Le refus des servitudes – Pierre Soulages et l’histoire de l’art – Sylvie Ramond

Texte extrait du catalogue de l’exposition,
courtoisie du musée des Beaux-Arts de Lyon et de la Villa Médicis :

 

Il est une anecdote qui en dit long sur les problèmes que posent les notions de contemporanéité ou plus encore celle de contexte. On peut la trouver dans Les Ateliers de Soulages de Michel Ragon ; Pierre Soulages lui-même m’en a souvent fait le récit. Au 11 bis de la rue Schoelcher, entre le 15 décembre 1947 et l’automne de 1967, Colette et Pierre Soulages pouvaient croiser dans l’escalier un homme qui venait rendre visite à la femme qui partageait sa vie mais pas le même appartement. La voix forte de l’homme résonnait, se souvient Ragon 1, lorsque l’on se dirigeait vers l’ascenseur. Il s’agissait de deux intellectuels que les Soulages croisaient fatalement dans l’escalier, dans l’ascenseur ou même dans la rue. Un couple à l’affût de ce que l’époque produisait de plus stimulant dans le domaine des idées, qui affichait un goût pour les formes marginales de la création comme le jazz ou le roman policier. Jamais, néanmoins, cet homme et cette femme, certes absorbés par leur propre création et par de multiples activités, mais apparemment si ouverts sur leur temps, n’eurent l’idée de demander à Soulages s’ils pouvaient voir ses peintures. Ils ne pouvaient ignorer que leur voisin fût peintre. Ils ne mesuraient peut-être pas le degré de reconnaissance, considérable, déjà acquise par lui. Mais jamais cela ne suscita le moindre mouvement de curiosité de ces deux intellectuels, qui pouvaient ainsi se contenter de saluer cet artiste, dont ils ne savaient probablement rien. Il s’agissait de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir.

C’est évidemment une anecdote, dont il est bien risqué de tirer la moindre leçon, tant pour Sartre et Beauvoir – encore que – et encore moins au sujet de Soulages. Toutefois, il me semble que cette absence de rencontre peut aisément prendre la valeur d’une parabole. Qu’auraient pu dire et Sartre et Simone de Beauvoir à Soulages s’ils étaient entrés dans son atelier ? Qu’auraient-ils écrit, si jamais ils s’étaient décidés à le faire ? Sartre, qui avait rencontré Wols en 1945, avait bien consenti à écrire un texte, « Doigts et non-doigts », qui cherchait sans doute autant à parodier Merleau-Ponty qu’à explorer l’univers formel de Wols. Mais sur Soulages, pas de texte, pas de discussion, pas de rencontre avec les œuvres.

Si l’on peut regretter – pour eux – que ces deux voisins illustres n’aient pas cherché à pénétrer dans l’atelier, il n’est pas sûr qu’il faille se désoler qu’ils n’aient pas écrit. L’oeuvre de Soulages, par sa simplicité impérieuse, rendait déjà, à ce moment, délicate toute tentative d’interprétation, en tout cas vain le discours critique ordinaire, fût-il celui d’un philosophe si insigne, rompu à la phénoménologie. Et les propres écrits de l’artiste reprendront en quelque sorte cette conviction profonde d’une vacuité du langage, celui du critique, mais aussi celui de l’historien de l’art, devant ses oeuvres. À cette vacuité correspond en réalité une série de distinctions, très tôt exprimées par l’artiste, qui s’opèrent au sein même de la peinture, puis entre la création picturale et le langage, qui est posée par le peintre dans plusieurs textes fondamentaux. À commencer par la phrase célèbre, indéfiniment commentée depuis, qui ouvre le court texte écrit par Soulages à l’occasion de l’exposition «Französische abstrakte Malerei », en 1948 : « Une peinture est un tout organisé, un ensemble de formes (lignes, surfaces colorées…) sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête 2. »

 

Une telle proposition, à la fois constat et injonction faite à la peinture, laisse peu de possibilités à tout discours ou à tout effort de catégorisation autre qu’élémentaire, mais elle en laisse sans doute plus que d’autres prises de position de l’artiste. « Se faire ou se défaire », dit Soulages au sujet des discours, et non « se faire et se défaire ». Très tôt, Soulages a conçu, sans doute intuitivement au départ, puis de la manière la plus organisée ensuite, une sorte de défense contre le langage. La suite de fragments publiée dans Cimaise en 1953 va même jusqu’à inclure dans cette défense les propres écrits du peintre, livrant à l’immobilité du texte ce qui ne peut que venir à le dépasser, à le contredire : l’oeuvre dans son évolution imprévisible. Ainsi l’écriture s’expose-t-elle à être frappée d’anachronisme, échouant à saisir la création dans son instance, risquant enfin à laisser proliférer des significations qui ne dépendent que du texte et du système de relations spécifique qu’il instaure 3.

 

Cette réticence à l’égard du langage – qui n’empêche pas l’artiste de fréquenter des écrivains, des linguistes, de converser avec eux, d’apprécier les textes que ces derniers écrivent sur ses oeuvres – se double de ce qu’il faut bien considérer comme une méfiance vis-à-vis de l’histoire de l’art, indissociable d’une critique de ce que Soulages nomme des images, c’est-à-dire la part dévaluée de la peinture qui ne correspond pas tout à fait aux œuvres figuratives, certaines œuvres abstraites pouvant se muer, dans le regard, en images, alors que d’autres, qui représentent quelque chose, peuvent prendre symétriquement, dans le regard, la valeur d’une peinture. Ce partage complexe, Soulages se souvient en réalité de l’avoir éprouvé très tôt, à l’adolescence, en feuilletant un opuscule de la Radio Scolaire. Cet événement, cette vision ont été relatés depuis par de nombreux critiques, parmi lesquels James Johnson Sweeney, en 1973 4. Dans les pages de ce magazine étaient reproduites deux oeuvres : un lavis de Claude Lorrain représentant un paysage (Le Tibre en amont de Rome ; Londres, The British Museum) ; un dessin de Rembrandt représentant une femme vêtue, à demi couchée (Londres, The British Museum). Mais Soulages y perçut autre chose, parvenant à dissoudre dans son regard le paysage et la figure :

« Je me souviens bien de leur technique très différente. Dans le Claude Lorrain, la manière dont les tâches d’encre se diluaient avec naturel créait une lumière particulière à ce lavis. Tout autre était celle du lavis de Rembrandt : là, des coups de pinceau très fort, très rythmés – dont j’aimais la vérité matérielle – illuminaient par contraste le blanc du papier qui devenait aussi actif qu’eux. Je préférais, et de loin, cette lumière que je qualifierai de picturale (propre à une peinture) à l’image qu’elle portait aussi en elle. Quand les coups de pinceau laissaient lire une femme couchée, les qualités que j’aimais perdaient de leur intensité, mon émotion était changée et affaiblie, quelque chose me décevait, à tel point qu’il m’arrivait de cacher la tête de la femme pour retrouver intacts les pouvoirs que contenait la vérité des coups de pinceau sur le grain du papier. Mon émotion naissait, avec et par la lumière, par l’espace, par le rythme qui se créait sur mon regard. Plus qu’un désintérêt pour l’image c’était une attention passionnée aux qualités propres à la peinture 5. »

 

Dans sa monographie, Sweeney tente de transcrire cette transmutation du regard en détachant deux détails, quelques arbres au bord du Tibre chez Le Lorrain, des coups de pinceau chez Rembrandt, qui se mettent tout de suite, et de la manière la plus spectaculaire, « à vivre comme une peinture abstraite ». Cette concentration du regard sur la forme elle-même, déliée de toute obligation de représentation, et sur l’espace et la lumière, ne ravit pas ces œuvres pour les transporter dans un univers abstrait. Il s’agit, prend-t-il le soin de le préciser, de la qualité du rapport de l’œuvre avec l’objet qu’est le tableau, qualité qui est décisive et qui permet de séparer les véritables tableaux de l’univers faible de l’imagerie. Symétriquement, donc, des œuvres abstraites tombent dans le domaine de l’imagerie, ou, par le procédé expérimenté, conduisent tout droit à la figuration : « […] aucune technique n’est innocente, fait remarquer Soulages, et si Pollock, avec le dripping, a été conduit à la fin de sa vie à retrouver la figuration, cela me paraît inclus dans la nature du procédé 6. »

 

À cette première vision, il faut en ajouter une seconde, qui la complète, et qui est tout aussi célèbre : celle du mur que, enfant, Soulages voyait depuis la fenêtre de la pièce où il faisait ses devoirs et sur lequel se détachait une tache de goudron qu’il avait le plus grand plaisir à regarder. « J’étais fasciné par cette tache. C’était tout à la fois une énorme éclaboussure et la trace laissée par le balai du cantonnier qui avait goudronné la rue. Cette belle tache avait une partie calme, lisse, pleine de noblesse qui se liait avec naturel à d’autres parties plus accidentées où les irrégularités de la matière faisaient une sorte de houle qui dynamisait sa forme 7. » Or, cette belle forme que le futur peintre contemple au point, écrit-il, de l’aimer est instable, ambivalente, susceptible alors même qu’elle devrait naturellement rester informe de faire apparaître une figure : « Un coq, dressé sur ses ergots, d’une vérité hallucinante. […] Inquiet et intéressé, je traversai la rue. Arrivé à quelques mètres du mur, l’apparition disparut, la tache était de nouveau là, avec sa richesse de chose concrète, sa peau qui avait si bien vécu les irrégularités du mur. J’y retrouvais avec bonheur tout ce que j’aimais 8. »

 

Ce second souvenir, qui permet de caractériser une autre opération du regard, correspond à ce que l’on pourrait appeler la vision menacée par la figure ; vision d’une forme parfaite survenant de loin, depuis la fenêtre, mais habitée, hantée en quelque sorte par la figure malfaisante qu’est le coq, et que la vision rapprochée fait disparaître. Pierre Soulages, qui n’eut connaissance que plus tard de la cohorte de mythes et d’expériences sur les taches, a sans doute raison de dire que la vision qui était la sienne accomplissait un trajet opposé. Quand Léonard de Vinci regarde les vieux murs décrépis pour inventer des mises en scène, l’informe stimule alors une opération mentale de figuration. Cela vaut également pour tous les artistes qui, à partir d’une tache, fabriquent mentalement ou par des ajouts localisés un paysage, qu’il s’agisse d’Alexander Cozens ou de Victor Hugo. Ces deux derniers, selon des modalités différentes, utilisent les taches pour faire naître, l’un des paysages pittoresques, l’autre des univers fantastiques. Il en va jusqu’aux surréalistes, chez qui la suggestion travaillait dans le même sens 9.

 

On trouve alors d’autres souvenirs de « visions accidentelles », causées par les oeuvres involontaires et anonymes, comme Soulages les désigne lui-même ; celle d’une hélice de bateau aperçue sur le pont d’une péniche sur les quais de la Seine, qui surpassait les sculptures aux formes mathématiques montrées au Salon des Réalités nouvelles. Plus intense encore que la contemplation de l’hélice, les courbes de la dynamique des fluides, sa fonctionnalité, son histoire, sa beauté matérielle, la rouille, le goudron écaillé sur le pont, fut la découverte de la verrière de la gare de Lyon, à Paris, réparée avec du goudron, vue juste après 1945. Soulages parle de coups de brosses gauches et rudimentaires qui l’avaient « bouleversé », influençant même, inconsciemment, ses premières peintures au brou de noix et ses goudrons sur verre 10. Ces souvenirs ont en commun de mettre en scène ce qui apparaît rétrospectivement comme des mythologies personnelles. Mais ils sont bien plus que des anecdotes ou des topos, livrant une sorte de formule de portée générale qui structure la vision de l’histoire de l’art qu’a pu se faire Soulages, mais aussi, je crois, sa conception de la notion d’accident et de hasard dans la création.

 

L’histoire de l’art, tout d’abord, c’est-à-dire l’immense domaine d’œuvres et de formes que l’on range sous ce terme et, en second lieu, les discours qui inscrivent rigoureusement les oeuvres dans des époques et des périodes. On remarquera, à lire les différents entretiens accordés depuis des décennies, la réticence, constante chez l’artiste, à s’inscrire dans l’héritage artistique occidental – l’architecture romane faisant exception –, à se ranger dans ce que cette histoire semble prescrire. « Penser au monde des origines me semblait plus important que de m’extasier sur le Quattrocento qui a commencé à rechercher l’illusion… Je me disais :“L’illusion, ce serait la réalité ? Ce serait mieux, beaucoup mieux, la recherche de l’illusion, celle de la profondeur et de la forme ?” Bien sûr, Giotto, Titien, Tintoret ont fait des choses magnifiques, mais ce n’est pas mon problème, mon désir est ailleurs 11. » Une marge de cette histoire de l’art existerait, reculée, dans une sorte d’ailleurs temporel, ignorée par les discours :

« Je n’avais pas appris l’histoire de l’art. À l’origine, tout ce que je connaissais était dans les pages illustrées du Petit Larousse de mon époque, ou dans ce qu’on nous racontait au lycée. Une seule chose m’avait impressionné : le bison d’Altamira. Quand on me racontait que l’art avait commencé avec l’art archaïque grec et que j’ai vu le bison d’Altamira – j’avais divisé 18 000 ans en 180 siècles – je me suis dit : “26 siècles et 180 ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire focalisée sur 4 ou 5 siècles ? Le Quattrocento ou, depuis vingt-six siècles, les archaïques grecs – la Bible, le bouddhisme – et maintenant on connaît des peintures d’il y a 340 siècles.” Ces moments d’origine m’ont paru importants et fondamentaux 12. »

 

Une telle ouverture, à la fois esthétique et chronologique, fut donc essentielle dans ce qu’il convient d’appeler l’entrée en peinture de Soulages. Mais si elle correspond à quelque chose de nécessairement intime, de personnel, elle n’en est pas moins marquée par une époque où le refus de l’histoire de l’art, sa matière édifiante, sa grille, pouvait aller de pair avec la fascination pour les origines de l’art. Ce moment qui fait qu’un jeune homme est fasciné par le bison d’Altamira et que l’artiste qu’il devient dans les années 1940 persistera à invoquer les exemples de Pech Merle puis de Lascaux est inscrit dans une époque où le rapport au temps et à l’histoire s’était transformé, ruinant au sein de l’histoire de l’art les récits qui soutenaient les avant-gardes aussi bien que la tradition. L’expérience de la guerre avait ouvert une brèche ; l’évidence du cours du temps s’était brouillée. Nul mieux que Jean Laude n’a donné à cette rupture sa formule : la découverte, en 1940, par l’abbé Breuil des peintures de Lascaux serait en réalité venue à la connaissance du public l’année même où explosa la première bombe atomique. Pour Laude – à qui Soulages lui-même avait inspiré ce raccourci –, il ne faisait pas de doute que la conjonction des deux événements marquait un profond renversement dans l’expérience de la temporalité : « Les deux événements constituèrent, dans l’imaginaire du temps, une polarité binaire qui structura une prise de conscience. Ils définissent, en effet, par et dans leur relation, le lieu de production d’un mythe dont il n’est pas sûr qu’aujourd’hui encore, il ne soit pas actif : une ère découvre son origine, dans le temps même où elle semble s’effacer 13. »

 

Mais alors que pour quelques-uns il s’agissait de « repartir à zéro » – selon le mot de Barnett Newman –, dans un contexte qui était celui d’une crise morale inédite et qui imposait une table rase, l’entrée en peinture de Soulages paraît s’être faite selon un cheminement sensiblement différent, non moins radical, qui consistait à « se croire aux premiers âges du monde 14 ». Il était question de refuser d’entrer dans ce vaste domaine qu’était l’histoire de l’art, dont les prestiges n’avaient plus cours. Ce qui ne voulait pas dire que l’on donnait congé aux oeuvres – certaines comme les Zurbarán et l’Alonso Cano du musée Fabre, de Montpellier, s’imposèrent comme essentielles pour l’artiste –, mais que l’on pouvait désormais les considérer dans leur aptitude à déjouer la condition d’image et surtout leur pouvoir de dissoudre leur inscription historique 15. Cette entrée – expérience vécue pour l’artiste ; mythe fondateur pour un historien de l’art comme Jean Laude, qui en fait un trait d’époque – s’accomplit donc en peinture, comme d’autres entrèrent dans l’écriture en refusant les facilités du langage et les prestiges du style. L’on pourrait à ce titre dire du rapport au temps et à l’histoire de l’art qui est intimement lié à la pratique picturale de Soulages ce que Maurice Blanchot suggérait au sujet du « livre à venir », d’une littérature, celle de la modernité, soumise à l’épreuve de la dispersion et qui, désormais, s’en remet à l’écriture et à elle seule, loin du cérémonial littéraire, hors des traditions et des usages qui s’y fondent. « Vouloir détruire le temple, avant de l’édifier », du moins, nuance Blanchot, « avant d’en passer le seuil, s’interroger sur les servitudes d’un tel lieu, sur la faute originelle que constituera la décision de s’y clôturer » 16. L’histoire de l’art elle-même figurait un autre temple, avec ses propres servitudes ; nul plus que Soulages, parmi les artistes du xxe siècle, n’en aura eu d’emblée une vive conscience.

 

On conçoit mieux alors, je crois, l’importance que Soulages a accordée, dans la pratique picturale, à la question de l’accident dans la création, à la forme imprévue, et à la chance, auxquels l’artiste accepte de se soumettre. La hantise, chez Soulages, du discours rejoint celle, tout d’abord, du bruissement langagier chez Henri Focillon. La méfiance à l’égard des explications historiques et peut-être plus encore sociologiques chez Soulages évoque le rejet, radical chez Focillon, des théories d’Hippolyte Taine et des explications causales qu’elles mettaient en œuvre. La dernière affinité, plus secrète, mais qui dépend des deux premières, concerne le cheminement même de la création dans ce qu’elle a de plus organisé et en même temps d’imprévu. Focillon, avant la Seconde Guerre mondiale, avait projeté d’écrire un essai sur la notion d’accident dans la création artistique. Non pas les ruptures historiques, mais l’accident infime qui aboutit à la création d’une oeuvre. Il ne put écrire cet essai, dont l’idée lui était venue en étudiant « les peintures de l’Asie » et dont il parle dans Éloge de la main  17. Mais l’esquisse qui apparaît en donne une idée vive. L’accident peut être l’œuvre « faite-par-chance », comme dans la légende que cite Focillon de l’artiste grec (il s’agit de Néalcès, qui ne fait que reprendre le procédé utilisé par Protogénès pour rendre l’apparence d’un chien haletant) jetant une éponge chargée de couleur à la tête d’un cheval peint dont il désespérait de rendre l’apparence de l’écume 18. L’accident peut en même temps se renverser, chez Hokusaï, par exemple, c’est-à-dire devenir don des dieux que fait fructifier l’artiste, accueillant ce qui bouge, s’emparant de l’imprévu, de la tache involontaire pour la faire entrer dans le monde de la volonté. L’exploitation résolue, sans cesse renouvelée, minutieuse de l’imprévu : telle était l’esthétique que Focillon avait rêvé d’explorer. Cette faculté de provoquer et d’exploiter ces accidents, de les ramener vers l’art sans renier leur condition première, Focillon ne la dissociait pas du pouvoir de la main, laquelle donnait à l’artiste le privilège de vivre dans un domaine temporel immensément vaste, un écart inouï, qui l’autorisait à s’imaginer être tout à la fois le dernier homme et le premier artiste : « Tandis que par l’une de ses faces l’artiste représente peut-être le type historique le plus évolué, par l’autre il continue l’homme préhistorique. Le monde lui est frais et neuf, il l’examine, il en jouit avec des sens plus aiguisés que ceux du civilisé, il a gardé le sentiment magique de l’inconnu, mais surtout la puissance poétique de la main 19. »

 

Notes

Ce texte est une version retravaillée de la communication livrée lors du colloque Pierre Soulages, qui s’est tenu les 21 et 22 janvier 2010 à Paris, au Centre Pompidou – Musée national d’art moderne.

1. Ragon 1990, p. 37.

2. Voir à ce sujet la lettre de Pierre Soulages au Dr Ottomar Domnick, Rodez, 15 octobre 1948, retranscrite et reproduite infra dans l’Anthologie, p. 116-117, fig. 36a-b.

3. Pierre Soulages, « Écrits d’artistes », Paris, Cimaise, no 1, novembre, 1953, reproduit infra dans l’Anthologie, p. 122-123.

4. Daix/Sweeney 1991, p. 29-30 ; entretien de Bernard Ceysson, 1ère éditions, 1976 ; repris, augmenté et corrigé dans Soulages, Paris, Flammarion, 1979, p. 48 ; Pierre Soulages, « Image et signification », Rencontres de l’École du Louvre, Paris, La Documentation française, 1re éd.

1983, cité dans Le Lannou 2009, p. 49.

5. Ibid.

6. Entretien de Bernard Ceysson, op. cit., p. 83. Voir également l’entretien de Daniel Abadie, Pollock, cat. exp., Paris, Centre Georges-Pompidou, 1982, cité dans Le Lannou 2009, p. 183-184.

7. Entretien de Bernard Ceysson, op. cit., p. 84.

8. Ibid. Reformulé dans « Soulages le réfractaire », entretien de Jacques-Alain Miller, La Cause freudienne, no 75, 2010, p. 143, reproduit infra, dans l’Anthologie, p. 167.

9. Voir sur cette question tout le matériel rassemblé par Jean-Hubert Martin, Une image peut en cacher une autre, cat. exp., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, Réunion des musées nationaux, 2009.

10. Entretien de Bernard Ceysson, op. cit., p. 83-84.

11. « Soulages le réfractaire », op. cit. supra n. 8, p. 140 ; reproduit infra, dans l’Anthologie, p. 166.

12. Ibid., p. 139-140 ; reproduit infra, dans l’Anthologie, p. 166.

13. Jean Laude, « Problèmes de la peinture en Europe et aux États-Unis (1944-1951) », Art et idéologies. L’art en Occident 1945-1949, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 1978, p. 40.

14. Proposition que nous avons cherché à instruire dans « “Se croire aux premiers âges du monde”. Primitifs et sauvages autour de 1945 », dans Éric de Chassey et Sylvie Ramond (dir.), 1945-1949. Repartir à zéro. Comme si la peinture n’avait jamais existé, cat. exp., Lyon, musée des Beaux-Arts de Lyon, Paris, Éditions Hazan, 2008, p. 32-45.

15. Exemplaire est à ce titre le texte que Soulages rédige en 1970 sur Henri Matisse. Évoquant Luxe, Calme et Volupté, il considère que « Cette oeuvre ne porte pas à discourir et c’est sans doute parce qu’elle-même ne discourt pas : elle ne fait pas davantage de commentaire sur l’actualité, sur les événements et la société de son temps. Elle vit de l’exercice sensible et maîtrisé de la peinture, elle ne nous propose que ce qu’elle est : la peinture » (dans Matisse, cat. exp., Copenhague, Statens Museum, 1970, cité dans Le Lannou 2009, p. 175).

16. Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, rééd. « Idées », 1971, p. 303. Cette affinité avec Maurice Blanchot, comme bien d’autres traverses historiques, a été justement remarquée par Bernard Ceysson.

17. Henri Focillon, Vie des formes suivi d’Éloge de la main, Paris, Presses universitaires de France, 1re éd. 1943, 1984, p. 120-123. Je remercie François-René Martin, qui m’a suggéré ce rapprochement.

18. Pline l’Ancien, Histoire naturelle. Livre XXXV, Paris, Les Belles Lettres, éd. Jean-Michel Croisille, 1985, p. 79-80.

19. H. Focillon, op. cit., p. 111-112.