Un discours autour. Entretien avec Pierre Soulages (Serge Fauchereau, Édouard Ruiz)

Digraphe_1

Cet entretien a lieu dans l’atelier de Pierre Soulages. Après quelques minutes devant un triptyque récent aux noirs somptueux, nous nous installons pour enregistrer sur une table basse, contre le mur du fond. Le peintre nous dit son plaisir à participer à un travail consacré à Nathalie Sarraute parce qu’il en admire l’œuvre mais aussi l’attitude personnelle en retrait quand tant de créateurs sont surtout connus pour leur comportement tapageur. Puis :

P. Soulages — Trop souvent le grand public est intéressé par les œuvres à travers le côté spectaculaire du personnage. Quand il s’agit d’un artiste ou d’un écrivain, on parle de l’homme pour essayer d’ouvrir les yeux sur une œuvre ; c’est ce qu’on peut dire dans les meilleurs cas. J’ai souvent été frappé par les excès ou par le côté policier, journalistique des biographies, des études. Mais même quand on parle d’une œuvre réellement, plus sérieusement, on n’en rend jamais complètement compte, même par une explication qui paraît fonctionnelle. L’explication ne remplace jamais l’œuvre, et par bonheur. Une peinture peut être à l’origine d’un texte littéraire magnifique, mais il ne faut pas oublier qu’à ce moment-là, l’œuvre n’est que prétexte — dans tous les sens du mot prétexte. À partir du moment où il y a un enchaînement de mots, la littérature s’introduit. Il faut alors juger du texte indépendamment de son prétexte ; en tout cas, le texte n’entame pas le prétexte. C’est une œuvre parallèle.

S. Fauchereau — Mais, paradoxalement, même si on parle à côté d’un tableau, d’un roman, d’une pièce, on s’aperçoit qu’avec le temps, ce texte reste souvent capable soit de vous introduire à l’œuvre, soit de vous aider à la voir autrement.

P. S. — Je préférerais dire que c’est un discours autour, marquant par là d’ailleurs qu’il s’agit d’un mouvement qui ne rentre pas dedans, parce que le dedans de l’œuvre ne se remplace pas. Si c’était remplaçable, au fond, une fois qu’on l’aurait compris, on n’aurait plus rien à y trouver. C’est un peu naïf mais ce sont des choses aussi simples qu’il est bon de rappeler.

E. Ruiz — D’autant plus que l’œuvre n’est pas réductible à la pensée d’un moment. Quel sera le regard dans vingt ans d’ici sur une œuvre ?

P. S. — Une œuvre ne peut pas se réduire à sa matérialité. La réalité d’une œuvre ce n’est pas sa matérialité. C’est le triple rapport qu’il y a entre la chose qu’elle est (sur laquelle peuvent se faire et se défaire les sens), celui qui la regarde, avec sa mentalité, son époque, sa psychologie, etc. ; et aussi celui qui l’a faite, car ce n’est pas n’importe quelle chose, c’est une chose faite par un homme et c’est le produit de décisions, de stratégies, de risques et de chances. Un triple rapport entre l’artiste qui l’a faite, la chose qu’elle est, et celui qui la regarde ; c’est ça, la réalité d’une œuvre. Quand on écrit sur une œuvre il y a l’effet littérature qui fait de ce qui est écrit une œuvre en elle-même. Et puis c’est écrit par un individu, et à un moment donné. En 1880 ou en 1950, on n’écrivait pas la même chose sur l’art égyptien. L’art égyptien maintenant est encore autre chose ; et pourtant il est là, immuable, il n’a pas bougé (mettons à part les dégradations ou les modifications que le temps apporte à la matérialité de la chose). Ce dont je veux parler, bien sûr, c’est du changement de regard qu’à chaque époque, les hommes ont sur une même œuvre, ce qui explique les époques oubliées et les remises à jour.

Digraphe_2

S. F. — Le regard sur l’œuvre m’amène à une question que je vais essayer de formuler comme ceci : — Comment expliquez-vous qu’un écrivain comme Nathalie Sarraute qui n’est pas du tout un écrivain « pictural » ni porté aux descriptions longues, puisse nommer, parmi les peintres qui l’intéressent, Soulages. Ensuite, deuxième partie de la question : — Comment peut-on expliquer, au contraire, qu’un peintre comme vous dont on sait qu’il s’intéresse à la littérature, ce qui n’est pas si courant chez les peintres, produit une œuvre dont la dernière chose qu’on pourrait dire est qu’elle a un côté littéraire ? Comment expliquez-vous cela ?

P. S. — Pour Nathalie Sarraute je ne peux pas répondre ; c’est auprès d’elle qu’il faudrait essayer de savoir. Mais à la deuxième partie, je peux répondre. Je ne connais pas Nathalie Sarraute personnellement mais je connais une partie de son œuvre. J’ai toujours été très impressionné parce que cela m’apparaissait être de la littérature dans ce qu’elle a de spécifique, de plus riche, de plus fort. De la littérature, et qui n’appartient qu’à elle, Nathalie Sarraute. En ce qui me concerne, et symétriquement, ce qui m’intéresse dans la peinture, c’est justement ce qui échappe à la littérature, tout ce qui vit en dehors de l’art des mots. Ne vous méprenez pas, il ne s’agit pas d’un art pur, d’une peinture pure, comme la « poésie pure » de l’abbé Brémond. Et d’ailleurs, toutes ces histoires de pureté, ça ne m’a jamais plu.

S. F. — Ce n’est pas un concept artistique mais un concept moral.

P. S. — Un concept moral dans la manière de considérer les arts, c’est immédiatement à rejeter, mais il ne faut pas le confondre avec les correspondants éthiques impliqués par les choix esthétiques qu’une peinture met en évidence ; la conscience plus ou moins obscure qu’on en a, fait partie de ce qui fait qu’on l’aime ou qu’on la rejette, et c’est pour une part, je crois, ce qui explique les intransigeances et les passions qui entourent les mouvements artistiques. Quand les gens disent : « cette peinture-là, je ne comprends pas », ainsi dit, il s’agit d’autre chose, ils mettent en rapport une œuvre d’art avec un sens, mais l’art est un mauvais instrument pour le sens.

S. F. — Comme vous le disiez, le sens est mobile selon le regardeur ou le lecteur.

P. S. — Oui, mais il ne peut s’exprimer qu’à travers une succession ; il a besoin de la linéarité. Or la peinture se développe sur un plan, il n’y a pas succession, linéarité, mais simultanéité. Regardons par exemple un Nicolas Poussin : vous voyez un très beau paysage, le ciel, des arbres, des personnages, et puis quel balancement, quel calme, quel espace ! Et vous vous laissez prendre par tout ce qu’on pourrait appeler : la « peinture », par tous ces rapports créés par les couleurs, les formes, les rimes plastiques. Puis vous dites : « Tiens il y a un titre ! », et vous regardez : « Ruth et Booz ». Alors vous dites : « Eh oui, c’est une vieille histoire de la Bible, etc. » Même dans une peinture figurative, on a besoin du titre pour la part d’elle-même qui se veut langage. S’il n’y a pas de titre dans ces peintures, là, vous ne voyez pas de quoi elles peuvent vous parler, pour arriver à raconter elles ont besoin de la béquille des mots. C’est quand même assez curieux.

E. R. — Picasso aimait la répétition « Nature morte ».

P. S. — Oui mais, enfin, quand il a fait Guernica il était difficile de mettre « Nature morte » dessous. Mais pour en revenir à la question, je crois que si l’an était un langage, à partir du moment où on aurait compris, on pourrait très bien se passer de l’œuvre. Ce que j’aime c’est sentir chez quelqu’un qui parle d’une œuvre, le plaisir, ou l’intérêt qu’il a dans ce contact, et aussi ce qui provoque en lui le désir de revenir à cette œuvre, et ce qui fait que, lorsqu’il la revoit, il éprouve encore un plaisir, un choc, un ensemble que peut investir notre imaginaire : c’est la peinture, c’est la littérature, c’est l’art. Au fond, là, ce que je suis en train de faire, c’est une théorie de la chose par rapport à celle du signe. Le signe épuisé par ce qu’il signifie, et la chose, toujours présente.

(…)

Digraphe_3

E. R. — Entre les peintres et les gens de mots, il y a des incompréhensions, mais en règle générale, les rapports ne sont pas toujours mauvais ; disons qu’il peut y avoir des malentendus.

S. F. — On peut très bien estimer, ou vous-même pouvez estimer qu’untel fait complètement fausse route dans son interprétation, c’est son droit et cela n’entame pas l’intérêt qu’il en a.

P. S. — Ah, mais je n’ai jamais donné un mode d’emploi à mes peintures… En ce qui me concerne, je les abandonne au public et chacun les prend comme il veut ou il les refuse : il investit de lui-même ce qu’il a envie d’y investir… Enfin, ça ne m’appartient plus.

S. F. — Une grande différence, c’est qu’un romancier raconte quelque chose qui se déroule dans le temps. Or une peinture comme celle que nous avons sous les yeux, ne raconte pas, ne raconte rien. Elle est.

P. S. — Oui. Mais un vrai roman aussi ne se laisse pas résumer. On résume l’histoire qu’il raconte, si tant est que ce soit l’essentiel. Ce qui se passe à travers un bon roman, c’est beaucoup plus que l’histoire qui y est racontée. Si ce n’était que ça, l’art du roman ne serait pas grand-chose.

S. F. — Si je vous entends bien, vous ramenez l’art du roman, presque comme la peinture à quelque chose qui est.

P. S. — Bien sûr !

S. F. — C’est aussi quelque chose qui se déroule dans le temps, un roman.

P. S. — C’est quelque chose qui est, mais la difficulté et peut-être l’origine des fausses routes et des malentendus, c’est que ça se déroule aussi, mais là on est en train de parler de deux arts différents. Il y a les arts du temps, les arts de l’espace… C’est très difficile de faire des similitudes. Le roman se déroule ; il y a le temps qui intervient et qui intervient d’une manière différente que dans la peinture. Dans une peinture, il intervient aussi mais il est tissé avec l’espace même il fait partie de l’imaginaire de la toile.

S. F. — Tout à l’heure nous avions parlé de mobilité à propos d’une de vos toiles changeant selon le lieu d’où on la regarde. S’il y a mobilité, il y a temps…

P. S. — Oui, mais dans ce cas c’est un temps dans lequel vous êtes libre c’est un temps propre à vos mouvements qu’il s’agit, alors que le temps du roman est soumis à la succession des pages.

E. R. — Ce qui est vrai pour l’œuvre littéraire, c’est qu’en dehors des péripéties du récit, il y a quand même une lecture toujours renouvelée au fil des années.

P. S. — Bien sûr ; des œuvres comme celles de Nathalie Sarraute nous le montrent sans aucun doute, mais c’est vrai de tout ce qui mérite de s’appeler un art.

(…)

E. R. — Puisqu’elle ne garde pas trace du quotidien, une peinture, comme celle-ci, est-elle plus indépendante d’un public qu’un roman, comme Le Planétarium ou les Fruits d’or ?

Digraphe_4

P. S. — Je ne sais pas si on peut la rapprocher d’un roman. Pour mieux répondre et éclairer ma position, j’aimerais vous citer quelques mots d’un poème en langue d’Oc du onzième siècle, de Guillaume d’Aquitaine. C’est, entre autres sens, une profession de foi esthétique ; il commence par : «Je vais faire un poème sur le droit néant, il ne sera pas sur moi, sur autrui, ni sur autre chose, ni sur l’amour, ni sur la jeunesse. »… Il écarte d’un coup les thèmes convenus de la poésie et il ajoute : « Je l’ai composé en dormant sur mon cheval. » On est sans doute ici plus près du surréalisme que de Nathalie Sarraute. Le poème se termine par ces mots, et c’est pour mon propos ici le plus important : « Mon poème est fait, je ne sais pas sur quoi, je vais l’envoyer à celui qui, par un autre, l’enverra là-bas vers l’Anjou pour qu’il me renvoie de son étui la contre-clé » (la contre-clé est celle qui permet à une autre clé de fonctionner, d’ouvrir un coffre). Cela est ce que je pense aujourd’hui de la peinture, et de l’art, du rôle des médiateurs, du spectateur ; l’œuvre d’art n’impose pas de sens ; elle n’est pas là pour transmettre un sens, mais elle fait sens.

 

digraphe n°32Publié dans la revue DIGRAPHE, mars 1984, n°32, « AUJOURD’HUI NATHALIE SARRAUTE » © Messidor/Temps Actuels, 1984, Pierre Soulages : Encres inédites (hors texte), Un discours autour (entretien), p. 110