Soulages à Lyon. Par Sylvie Ramond

Texte extrait du catalogue de l’exposition,
courtoisie du musée des Beaux-Arts de Lyon et de la Villa Médicis :

 

Il est des villes et des lieux dont le nom vient à l’esprit immédiatement lorsque l’on pense à Soulages. Rodez : lieu familial, où l’artiste naît et passe son enfance, et où doit bientôt ouvrir un musée dédié à l’œuvre graphique, aux œuvres de jeunesse et aux travaux préparatoires aux vitraux de Conques. Autre lieu essentiel : Conques, donc, où la vocation de l’artiste s’est jouée et où il a travaillé, des années durant, à l’exécution des vitraux pour l’abbatiale. Montpellier : lieu de formation, où Soulages rencontre Colette Llaurens, sa future femme ; lieu d’une autre donation, au musée Fabre, où une aile est dévolue à un ensemble de peintures résumant près de cinq décennies de création. Paris et Sète : lieux de vie et de création, depuis 1946 à Courbevoie et 1959 à Sète. Apparaissent également des noms de ville associés à des expositions marquantes de l’artiste et que l’on retrouve dans les catalogues – New York, Houston, Saint-Pétersbourg, Moscou – où elles sont mentionnées comme autant de jalons non pas simplement de la carrière de l’artiste mais également de son œuvre. Parce que l’exposition, chez Soulages, entretient avec l’œuvre un rapport complexe : s’il ne faut pas y voir des environnements, où chaque œuvre serait la simple partie d’un tout, les expositions n’en sont pas moins pensées par un artiste qui ne saurait déléguer cette tâche, soupçonneux à l’égard de certains effets de sens des accrochages, soucieux surtout d’expérimenter de nouveaux modes de présence et de coexistence de ses peintures. Ainsi certaines expositions monographiques n’ont-elles pas simplement fait date, comme on le dit, mais fait œuvre, accompagnant le processus créatif lui-même dans ce qu’il a de plus expérimental. L’exposition lyonnaise de 1987 fait partie des quelques expositions auxquelles Soulages accorde ainsi une valeur particulière, par la radicalité même du principe d’accrochage des œuvres. D’autres expositions ont suivi, certaines où les œuvres de Soulages furent cependant confrontées à d’autres, jusqu’à l’exposition de 2012, une nouvelle fois monographique, qui trouve prétexte dans l’acquisition de trois œuvres de l’artiste par le musée des Beaux-Arts de Lyon, pour présenter dans les deux lieux que sont le palais Saint-Pierre et la Villa Médicis des œuvres récentes – « Soulages XXIe siècle ».

 

 

Le polyptyque éclaté (1987)

C’est à une série de refus des catégories en usage en histoire de l’art et dans les salles de musée, manières de penser et d’accrocher, que l’exposition de 1987 doit son principe. Un principe de refus du tableau vu comme une fenêtre dès lors qu’il est placé contre un mur, assigné à une place que dicteraient la succession des époques, la suite des années. Le peintre prévenait Bernard Ceysson, qui l’interrogeait en 1979 sur son évolution : « Cette description chronologique, qu’apportera-t-elle ? Il y a des artistes dont l’œuvre s’organise de manière extrêmement cohérente, avec un cheminement, chaque étape étant la conséquence de la précédente, annonçant la suivante. Pour moi, c’est beaucoup plus confus ; les choses viennent d’une façon que je trouve naturelle, n’obéissant pas à un projet théorique. Je retrouve souvent dans des  périodes différentes des peintures qui pourraient être rapprochées, je m’aperçois qu’il y a des retours cycliques d’une forme, d’une composition 1… »

C’est au musée Saint-Pierre Art contemporain, alors logé dans la grande aile de la rue Édouard Herriot dans le palais Saint-Pierre, que Soulages présenta ses œuvres en mars 1987 . L’institution qui l’occupait n’était pas indifférente et l’invitation faite imposait de rompre avec les pratiques communes de l’accrochage, comme le rappelle Pierre Encrevé : « Thierry Raspail, jeune conservateur particulièrement intéressé par les environnements, avait souhaité une présentation limitée à dix œuvres monumentales, mais qui seraient unies par une mise en espace singulière, qui ferait de l’ensemble une sorte d’œuvre unique et éphémère de Soulages 2. »

Dans cette exposition, l’artiste avait choisi de rejouer le dispositif d’accrochage tel qu’il l’avait expérimenté dans de précédentes expositions, notamment en 1966 au Museum of Fine Arts de Houston puis en 1979 au Centre Pompidou. Dix polyptyques récents, peints entre 1984 et 1987, dont six tétraptyques superposés, étaient détachés des cimaises pour être suspendus entre sol et plafond par des câbles en acier. Des toiles qui, cependant, ne donnaient pas l’impression de flotter dans le vide mais, parce que maintenues rigidement par les câbles en acier, d’être « mises en vue dans l’espace 3 ». Georges Duby, un des auteurs du catalogue de 1987, suggère que ce détachement des œuvres du mur a été préparé par l’expérience du polyptyque : « Traiter ainsi le tableau en élément d’un organisme aussi rigoureusement composé que l’étaient autrefois les retables, c’était lui retirer son autonomie, c’était aussi le préparer à se détacher du mur 4. » L’historien relève aussi des divergences entre les expositions qui ont adopté ce même principe d’accrochage : alors que, à Houston, il s’agissait pour Soulages de montrer plus clairement la création en devenir, au Centre Pompidou, c’était l’exposition tout entière qui avait valeur d’un immense polyptyque éclaté. À Lyon, la proposition était encore plus radicale puisque aucune toile n’était accrochée sur les murs latéraux. Une manière de donner plus de liberté au visiteur, qui ne serait plus seulement guidé par une présentation chronologique ou thématique imposée par un conservateur de musée ou un commissaire d’exposition : il revenait désormais à lui seul de trouver le lien qui se noue d’une œuvre à l’autre.

 

Vers La « salle initiatique » (1990)

À l’automne de 1991, Soulages participe à la première Biennale d’art contemporain de Lyon, « L’Amour de l’art, une exposition de l’art contemporain en France », répartie sur trois lieux : la halle Tony Garnier, le musée d’Art contemporain et à l’Espace lyonnais d’art contemporain (Elac). Une exposition conçue comme « un ensemble de projets et propos individuels, produits en totale autarcie et discutés pour chacun comme s’il s’agissait d’exposition personnelle singulières 5 ». Soulages présente une suite de sept peintures réalisées entre le 28 décembre 1990 et le 19 février 1991. Sept peintures qui sont autant d’expériences de la lumière – « Ce que j’explore depuis plusieurs années est, pour une grande part, fondé sur la qualité particulière, l’éclat spécifique de la lumière réfléchie par la toile, venant au devant d’elle et transmutée par l’état de surface et le noir qui la renvoie6. » Or, cette recherche conduite d’année en année, qui fait forcément songer à un cheminement spirituel, décrit par l’artiste dans ses tâtonnements, aura trouvé un condensé dans une suite de peintures, qui semblent totaliser cette expérience. Quand il a peint la première toile, Soulages ne savait pas encore que six autres suivraient. Chacune des toiles sera alors peinte, « venant de la précédente par similitude ou par opposition ».

Cet ensemble – parce qu’il s’agit d’un ensemble et non d’une série, Soulages y insiste –, qui est unique dans l’œuvre de l’artiste, qui a toujours refusé de le démembrer, sera exposé à plusieurs reprises. À l’Institut València d’Art Modern (IVAM), à Valence, en 2007, où Soulages accepta de les montrer dans une salle absolument noire (idée déjà expérimentée à Münster). Un tel dispositif permet de retrouver d’anciennes manières de voir et de présenter les œuvres, qui arrachent le spectateur à des contemplations qui, dans le musée, viennent le plus souvent s’additionner. Soulages de citer à ce propos la remarque d’Alfred Pacquement : « On pourrait très bien mettre une salle comme cela dans le parcours du musée – Oui [répond Soulages], une salle initiatique. Les gens passeront et, à partir de là, ils s’apercevront qu’il faut changer de regard, qu’il faut quand même penser à ce que l’on voit, à ce que l’on a devant les yeux, et non pas à ce que l’on pourrait imaginer, à ce que l’on a dans la tête, quand on arrive devant du noir 7. » On pense alors à la pièce obturée qu’avait imaginé Caspar David Friedrich pour présenter isolément ses tableaux. Comment ne pas penser également – le nombre, le principe d’ensemble et la tonalité sacrée qui s’y attache intimement l’imposent aussi – aux deux séries des Sept Sacrements de Nicolas Poussin ? Paul Fréart de Chantelou, qui possédait le second ensemble, le présentait dans une pièce isolée. Nous pouvons nous faire une idée de ce lieu dans lequel seuls quelques visiteurs éminents étaient conviés à entrer en lisant le Journal de voyage du cavalier Bernin en France de Chantelou : les tableaux étaient recouverts de rideaux que l’on soulevait et il fallait décrocher les tableaux et les rapprocher de la fenêtre pour les admirer 8. Mais l’expérience initiatique que la lumière ou l’obscurité ne font, ici comme ailleurs, qu’amplifier se fonde plus en profondeur dans la succession inattendue des œuvres qui finissent par former une totalité, le cheminement par lequel l’ensemble en vient à l’emporter, irrévocablement, sur les œuvres qui le constituent.

 

« Remplir / vider » (2008)

Autre exposition, celle qui fut présentée à Lyon en 2008-2009 au musée des Beaux-Arts, dont le titre, « Repartir à zéro comme si la peinture n’avait jamais existé », était emprunté à l’artiste américain Barnett Newman 9. Elle considérait une courte période, de 1945 à 1949, où la création en Europe et aux États-Unis pouvait être placée sous le signe de la tabula rasa. Si elle impliquait de très nombreux artistes européens et américains, cette exposition conçue par ses commissaires – Éric de Chassey et nous-même – comme un laboratoire, donnait à Pierre Soulages une place éminente, dès lors que ses œuvres au sortir de la guerre illustraient de la manière la plus forte, sinon un désir de table rase, tout au moins la volonté de s’en remettre aux gestes et aux formes les plus élémentaires. Ne rien faire d’autre que peindre, c’est-à-dire occuper la surface de la feuille ou de la toile, ne s’intéresser qu’aux qualités sensibles de la peinture. L’assignation de ces œuvres à une époque bien précise, définie par un cadre chronologique resserré contrevenait évidemment à ce que l’artiste n’a cessé de dire et d’écrire : sa hantise des contextes, des cadres historiques trop déterministes, sa réticence devant les opérations de périodisation menées par les historiens et les critiques toujours prompts à distinguer des œuvres qui feraient charnière ou rupture 10. Il nous paraissait toutefois clair que ces refus, s’ils sont bien une des marques les plus personnelles du discours de l’artiste, n’en correspondent pas moins à un trait d’époque, indissociable de la volonté de retrouver les gestes et les formes originels. Nul mieux que Bernard Ceysson, dans ses entretiens avec Soulages, n’a du reste souligné la singularité de cette inscription historique : « À vous écouter je retrouve, il me semble, un trait commun à un certain nombre d’artistes de votre génération : la négation de l’histoire. Tout se passe pour eux, à citer mal Nietzsche, comme si l’œuvre d’art était sans passé et sans devenir, inexorablement présente, c’est-à-dire éternelle. Comme si encore, le vouloir de l’artiste sublimé dans la création de la Beauté périmait le Savoir ; peut-être que ces artistes éprouvaient le sentiment que toute histoire de l’homme occidental avait abouti à cette guerre, que toute une tradition culturelle avait conduit à l’oppression des totalitarismes et, peut-être, voulaient-ils retrouver une spontanéité, une innocence 11… »

Soulages occupait alors dans la dernière salle de l’exposition, avec une série de brous de noix sur papier et de goudrons sur verre, confrontés à des concepts spatiaux de Lucio Fontana et à des peintures et des dessins de Barnett Newman, dont Sans titre (Le Vide) (Untitled [The Void]). Nous ne voulions pas constituer une sorte de famille formelle, ni révéler une familiarité insoupçonnée, mais davantage marquer une polarité : remplir l’espace du papier ou de la plaque de verre sur lesquels est posé le brou de noix ou le goudron ; vider au moyen de perforations ou en faisant apparaître un cercle blanc, donnant la sensation d’un vide vertigineux.

Nous avions imaginé d’autres possibilités, comme celle d’exposer les œuvres de Soulages en vis-à-vis de celles de Pollock et de Rothko. Mais s’imposa l’idée de les placer à côté ou en face des œuvres de Fontana et de Barnett Newman, dans une sorte d’épure. Ainsi, hors de toute considération chronologique trop stricte quant aux œuvres présentées – 1946 à 1948 pour les œuvres de Soulages ; 1949-1952 pour Fontana ; 1946 enfin pour Newman –, il s’agissait de reformuler la proposition de l’exposition dans un condensé qui en livrerait la vision la plus simple, dépouillée en même temps que radicale.

 

L’exposition et ses satellites (2012)

L’exposition de 2012, « Soulages XXIe siècle », présentée à Lyon au musée des Beaux-Arts puis à Rome à la Villa Médicis, vient – à bien considérer cette suite non concertée d’expositions – la compléter. D’octobre 2012 à la fin de janvier 2013 à Lyon puis de février à mai 2013 à Rome seront présentés vingt cinq peintures de l’artiste, exécutées à l’acrylique pour la plupart, ainsi qu’un brou de noix, toutes ces œuvres ayant été réalisées entre 2000 et 2012. La sélection de même que l’accrochage et l’éclairage, conçus très étroitement avec l’artiste, tendent à montrer la diversité mais aussi les prolongements de l’outrenoir, de cette peinture fondée à partir de 1979 sur les différentes intensités de la lumière reflétée. Dès l’entrée de l’exposition, le visiteur est invité à faire « l’expérience » de l’outrenoir en découvrant trois peintures de 2012 de format carré accrochées sur un mur noir face à mur blanc fortement éclairé : comme à Münster, à Valence ou encore à Paris, les visiteurs auront la possibilité de comprendre que l’artiste « ne travaille pas avec le noir mais avec la lumière ». L’accrochage, rythmé par cinq sections, prend place au premier étage des salles d’exposition du Nouveau Saint-Pierre. Les peintures seront accrochées de façon classique, en excluant toute présentation chronologique mais selon les affinités qu’elles présentent entre elles. Si la sélection privilégie très largement les deux dernières années de création, quelques œuvres font le lien entre notre exposition et la rétrospective présentée au Centre Pompidou d’octobre 2009 à mars 2010 : ainsi trois d’entre elles témoignent que l’outrenoir n’exclut pas toute autre couleur, comme le blanc (Peinture 63 × 102 cm, 12 mars 2000 ; Peinture 290 × 520 cm, 22 mai 2002 ). Trois polyptyques superposés, parmi ceux qui étaient accrochés dans la dernière salle du Centre Pompidou (Peinture 324 × 181 cm, 19 février 2005 ; Peinture 323 × 181 cm, 17 novembre 2008, Peinture 325 × 181 cm, 14 mars 2009 ), offrent une combinaison de différents types l’outrenoir apparus depuis 1979. S’ajoutent alors à ce grand foyer deux satellites : l’ensemble des sept peintures déjà exposé à Lyon à la première Biennale d’art contemporain en 1991 et présenté, le temps de l’exposition, dans la salle 200 du musée. Et un groupe de trois œuvres (Brou de noix sur papier 60,5 × 65,5 cm, 1947 ; Peinture 202 × 143 cm, 22 novembre 1967, huile sur toile ; Peinture 181 × 244 cm, 25 février 2009, triptyque acrylique sur toile) acquises par le musée en 2011 avec le concours exceptionnel d’un mécénat d’entreprises et de particuliers. Issues de la collection personnelle de l’artiste, ces œuvres sont autant de jalons de sa recherche. Montrées dans une des salles de la collection permanente avec des prêts de collections particulières, elles permettent aussi d’illustrer, comme le définit l’artiste, trois voies, trois différents champs d’action du noir. Elles enrichissent avant tout une collection considérable, ce qui ne signifie pas simplement qu’elles viennent compléter un ensemble, mais qu’elles viennent le perturber, brouiller les segments temporels qui s’y sont constitués, conspirer de la manière la plus éclatante contre l’histoire qui s’épanouit ordinairement dans le musée.

 

Notes

1. Entretien de Bernard Ceysson, 1re éd. 1976 ; repris, augmenté et corrigé dans Soulages, Paris, Flammarion, 1979, p. 82.

2. Encrevé 1996, repris dans Encrevé 2007-a, p. 257.

3. Pierre Encrevé, « Soulages à Lyon », dans Pierre Soulages, cat. exp., Lyon, Musée Saint-Pierre Art contemporain, 1987, p. 62.

4. Georges Duby, « Soulages, le temps, l’espace, la mémoire », ibid., p. 48.

5. Thierry Raspail et Thierry Prat, « L’amour de l’art », présentation à L’Amour de l’art. Une exposition de l’art contemporain en France, cat. exp., Biennale d’art contemporain, Lyon, 1991, p. 7.

6. « Pierre Soulages », dans L’Amour de l’art, op.cit., p. 248.

7. « Soulages le réfractaire », entretien avec Jacques-Alain Miller, La Cause freudienne, n°75, 2011, p. 166, reproduit infra, dans l’Anthologie, p. 181.

8. Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du Cavalier Bernin en France, éd. Milovan Stanic, Paris, Macula, 2001, p. 88-89.

9. Nous renvoyons au catalogue de l’exposition publié en 2008 par les éditions Hazan et le musée des Beaux-Arts de Lyon, plus particulièrement à la présentation que nous en avons faite, avec Éric de Chassey, p. 16-17.

10. Voir sur ce dernier point « Paroles d’artistes sur l’histoire de l’art et la critique », enquête de Laurence Bertrand, L’Écrit-voir : approches de l’art actuel, 1985, p. 78-79, reproduit infra, dans l’Anthologie, p. 146-147.

11. Bernard Ceysson, 1re éd. 1976 ; repris, augmenté et corrigé dans Soulages, Paris, Flammarion, 1979, p. 82.