Prise de parole d’Alfred Pacquement

Paris, Cimetière Montparnasse, 4 novembre 2022

1948_rue_Schoelcherv2

Le cimetière Montparnasse vu par la fenêtre de l’atelier de la rue Schoelcher Paris 14e en 1948. Photo Delagénière, © Archives Soulages

Chère Colette

Chère famille de Pierre Soulages, chers amis

Rencontrer Pierre Soulages était le privilège d’une vie.
Pierre était chaleureux, toujours disponible.
Curieux de tout, à l’écoute, d’une mémoire inouïe et d’une culture ouverte, surprenante par son ampleur. Conteur infatigable.
Colette, toujours à ses côtés.

Pierre recevait ses visiteurs avec une générosité attentive et rare. En fonction de leurs intérêts personnels la conversation, pouvait porter sur des sujets inattendus : le rugby, la pêche à la mouche, les grottes ornées, le savoir des artisans, Rembrandt, l’astrophysique, la poésie, la peinture évidemment.

La poésie bien sûr, celle de ces poètes du moyen-âge comme Guillaume d’Aquitaine qu’il affectionnait, ainsi qu’Agrippa d’Aubigné, Baudelaire, Mallarmé, en particulier pour sa prose ou le Segalen de « Stèles » ;
Sans oublier Saint Jean de la Croix qu’il citait souvent avec cette strophe qu’il aimait particulièrement et que beaucoup d’entre vous ont entendu de sa bouche :
Pour toute la beauté
jamais je ne me perdrai
sauf pour un je-ne-sais-quoi
qui s’atteint d’aventure.

Ce je-ne-sais-quoi sera au cœur de sa recherche picturale, toujours renouvelée, jamais assouvie, jamais transformée en système. Mais bien au contraire comme il le déclare « la peinture ne m’intéresse que si elle me ménage des possibilités d’aventure ».
D’aventure précisément.

Rencontrer Pierre Soulages c’était aussi bien entendu rencontrer sa peinture.
Lui-même en avait décidé ainsi en visitant avec sa classe encore collégien l’abbatiale de Conques tout près de Rodez sa ville natale.
C’est là où son choix est fait, il consacrera sa vie à l’art, il sera peintre.
L’émotion que ressent l’enfant devant ce chef d’œuvre de l’art roman le verra beaucoup plus tard consacrer de longues années de recherches à la mise au point d’un verre translucide, à transmission diffuse de la lumière, mis en place dans les vitraux conçus par lui et inaugurés en 1994.
Comme l’écrit Georges Duby les vitraux de Soulages magnifient l’architecture qui existe par la lumière.

À l’heure même où nous nous rassemblons dans ce cimetière parisien une messe en hommage à Pierre Soulages est célébrée à Conques, dans l’Aveyron. Notre émotion est ainsi partagée au même instant dans l’abbatiale à laquelle Soulages rendit, en tant que peintre et en respectant le caractère sacré de l’architecture, tout ce qu’elle avait pu lui apporter.

Soulages disait qu’il avait eu une double naissance, la peinture et Rodez. Outre Conques il retient des lieux de son enfance les plateaux des Causses, les statues-menhirs du musée Fenaille, les ateliers des artisans.

Il commence à peindre lorsqu’après un passage aux beaux-arts de Montpellier où il rencontre Colette qui partagera sa vie pendant 80 ans, il s’installe dans la région parisienne après la Libération. Son premier atelier se trouve rue Schoelcher à quelques centaines de mètres de là où nous nous trouvons. C’est là où vont naître les étonnants brous de noix, opaques et lumineux, aux traces larges et puissantes, qui tranchent sur les pratiques abstraites du moment et déterminent le point de départ de son œuvre.

Brosses de peintre en bâtiment, outils repensés, matériaux inédits, absence de titre : tout est déjà en place pour que sur la peinture viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête comme il écrit dès 1948.

Nul ou presque n’a jamais vu Pierre Soulages au travail dans l’atelier. Il n’y a guère que Roger Vailland qui en avait tiré une sorte de reportage sur le vif et quelques cinéastes qui ont enregistré des images ; c’est bien mieux ainsi. L’acte de peindre est de l’ordre de l’intime, de la concentration, hors des regards. Ce n’est ni un spectacle, ni une performance. Soulages comme dans bien d’autres domaines avait su s’en préserver, avec lucidité.

Par contre l’espace où la peinture naissait, l’atelier, était ouvert à ceux (nombreux) qui sollicitaient Pierre et que celui-ci choisissait d’accueillir. Que ce soit à Paris rue Saint-Victor ou à Sète au sein de la maison qu’ils avaient conçues face à la mer Colette et lui, l’atelier était un lieu modeste et dépouillé. Lorsqu’on y pénétrait les peintures y étaient tournées face au mur.   Certaines, celles qui étaient terminées, y étaient alors révélées l’une après l’autre et Pierre recherchait parfois longuement l’orientation favorable pour les éclairer, ajoutant si besoin quelques puissants projecteurs pour faire surgir la lumière du noir.
Je me souviens y avoir vu les tout premiers outrenoirs (Pierre n’avait pas encore inventé ce magnifique néologisme qui exprime si bien le nouveau champ mental de cette rupture). C’était au début de 1979. Quelques mois plus tard, suspendues dans une grande salle du Centre Pompidou ces peintures nouvelles qui ouvraient une nouvelle phase de l’œuvre étaient exposées pour la première fois.  

Soulages avec l’outrenoir ne fonde plus sa peinture sur des contrastes mais travaille exclusivement avec la couleur noire sans qu’il en résulte des monochromes mais, bien au contraire, en peignant la lumière réfléchie par le noir. Le noir source de lumière.
Nul (sauf sans doute leur auteur) n’aurait pu alors imaginer que ces peintures outrenoir, tout en tension formelle, aux rythmes multiples et à l’étonnante diversité de valeurs en dépit de l’usage d’une couleur unique, allaient se poursuivre pendant plus de 40 années. Elles ouvraient des possibilités infinies que Soulages n’allait cesser d’explorer.
Les nombreuses expositions rétrospectives ou celles consacrées au fur et à mesure à des œuvres récentes ont permis de comprendre l’étonnante diversité de ces peintures réalisées à partir d’un protocole si restreint.

L’atelier encore, je me souviens de cette journée de mars 2019. Quelques mois plus tard était prévue l’exposition Hommage au musée du Louvre dans le Salon Carré pour le centième anniversaire de Soulages. Découvrir ces immenses peintures verticales, parmi les plus grandes jamais peintes, faites de stries vivantes superposées, entrecroisées, fut véritablement bouleversant. Une fois encore, dans sa centième année, Pierre avait réinventé sa peinture.
Et le temps de l’accrochage avec Pierre et Colette, l’ajustement des hauteurs, des distances des éclairages fut à l’image de l’exigence de Pierre pour ses expositions.
Ainsi ces occasions successives de voir l’œuvre exposée, des premières expositions à New York dès les années cinquante jusqu’aux premières rétrospectives à Hanovre, à Houston, à Paris puis dans le monde entier furent autant de manières pour un public de plus en plus nombreux de découvrir l’ampleur de cet œuvre.
Au Centre Pompidou la rétrospective de 2009 que nous avions conçue avec Pierre Encrevé, l’ami et l’exégète, irremplaçable auteur du catalogue raisonné, connût un succès immense. 500.000 visiteurs. Pierre en était très heureux.
L’ouverture de salles permanentes au musée Fabre de Montpellier qui lui fut si cher ; l’inauguration du musée Soulages à Rodez, où Pierre avec Colette avaient choisi que soit créé un musée regroupant l’ œuvre depuis les tout débuts et où les architectes RCR ont su concevoir un bâtiment en parfait dialogue avec sa peinture ; l’exposition hommage du Louvre pour ses 100 ans furent autant d’évènements qui contribuent à inscrire cet œuvre dans l’histoire et dans le présent.
Dimanche dernier à Rodez l’émotion était palpable au musée Soulages avec un public nombreux traversant les salles en silence. Il en était sans doute de même à Montpellier, à Paris et partout où le peintures sont offertes au regard du public.
Cette émotion, elle est la nôtre, profonde, bouleversée, nous connaissions Pierre depuis si longtemps, nous regardions sa peinture depuis tant d’années, que nous ne pouvions nous résoudre à penser que ce jour arriverait.
Chère Colette nous pensons à toi avec une immense affection dans ces moments de tristesse. Cette tristesse elle est aussi la nôtre, tu le sais.

Pierre était peintre mais il était aussi un admirable praticien des mots.
Je voudrais terminer par ce très beau texte qu’il écrivit il y a une quinzaine d’années. J’y vois en quelque sorte une synthèse entre l’intériorité, la spiritualité (appelons les comme on voudra) telles que pouvait les exprimer Pierre Soulages et son remarquable appétit de connaissance.
Il y décrit une éclipse de soleil :

Je me trouvais à Sète près de l’atelier sur la terrasse devant un grand horizon vide. Le soleil est devenu un disque noir, plus noir que le ciel, d’autant plus noir que cerné de la plus intense frange lumineuse. Tous les regards étaient tournés vers le haut, fascinés. Un grand silence s’est fait. Les oiseaux se sont arrêtés de voler, de chanter.

C’était un spectacle cosmique, grandiose.

Devant l’immensité, l’insignifiance de nos vies devenait évidente. Et l’éclipse n’était qu’un minuscule évènement concernant une petite planète, notre soleil, petite étoile perdue dans la gigantesque multiplicité des étoiles d’une galaxie perdue elle aussi dans des amas de galaxies. Le soleil occulté c’était le noir d’avant la lumière, d’avant les couleurs. Celui que j’aime avec sa gravité, sa radicalité. Il y avait là quelque chose des origines du monde, de notre origine aussi, avant de naître, « avant de voir le jour ».

Est-ce pour toutes ces raisons enfouies au plus profond de nous-mêmes que dès les plus lointaines origines de la peinture, les hommes pendant des centaines de siècles, depuis plus de trois cents siècles, sont allés peindre dans les endroits les plus obscurs de la terre, dans le noir absolu des grottes et peindre avec du noir ?[1]

 

[1] Pierre Soulages Écrits et propos, Paris, Hermann éditeur, p.236