Soulages et le Danemark – Andrea Rygg Karberg

La commande à Pierre Soulages de l’œuvre mentionnée ci-dessus pour la Maison de la Musique à Aarhus, tient à ce que le Danemark, dès les débuts de son parcours d’artiste, avait adopté Soulages, un soutien qui fut d’une signification inoubliable pour le jeune peintre.

Tout avait commencé lorsque l’historien de l’art Haavard Rostrup s’était rendu à Paris en 1949 pour préparer une grande exposition au Danemark sur ce que l’art français contemporain produisait de meilleur. Au cours de ce séjour, Rostrup vit par hasard la première exposition personnelle de Soulages. Il y passa plusieurs fois – et fut finalement convaincu que ce jeune artiste inconnu devait participer à l’exposition. Aussi Soulages fut-il pour la première fois présenté au public danois, avec deux toiles, lors de cette importante exposition, Couleurs vivantes, que Rostrup organisa à Charlottenborg en 1950. Il y vint énormément de monde, et notamment les jeunes artistes danois qui avaient soif de connaître la nouvelle expression artistique française après les années d’enfermement de l’occupation. Peu après l’ouverture, Mogens Andersen apprit qu’il s’y trouvait des tableaux d’un jeune Français qui avaient certains points communs avec les siens, et les deux artistes allaient ensuite développer une longue amitié.

L’année suivante, en 1951, la deuxième exposition personnelle de Soulages eut lieu à la galerie Børge Birch à Copenhague. À cette occasion, Soulages et sa femme Colette séjournèrent pendant un mois au Danemark, où ils visitèrent entre autres l’île de Bornholm. C’était leur premier voyage à l’étranger depuis la guerre. Quasiment tous les tableaux de l’exposition furent vendus à des particuliers. Le tout premier collectionneur qui fit l’acquisition d’une œuvre de Soulages fut ainsi un médecin d’Aarhus.10 Pola Gauguin fit dans Ekstrabladet l’éloge de l’exposition, soulignant, au coeur du débat artistique de l’époque, combien celle-ci révélait que “la peinture non-figurative n’était pas seulement un jeu gratuit sur la forme et la couleur, mais ouvrait des voies pour l’évolution de l’art. À la condition impérative, cependant, qu’elle ne se fige pas dans une belle forme décorative, mais aspire à une tension rythmique, susceptible d’exprimer la vie intérieure.”11

En 1963, Haavard Rostrup eut de nouveau la responsabilité de l’accrochage, ainsi que d’un article de catalogue, lorsque “Foreningen Fransk Kunst”, l’Association Art Français, organisa une grande exposition rétrospective sur Soulages, réunissant environ cent de ses œuvres – bien avant que cela n’eût été fait en France. Elle eut lieu dans les salles de peinture de la Ny Carlsberg Glyptotek et présentait essentiellement des compositions sombres, à la lame, de grande force et poids. On put lire dans Politiken : “La prestation de ce Français est de la pure peinture. Ici matière, forme et couleur ne servent qu’à exprimer un vécu de caractère purement visuel – ce qui ne signifie pas que sa peinture soit de l’abstraction stérile. Grâce au contraste entre le lumineux et l’obscur, le grand et le petit, le lourd et le léger, il maîtrise des effets particulièrement à même d’influer sur notre esprit. Mais il nous force à faire le détour que rend nécessaire le langage de la peinture.”12 Le monde est petit : le fondateur d’Ordrupgaard, Wilhelm Hansen, fut en son temps une figure centrale de l’Association Art Français, et Haavard Rostrup allait plus tard devenir le conservateur d’Ordrupgaard. Rostrup resta d’ailleurs toute sa vie un ami de Pierre et de Colette Soulages.

Dix ans plus tard, une nouvelle exposition danoise consacrée à Soulages fit suite à l’exposition de 1963, en réunissant vingt-quatre œuvres essentielles de la période 1969-1972. Lars Rostrup Bøyesen présentait alors l’art international dans la salle L’exposition de 1973 était dominée par des œuvres à deux couleurs – noir-bleu, noir-ocre ou noir-blanc – par des immenses toiles horizontales avec entre autres de vibrants développements de bleus, et par des toiles claires aux grands signes noirs fluctuants. Une force monumentale – ou une nouvelle simplicité et légèreté apparentes. Un critique souligna de façon pertinente : “En apparence, ses peintures sont d’accès facile en raison de leur simple effet décoratif, mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, elles possèdent une sorte de système de fusée à deux étages, le deuxième temps révélant la tension et la nervosité intérieures qui en font un art émouvant.” 13

Dans Berlingske Tidende, on put lire que Soulages n’avait “sans doute jamais bénéficié d’un accrochage aussi réussi.” Aalborg avait à présent été doté du musée “sans doute le plus adapté du monde à l’art pictural”, alors qu’à Copenhague “pendant près d’un demi-siècle” on avait “réclamé de meilleures conditions d’exposition et de meilleurs musées” – et l’exposition acclamée de Soulages dut ensuite être montrée au public de la capitale à la mairie de Gentofte.14

En 1979, Soulages exposa de nouveau à la galerie Børge Birch, où Rostrup Bøyesen fit l’acquisition d’un des trois reliefs en bronze de l’artiste pour le Nordjyllands Kunstmuseum. En considération du nombre d’œuvres de Soulages qui se trouvent dans des collections privées danoises, il est étonnant que si peu d’entre elles aient trouvé le chemin des collections publiques du pays. Outre le relief en bronze, on peut voir une peinture à l’huile et une gouache au Statens Museum for Kunst et une lithographie à ‘Den Kongelige Kobberstiksamling’.

Par contre, sur une proposition de Mogens Andersen, le Danemark fit mettre en œuvre en 1982 la commande pour le foyer de la Maison de la Musique d’Aarhus, de l’architecte Johan Richter. L’œuvre se compose de trois fois cinq caisses de bois quadrangulaires (113x113x10cm), peintes à la peinture acrylique et suspendues en trois colonnes verticales par des câbles. L’œuvre a été réalisée spécialement en fonction de la salle – les caisses de bois quadrangulaires reflétant les nombreux quadrilatères de l’architecture, les trois colonnes faisant écho aux nombreux piliers blancs, et une des couleurs utilisées, le brun jaune, étant en harmonie avec les briques du bâtiment. La distance entre les colonnes est soigneusement prise en compte dans la conception, de sorte que l’espacement, inclus dans l’œuvre, est significatif.

Simultanément à l’inauguration de la Maison de la Musique, en 1982, se déroula une grande rétrospective Soulages. Réunissant (cinquante-quatre) œuvres, elle occupait entièrement le Kunstbygning (Maison des Arts) d’Aarhus. Les textes du catalogue étaient écrits par Mogens Andersen et Pierre Soulages. En même temps, Aarhus Kunstmuseum (Musée des Beaux-Arts) présentait des œuvres d’autres artistes représentés à la Maison de la Musique, Mogens Andersen, Richard Mogensen et Jean Arp. L’exposition Soulages fut ensuite montrée au Kunstpavillonen à Esbjerg et finalement à Charlottenborg à Copenhague, où les Danois avaient été initiés à Soulages en 1950. Elle reçut de nombreuses critiques élogieuses. Berlingske Tidende souligna la maîtrise de l’artiste : “[…] le peintre a une telle foi en son intuition que sa confiance se transmet au spectateur. Dans ses peintures, il affirme que tout, à une touche près, doit être précisément comme ça et pas autrement. Dans son art, il nous parle avec l’autorité de celui qui sait.”15 Le critique de Information fit ressortir que Soulages était “une ancienne connaissance et un ami du Danemark”, “Le caractère à la fois lourd et corporel de ses touches en appelle à nos propres notions sur l’artisanat et l’honnêteté, et la poésie contenue dans le timbre profond de la lumière parle directement à notre coeur.” L’exposition offrait une vaste vue d’ensemble de l’œuvre et introduisait quelques-unes des nouvelles peintures outrenoir. À distance, il est amusant de lire cette remarque : “Sur la question de savoir si l’intérêt pour les effets de diverses structures de surface, visible dans une série de peintures noires de ces dernières années, est porteur d’autres valeurs que celles évidentes et décoratives, nous ne nous prononcerons pas”.16 Une question ouverte, donc – à laquelle on peut sans doute répondre aujourd’hui que ces peintures-là, justement, provoquèrent la deuxième percée internationale de Soulages comme artiste majeur de notre temps, en raison entre autres de sa compréhension implicite de l’interactivité de l’œuvre.

Outre les expositions mentionnées, Soulages a au cours des ans participé à une quantité d’expositions collectives ou thématiques au Danemark, entre autres Les Français, à la mairie de Frederiksberg en 1958, Art étranger dans les collections danoises à Louisiana en 1964, Les Artistes libres à Den Frie Udstilling et à Nordjyllands Kunstmuseum en 1974, Paris-Copenhague à Den Frie Udstilling en 1981 et Relations artistiques franco-danoises au XXe siècle à Sophienholm en 1996.

La précédente conservatrice d’Ordrupgaard, Hanne Finsen, avait rencontré Soulages dans les années 1950 à Paris et, pour l’exposition qu’elle présenta au Statens Museum for Kunst (dans l’ancienne annexe de Kastelsvej) en 1967, elle lui accorda une place d’honneur dans l’intitulé même : Hommage à l’art français de Courbet à Soulages. Lorsqu’elle organisa une exposition sur Matisse en 1970, elle demanda à Soulages d’écrire un texte pour le catalogue, texte qui donne également une clef pour l’art de Soulages lui-même.

L’exposition actuelle d’Ordrupgaard a le privilège d’avoir pu choisir librement dans soixante années de production. Elle n’est pas conçue comme une rétrospective, elle n’est pas non plus chronologique, mais tous les genres essentiels de Soulages y sont malgré tout représentés.

L’exposition d’Ordrupgaard a été créée spécialement pour la nouvelle salle des expositions temporaires, avec ses hauteurs de plafond variées, ses angles obliques et ses murs inclinés, et elle peut pratiquement être considérée comme une installation. Soulages est particulièrement intéressé par l’architecture, et, comme il le pratique souvent, il a conçu l’accrochage et le choix des œuvres à partir d’une maquette de la salle.

Anne-Birgitte Fonsmark se trouve ainsi être la troisième conservatrice d’Ordrupgaard à contribuer à nouer des liens entre Soulages et notre pays en réunissant ses œuvres dans ce qui est, au Danemark, le musée franco-danois par excellence. Et Ordrupgaard peut enfin, grâce à sa nouvelle extension, proposer une exposition sur Soulages, à peine un quart de siècle après la dernière qui ait eu lieu au Danemark.


NOTES

10. Garde, C.F. : ‘Den sorte farves mester’ (‘Le Maître de la couleur noire’), in : Aarhus Stiftstidende, 4.7. 1982

11. Gauguin, Pola : ‘Den Franske Kunstner Pierre Soulages’ (‘L’Artiste français Pierre Soulages’), in : Ekstrabladet, 27.8. 1951

12. Engelstoft, Bertel : ‘Une messe noire’, in : Politiken, 5.5. 1963

13. Bache, Renal : ‘Forskellige som nat og dag’ (‘Aussi différents que la nuit et le jour’), in : Aalborg Stiftstidende, 25.2. 1973

14. Raae, Paul : ‘I Aalborg forstår de at vise kunst’ (‘A Aalborg ils s’entendent à exposer de l’art’), in : Berlingske Tidende, 7.3. 1973

15. Jespersen, Gunnar : ‘Les signes simples de Soulages’, in : Berlingske Tidende, 20.11. 198216. Sutton, Gertrud Købke : Op.cit