu en faire l’expérience lorsqu’il était enfant en prenant une tache de goudron sur un mur pour le dessin d’un coq18. Le retour du contraste qui est, on l’a vu, l’une des transformations majeures de sa peinture depuis une douzaine d’années, loin de produire un retour de l’image comme on aurait pu s’y attendre (au vu notamment de ce qui s’était passé dans la peinture abstraite apparue dans les années 1980), radicalise l’absence de celle-ci. C’est que, en produisant une grande variété formelle qui donne naissance à un nombre grandissant de « familles » différenciées résultant de la diversification expérimentale des modes d’application de la peinture, il contribue aussi à défaire le risque d’une image de marque, qui prend dans le contexte actuel tout autant d’importance que les images tout court19. C’est également que si le passage à l’utilisation systématique de l’acrylique plutôt que de l’huile permet de nouveaux effets d’épaisseur qui accentuent le caractère d’objets des peintures, il permet aussi de créer un type de lumière très concrète, sans les effets de transparence et de suggestion d’un monde irréel que ne peut manquer de provoquer l’utilisation de l’huile (le terme outrenoir évoquant alors peut-être aussi cet outre-monde). C’est enfin que les peintures de Pierre Soulages ont encore gagné, au XXIe siècle, en densité concrète, une densité proprement abstraite quoique appartenant pleinement au monde20 : elles proposent des expériences compactes, qui n’imposent aucun sens car elles sont le résultat d’un processus additif dont chaque élément est entièrement relatif aux autres, dont chaque élément ne peut être saisi séparément de la globalité du tableau, tandis que le tableau lui-même ne produit pas une image séparée mais est modifié par l’environnement où il se trouve placé tandis qu’il modifie celui-ci en retour.

Depuis longtemps, au moins depuis 1979, par sa manière de prendre et de susciter la lumière, la peinture de Pierre Soulages incorpore son environnement, le monde qui se trouve alentour ; elle est éminemment sensible à celui-ci. C’est ainsi que, placées devant une fenêtre ouverte, les peintures outrenoires se colorent généralement de bleu ou de gris parce que le noir y fait un effet de miroir de la lumière extérieure, avec des reflets. Cela était vrai lorsque l’artiste utilisait de la peinture à l’huile ; cela le reste avec l’acrylique. Depuis 1999-2000, et plus encore depuis 2004, en se livrant aux effets d’une matérialité plus épaisse, en ne refusant pas de présenter la matérialité du matériau pictural comme telle et en laissant au contraire si souvent être présents des panneaux en aplat sans inscription (que ceux- ci soient recouverts de peinture ou qu’ils soient juste enduits d’une préparation vinylique noire ou blanche, situation proposée dès 1996 avec le panneau central du triptyque Peinture 220 × 324 cm, 12 janvier 1996, Pierre Soulages accentue encore le caractère de « chose » ordinaire de sa peinture. Par là même, il accentue également sa relation à la matérialité des corps qui s’y confrontent, d’une manière dont l’Écossais Callum Innes est peut-être le seul parmi les peintres abstraits apparus depuis les années 1990 à avoir compris les possibilités, quoiqu’il utilise des moyens contraires à ceux du peintre français (puisqu’il crée sa peinture par dissolution de sa matière originelle et non par addition) 21. Les grands polyptyques de format rectangulaire horizontal aussi bien que l’accrochage des toiles dans l’espace plutôt que sur les murs (par des câbles de suspension) organisaient depuis longtemps le rapport concret des peintures avec les corps en déplacement des spectateurs, provoquant même ces déplacements. Désormais, ce rapport peut être suscité à l’intérieur d’un panneau unique. C’est ainsi qu’un ensemble de plusieurs peintures bipartites de 2012, de 130 × 130 cm (datées 3, 5 et 6 mars), entretient une relation pour ainsi dire corporelle et opaque avec le spectateur qui se trouve devant elles. Y sont opposées une partie haute qui organise un défilement vertical ou horizontal de la lumière par de fines stries parallèles à peine variées – suggérant un déplacement latéral du spectateur, plus ou moins rapide – et une partie basse matte qui forme comme une base à peine différenciée, un substrat indéfini sans autre fonction que de désigner un lieu concret, de signaler que « c’est ici que ça se passe » et que, ancrés par le bas à cet ici, nous pouvons nous laisser aller à nous déplacer là-bas.

La peinture récente de Pierre Soulages ne s’est pas endormie dans le repos de la maîtrise mais continue à frayer sur les territoires de l’expérimentation. Rien n’y est gagné une fois pour toutes. Chaque peinture est une expérience nouvelle. Chaque expérience de chaque tableau, surtout, est une expérience chaque fois nouvelle. Parce que cette peinture est, avec détermination et engagement, une peinture profondément relative. Elle n’exhibe pas de valeurs figées et fermées sur une autorité supérieure ; elle joue d’une combinaison de valeurs qui s’établissent en un équilibre instable, souvent dans la contradiction, les unes par rapport aux autres. Raide et souple, brillant et mat, indéfini et défini, devant et derrière, lumineux et sombre, achrome ou coloré, chacun des éléments qui la constituent n’existe que dans un système de relations, et celui-ci ne cesse de se modifier, dans une triangulation entre le tableau, le spectateur et le monde alentour. Si l’on pense que l’art entretient avec la réalité une relation de modélisation, que l’art abstrait ne prend pas modèle sur la réalité extérieure mais que, au contraire, il modélise comme en précipité nos rapports au monde, qu’il en propose et en configure de nouvelles dispositions que nous pouvons ensuite transporter dans notre vie de tous les jours, est-il vraiment besoin de dire à quel point l’art de Pierre Soulages continue aujourd’hui de nous être nécessaire ?

Notes

  1. Une première version de ce texte, ici modifié et amplifié, a été publiée sous le titre « Pierre Soulages, peintre expérimental », dans le cat. exp. Soulages, Lausanne, galerie Alice Pauli, 2012.
  2. Pierre Soulages a corrigé l’emploi du terme « harmonie », qu’il avait lui-même employé pour parler de sa peinture dans « Soulages le réfractaire », entretien de Jacques-Alain Miller, La Cause freudienne, no 75, 2010, p. 138 (voir infra, Anthologie, p. 165).
  3. notePropos rapportés par exemple dans Encrevé 1994, repris dans Encrevé 2007-a, p. 32.
  4. Voir Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, paru significativement en 1979 (Paris, Éditions de Minuit), l’année même où, en refusant ladifférenciation entre forme et fond, Pierre Soulages faisait un pas décisif dans l’ouverture du modernisme à de nouvelles possibilités, qui ne sont qu’apparemment celles du monochrome.
  5. C’est dans son article « La peinture moderniste » de 1961 (trad. fr. partielle d’Annick Baudoin dans Charles Harrison et Paul Wood, éd., Art en théorie 1900-1990, 1re éd. 1992, Paris, Hazan, 1997, p. 831-837) que Greenberg théorise définitivement sa notion de « spécificité du médium », qui réside d’après lui pour la peinture dans la « planéité » et la « délimitation de la planéité ». Une des rares occurrences du nom de Soulages dans ses écrits associe celui-ci à ceux de Jean-Paul Riopelle et de Nicolas de Staël, représentants selon lui d’une version « plus jolie [handsomer] » de ce qui se fait aux États-Unis (« American-Type Paiting », 1955, repris dans The Collected Essays and Criticism, John O’Brian [éd.], vol. 3, Affirmations and Refusals 1950-1956, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1993, p. 235).
  6. Le poète Dominique Fourcade a le premier fixé, à ma connaissance, la nature « toutarrivesque » du modernisme (Tout arrive, Paris, Michel Chandeigne, 2000). Relisant son très beau petit livre, j’y trouve des considérations sur Manet et ne peux m’empêcher de noter comme une coïncidence heureuse qu’il crédite celui-ci d’une découverte dont Pierre Soulages est évidemment l’héritier : « Dès lors, il s’est produit des faits inouïs, majeurs, du genre : la lumière est dans le noir » (p. 27).
  7. Anecdote rapportée par Pierre Soulages lors d’un entretien avec l’auteur, qui s’est tenu à Paris le 1er mai 2012. Toutes les citations sans référence proviennent de cet entretien, qui formalisa des discussions souvent anciennes.
  8. Voir notamment Pierre Encrevé, « Un parcours », dans Paris 2009-a ; rééd. 2011, p. 23-24 et n. 20.
  9. C’est à partir de ces différentes familles qu’a été conçu l’accrochage de l’exposition qu’accompagne le présent catalogue, aussi bien au musée des Beaux-Arts de Lyon qu’à la Villa Médicis.
  10. Encrevé 2007-a, p. 347.
  11. L’artiste donne la raison de cette équivalence entre les blancs et les noirs dans cette famille de tableaux lorsqu’il explique : « Ce n’est pas un blanc découvert, c’est un blanc qui en réalité conduit au travail sur le noir. Ce n’est pas les noirs qui sont arrivés sur le fond qui était blanc, ils y sont arrivés avec le regard uniquement fixé sur le blanc. […] c’est la manière dont le blanc s’éclairait qui dirige les noirs que j’ai apposés » (« Peintures 1999-2002 », 1re éd. 2002, dans Le Lannou 2009, p. 62).
  12. Par exemple, en 2010, il dit : « Je m’intéresse à la lumière et surtout à cette chose troublante : la lumière qui vient de la couleur qui est, par définition et même en réalité, la plus grande absence de lumière de toutes les lumières qui existent, le noir. Que toutes les couleurs puissent venir de là, que la lumière soit ainsi révélée, cela m’intéresse, mais ce n’est pas le but. Ce qui importe c’est comment cela s’organise, et comment cela change, et nous avec » (« Soulages le réfractaire », op. cit., p. 162-163 (voir infra, Anthologie, p. 178).
  13. Qu’avec le modernisme tout puisse arriver ne veut pas dire que l’histoire n’ait plus d’importance, bien au contraire. Pour l’avoir oublié, une grande partie du monde de l’art contemporain s’enthousiasme pour de fausses ruptures qui ne sont guère autre chose que des répétitions inconscientes, des « farces » pour reprendre le mot célèbre de Karl Marx (« Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce » [Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte, 1re éd. 1852, E. Barot et J.-N. Ducange [éd.], Paris, Livre de Poche, tr. fr. Marcel Ollivier, 2007, p. 117). Et puisque je viens de citer Marx, je ne crains pas d’ajouter que ces répétitions travesties en inventions sont la meilleure arme de la transformation de l’art en marchandise inoffensive, à la fois désirable (comme une nouvelle collection de mode) et facilement échangeable (puisque interchangeable).
  14. L’artiste affirme ainsi : « Nous n’avons pas à témoigner de notre époque, puisque nous sommes faits d’elle » (« Les milles vies de la peinture », dans Jaunin 2012, p. 135).
  15. Comme s’il voulait concilier métaphysique du secret et pédagogie de l’image (qui pourraient représenter les deux versants de son œuvre, celui abstrait et celui figuratif), Gerhard Richter ne répugne pourtant pas à ce que le spectateur puisse reconstituer l’histoire de la constitution de ses tableaux. Mais il se sert pour cela de la photographie, publiant à l’occasion les étapes intermédiaires de ses tableaux, comme dans le cas des trente-trois états de Red (1994) ou des dix états de Cage I (2006), documentation qui a fait l’objet d’une étude serrée d’Ulrich Wilmes (« Gerhard Richter: One Moment in Time. On the Documentation of the Conditions in which Abstract Paintings Are Made », dans cat. exp. Gerhard Richter: Large Abstracts, Ulrich Wilmes (dir.), Ostfildern, Hatje Cantz, 2008, p. 135-153).
  16. Sur l’incarnation de l’abstraction chez Pierre Soulages, je me permets de renvoyer à mon essai « Conques : une abstraction épiphanique », dans Paris 2009-a ; rééd. 2011, p. 105-117.
  17. Voir Lawrence Gowing, Cézanne : La logique des sensations organisées, 1re éd. 1977, Paris, Macula, tr. fr. Dominique Fourcade, 1992.
  18. Cette expérience est rapportée notamment dans Pierre Soulages, « Image et signification », 1re éd. 1984, repris dans Le Lannou 2009, p. 47- 48.
  19. Le cas de Daniel Buren permet de se rendre compte à quel point le refus de l’image au profit d’un « outil visuel » aussi abstrait que des bandes verticales alternées finit par aboutir, dans un système de diffusion des images par reproduction, à la création d’une image de marque qui attire l’attention sur elle-même comme une image au sens plein du terme – ce qui a d’ailleurs conduit cet artiste à diversifier fortement ses outils formels ces dernières années.
  20. En 1983, Pierre Soulages écrivait : « Peinture, chose faite par un homme qui interroge son rapport au monde, pour un homme qui, par elle, interroge son rapport au monde » (« Image et signification », 1re éd. 1983, dans Le Lannou 2009, p. 52).
  21. Chez Callum Innes, depuis le début des années 1990, c’est l’application de la térébenthine, soit en la laissant couler, soit en la posant avec un pinceau plus ou moins fin, qui crée les formes finales, à partir d’une surface recouverte d’une ou plusieurs couches d’une ou plusieurs couleurs, posées de façon homogène.