Soulages : l’intimité de l’œuvre.

Table des matières

L’intimité de l’œuvre, p.4

1 – L’artiste au travail, p. 6

*L’atelier, p.6

*La mise en œuvre , moment énigmatique, p.8
     « Soulages au travail », un reportage de Roger Vailland, p.9
     Quelques témoignages  photographiques, p.13
     Un documentaire de Jean-Michel Meurice, p.16
     «Quand je peins», un texte de Soulages, p.18

*Le travail en équipe, p.20
     Graver, p.20
     Les vitraux de Conques, p.24

 

2 – L’exposition , p.26

*L’accrochage p.26
      Suspendre, p.27
      Éclairer, p.29
      Un parcours à rebours, p.34
      Livres et catalogues, p.35

*Dialogues, p.37
      Au musée du Louvre , dans le cabinet des dessins, p.37
      Au musée d’Orsay, avec les photographies de Gustave Le Gray, p.38
      Dans le Salon Carré au musée du Louvre avec  Paolo Uccello, p.40

 

3 -Le regardeur insatiable, p.42

*La formation du regard, p.43
      Une vocation précoce, p.43
      Le refus des conventions, p.44

*Le travail de la différence, p.47

*Un rapport singulier au passé de la peinture, p.50
      Montrer les spécificités de l’œuvre d’art, 50
      ‟Pour le créateur, hier naît d’aujourd’hui”, p.52

* « Ni image, ni langage », p.53
       Matisse, « c’est l’espace hypnotisé par la couleur », p.54
       Picasso l’inévitable, p.55
       Jackson Pollock, p.58
       Mark Rothko  et le ‟color field”, p.59

 

4 – Le musée Soulages à Rodez, p.62  

*Le projet architectural, p.63

* Un musée inhabituel, p.66
        Chronique d’un parcours-labyrinthe, p.67
        Le café Bras, p.73

* Un musée en mouvement, p.76
         En ouverture : Outrenoir en Europe, p.77
         Quelques grands artistes du XXe siècle, p.79
         Quelques plasticiens différents, p.84
         Intermède: Pierre Soulages, œuvres sur papier, p.89

*Point d’orgue : l’intimité des peintures sur papier, p.90
           Un souvenir : entretien de Paris 2007, p.92

*Le musée-monde, p.97

 


L’intimité de l’œuvre

L’intimité de l’œuvre… ce qui est contenu au plus profond « ce qui échappe aux mots, ce qui se trouve au plus obscur, au plus secret d’une peinture, c’est cela qui m’intéresse »[1] nous dit Pierre Soulages… et c’est cela qu’il faut essayer de saisir devant les peintures, les vitraux, les gravures de cet artiste singulier qui s’efforce  inlassablement d’établir la réalité de son œuvre dans « le triple rapport entre la chose qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde »[2]

Tout d’abord, l’intimité de l’œuvre est celle qu’organise le peintre avec ses matériaux, lorsque entre ses mains la peinture se fait. Dans la solitude de son atelier, il en observe les commencements et les évènements successifs, en traque les surprises, en accepte ou non le résultat. C’est ainsi que s’établit, dans un dialogue silencieux et fécond, dans un échange absolument secret, l’élaboration de ses créations.

Mais aussi…quelle peut être l’intimité, le lien de proximité que le regardeur entretient avec les œuvres de Soulages, l’émotion qu’il éprouve lorsqu’il contemple ses peintures de près, en se déplaçant devant elles, pour en découvrir les secrets ? Sans aucun doute, elles lui apprennent à voir, pour peu qu’il en fasse l’expérience physique en les caressant du regard. Et comment dire cela simplement, exactement, sans pathos ?

Soulages organise soigneusement cette rencontre. Il a une manière très personnelle de présenter ses œuvres au public, afin de matérialiser le plus exactement possible l’objet-peinture, l’objet-gravure, l’objet-vitrail, tel qu’il l’a créé et de l’inclure  dans l’espace intime du regardeur pour que celui-ci «  s’y trouve naturellement engagé en entier »[3].

Il a aussi le souci constant d’expliquer sa conception de l’œuvre d’art qui, selon lui, est toujours un commencement, qu’elle soit figurative ou abstraite, très ancienne comme une peinture rupestre, ou toute récente, ou encore que ce soit celle qui est en train de se faire sous ses doigts.

Enfin, vers 1987 le maire de Rodez persuade Pierre Soulages d’exposer en sa ville les cartons grandeur nature, les essais de verre, les schémas et les documents divers qui l’ont conduit à la fabrication de ses vitraux pour l’abbatiale de Conques toute proche. Naît alors, entre l’édile et le peintre, l’idée d’un autre type de musée, d’un lieu inhabituel, où seront montrées la genèse des œuvres, leur formation et leur évolution, jusqu’à leur aboutissement. Soulages consent généreusement à révéler l’ensemble des recherches expérimentales qu’il a entreprises, sans a priori théorique, dans la pure attention à la matière et aux outils [4], alors même que, dit-il souvent : « c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche »[5].  C’est pourquoi, dès 2005, puis en 2012, l’artiste et son épouse donnent sans hésiter plus de cinq cents œuvres et documents à l’établissement en cours d’élaboration.

Le Musée Soulages devient ainsi, grâce à eux, l’endroit où le visiteur peut se trouver exactement dans l’intimité du travail de l’artiste et comprendre, comme il le souhaite, « l’interdépendance d’une œuvre, dans sa conception et sa réalisation, avec les matériaux qui l’ont produite /…/ ce qui sous-entend pour leur auteur des stratégies, conscientes ou non, propres à chaque technique »[6].

Néanmoins, Rodez n’est pas le seul lieu où l’on peut contempler et admirer des peintures de Soulages. Très tôt, les musées du monde entier ont su les accueillir dans leurs collections permanentes. Ainsi, les spectateurs d’un peu partout peuvent-ils rencontrer quelques unes des œuvres de ce grand artiste et découvrir de près, intimement, la liberté absolue de son art en train d’apparaître sous leurs yeux

 

[1] Pierre Soulages, entretien avec Léon Granville, Plaisir de France, mai 1972 , p.379.

[2] Pierre Soulages à Bernard Ceysson, in Soulages,  1979, 2ème édition revue, Paris, Flammarion, 1996, p.122-123.

[3] Pierre Soulages, Réalisme et réalité, enquête de Camille Bourniquel, Esprit n°168, juin 1950.

[4] Pierre Soulages « Je sais que chaque outil contient en lui-même un projet, mais aussi qu’une utilisation détournée le munit d’un contre-projet susceptible /…/de faire surgir une expérience nouvelle, une émotion inédite. » in Pierre Encrevé. Soulages, l’œuvre complet, peintures t.1. Paris, Seuil, 1995, p.167.

[5] Pierre Soulages in Eaux-fortes, lithographies, 1952-1973, Paris, éditions Yves Rivière, 1974, p.21.

[6] Pierre Soulages, La Dépêche du Midi, 8 décembre 2006. 


[…]


Dialogues.

Pierre Soulages, visitant le Louvre en 1963 avec Pierre Schneider, lui avait dit  devant La bataille de San Romano de Paolo Uccello « Ce qui est toujours nécessaire, c’est le dialogue, car le dialogue est une lutte, et la lutte est productive. Mais ce qui compte plus encore, c’est le dialogue entre l’image et ce qu’elle réveille sans pouvoir le dire ».

Ce dialogue silencieux, cette conversation intime que l’artiste entretient avec certaines œuvres d’art, très différentes de ce que lui-même réalise, cette lutte productive, va être révélée au public dans trois occurrences surprenantes.

 

Au musée du Louvre, dans le cabinet des dessins

 

En 1990 Michel Laclotte organise au musée du Louvre une exposition temporaire, originale et ambitieuse, qu’il intitule Polyptyques, ou le tableau multiple du Moyen Âge au XXe siècle. Elle inaugure une nouvelle politique du musée qui est de montrer que les œuvres anciennes conservées au Louvre n’ont cessé d’être une source d’inspiration pour les artistes et d’explorer les rapports, les échos plastiques, entre les créations contemporaines et celles des inventeurs du passé.  

Dans le catalogue, le conservateur signale que l’idée lui en est venue « en visitant celle, organisée à Lyon en 1987, qui était presque exclusivement composée de polyptyques monumentaux de Soulages, superbement suspendus dans l’espace. En constatant que d’autres artistes parmi les plus originaux de notre temps,/…/ avaient naguère choisi eux aussi ce mode de composition, et que, plus récemment, chez les plus jeunes se multiplient les assemblages picturaux réunissant ou groupant de diverses manières plusieurs toiles ou panneaux, il nous a semblé manifeste que la réapparition du polyptyque constituait bien un phénomène de résurgence ou de permanence tel que ceux que nous souhaitons évoquer au Louvre »[1]

L’exposition, rassemblant soixante-dix œuvres datant du XIIIe au XXe siècle, est d’envergure, même si elle se limite à l’Europe occidentale et à la peinture.

À l’entrée, les polyptyques C et J [2] outrenoirs de Soulages, fixés dos à dos, sont suspendus par des câbles entre sol et plafond.

Sur les murs derrière eux, sont accrochées deux œuvres très colorées et de grandes dimensions :  une peinture de Brice Marden aux formes rigoureusement géométriques agencées en dix-huit panneaux et un retable italien du XIVe siècle dont la menuiserie  très ornementée et dorée encadre des figurines rutilantes et menues. Par-delà l’opposition abstraction/figuration, simplicité géométrique/ complexité des motifs, aplats/reliefs, une sorte de correspondance s’établit entre ces deux œuvres, grâce aux couleurs et à l’organisation générale des éléments qui les constituent. En revanche, ils forment un contraste saisissant avec les polyptyques austères de Soulages  même si la structure matérielle des trois œuvres, faites de plusieurs éléments juxtaposés, est à peu près similaire.

Ces grands outrenoirs suspendus, on a envie de les comparer à des stèles, telles qu’elles sont définies par Victor Ségalen dans un texte que Soulages cite volontiers : « Enchaînés par des lois claires comme la pensée ancienne [les polyptyques] s’agrippent et s’engrènent dans un réseau irréversible, réfractaire même à celui qui l’a tissé. De là cette composition dure, cette densité, cet équilibre interne /…/ De là ce défi à qui leur fera dire ce qu’ils gardent./…/ Ils n’expriment pas, ils signifient, ils sont. »[3]

voir la photo  in Pierre Encrevé t.3, p.131 (archives Soulages)

 

Au Musée d’Orsay, avec Gustave Le Gray

 

En 2004, l’exposition Correspondances 01: Soulages/ Le Gray au musée d’Orsay, confronte dans une salle sombre trois photographies de Gustave Le Gray et un grand triptyque de Pierre Soulages : Peinture, 290x390cm, novembre 1996.

L’intention du conservateur d’Orsay, Serge Lemoine, est assez semblable à celle qu’avait eue Michel Laclotte pour le Louvre : « montrer qu’il y a un lien continu entre les générations et qu’il n’y a pas de rupture entre la création contemporaine et l’art du passé. »[4]

C’est Pierre Soulages qui a choisi, dans les collections du musée d’Orsay consacrées aux arts de la deuxième moitié du XIXe siècle, ces trois œuvres de Le Gray, inventeur génial d’un nouveau procédé photographique.

Avec ses négatifs sur verre au collodion humide, permettant des prises de vue beaucoup plus rapides que le daguerréotype, Le Gray avait réalisé, près de Sète, une série de marines d’une grande simplicité. On comprend aisément le choix de Soulages : Le Gray est un découvreur, un technicien original, et ses images de mer sont proches du paysage que le peintre voit tous les jours depuis sa terrasse, à Sète.

Dans le catalogue, Pierre Soulages dit que, bien sûr, : « les seules choses élémentaires restent la mer, le vent, le ciel, les nuages, il n’y a pas là d’intervention humaine directe, mais celle-ci existe cependant dans la manière de les voir. Les photographies de Le Gray en témoignent. » mais ce qui importe, c’est le rapport de l’artiste à ce qu’il va montrer. Et ici, selon Soulages, ce que Le Gray montre, « c’est d’abord une photographie. C’est une photographie qu’il ne me viendrait pas à l’esprit de juger en fonction de la peinture./…/ ce que je ressens devant ces œuvres dépend des objets qu’elles sont./…/ Ce que j’ai aimé dans ces œuvres de Le Gray, c’est quelque chose de vaste, l’ampleur d’un espace ouvert. Tout cela est dû autant à une représentation qu’à la lumière propre à ces photographies. Ce n’est pas seulement la vision d’un spectacle de mer, c’est aussi, proposé par un artiste, sur un papier, des valeurs différentes de gris qui créent une lumière et surtout un sentiment de vastitude que j’aime./…/ Ce qui me touche, c‘est le résultat, l’objet obtenu. Comment il a été fait, au fond, ça m’est égal. /…/ Ce qui compte, c’est le résultat et à quoi cet objet me fait rêver. »[5]

Lorsque Serge Lemoine lui demande pourquoi il a choisi de mettre une de ses très grandes peintures outrenoires à côté des photographies de Le Gray, fort petites en comparaison, Soulages lui répond : « la presque totalité de la surface est dynamisée par des lignes de lumière horizontales et parallèles, d’intensité légèrement différentes. Cette lumière dont il est question depuis le début est très particulière. Comme dans mes autres peintures de ce type, la lumière directe reçue par la toile, reflétée, est devenue autre, transmutée par sa réflexion sur la couleur la moins lumineuse de toutes, la plus extrême, le noir. Elle est d’une tout autre nature que celle de la photographie de Le Gray. On les met en rapport [et cela] montre à quel point chaque œuvre reste dans sa solitude. /…/ C’est bien de marquer aussi les différences entre les formes d’art. » [6]

 

Dans le Salon Carré au musée du Louvre, avec Paolo Uccello

 

En 2009, Peinture, 300x235cm, 9 juillet 2000, se dressait à côté de La bataille de San Romano d’Uccello, dans le Salon Carré du Louvre.

Cette œuvre d’Uccello devenue étrange  parce qu’elle est abîmée par le temps − l’argent recouvrant les armures ayant noirci ou disparu −  a toujours fasciné Pierre Soulages. Il le disait déjà à Pierre Schneider en 1963 : « En 1946, je venais ici uniquement pour la voir. C’est une des pièces capitales du Louvre. Cela tient à sa rigueur : ces lances, ce piétinement de jambes, ces répétitions, cette verticalité perpétuellement brisée par des obliques, l’espace que crée ce battement répété, en apparence uniforme, et tout cela allégé de quelques courbes décoratives (les étendards) /…/ ce mélange inextricable de cohérence et d’incohérence… ». Schneider enthousiaste renchérit : « comme il faut un mât pour que tienne la voilure, seule demeure déployée l’image figurative que sous-tend l’armature abstraite », mais Soulages le retient : « À condition de ne pas limiter le fondement à quelques figures primaires, à la géométrie. »[7]

Plus tard, le peintre précisera sa pensée concernant la figuration : « dans ces œuvres, l’image entretient un rapport avec ce qu’elle représente, mais aussi un rapport avec l’objet qu’est le tableau, la qualité de ce rapport est décisive, sinon il n’y aurait qu’imagerie. »[8] .

Le tableau que Soulages a choisi d’exposer à côté de la Bataille de San Romano, est un rectangle (300x235cm) dont la hauteur est renforcée par sa stricte division en deux pans verticaux , alors que l’ Uccello est un rectangle allongé en largeur (317x182cm). En outre, si les deux œuvres semblent animées par tout un jeu de répétitions qui rythment leur surface, la peinture de Soulages est basée sur des directions horizontales contredisant la verticalité, alors que le tableau d’Uccello est organisé par des obliques plus ou moins inclinées opposées à quelques verticales au centre. Bien évidemment, l’une est rigoureusement abstraite, l’autre raconte  une histoire mouvementée de chevaliers prêts à l’attaque. Néanmoins, les deux tableaux, par-delà les siècles et au-delà de leurs différences fondamentales, mettent en valeur une multitude d’éclats créés par l’apparition du blanc contre le noir, ou par la lumière du jour se reflétant sur la surface de la matière noire luisante ou sur celle de l’argent terni.

L’idée de dialogue évoqué par Soulages en 1963 prend ici un sens nouveau. Ce n’est pas une lutte féconde, mais une sorte d’échange, par-delà les siècles, entre deux peintures monumentales.

Pour moi, dit Soulages, le Salon Carré[9] « c’est la plus belle salle du Louvre. Mais là aussi il faut penser à l’accrochage, toutes les œuvres ont des cadres sculptés, larges et très en relief. Il n’est pas question que je mette un cadre mais il faut tout de même trouver une sorte d’accord avec l’ensemble. J’ai pensé alors à accrocher ma toile, non pas plaquée mais légèrement en avant du mur. J’espère que cette distance l’isolera du mur comme un cadre isole, mais différemment »[10]

Ainsi isolée de ce qui l’entoure, de manière sobre et sans cadre, l’œuvre de Soulages s’affirme, à côté de celle d’Uccello, avec la même présence intense et la force de sa profonde altérité. « Un tableau doit être présent au moment où on le regarde. Ce que j’aime, c’est la force de sa présence »[11]

Ici, le refus du cadre ornemental est à noter. Cela fait partie du souci qu’a toujours eu Soulages de présenter ses œuvres dans leur singularité. Jamais il n’en dérogera, sauf pour les peintures sur papier et les gravures qui sont placées dans des sortes de boîtes, des cadres américains, afin de « les laisser telles qu’elles sont, objets papier »[12]

Ces trois dialogues d’une peinture récente de Soulages avec une œuvre du passé restent exceptionnels. Néanmoins, ils sont un écho de l’entretien constant que le peintre mène avec l’art, dont le domaine immense s’étend pour lui de la préhistoire jusqu’à la plus récente actualité. C’est une façon pour l’artiste de se situer, de baliser son territoire, de tisser des liens avec l’histoire de la peinture, de nourrir son immense curiosité pour ce qui est devant ses yeux, pour ce qui se passe dans le monde de la création,  pour la surprenante réalité de la chose artistique. C’est une façon aussi de préciser sa conception de l’œuvre d’art.

 

[1] Polyptyques : le tableau multiple du Moyen Âge au vingtième siècle, Louvre, RMN, 1990, p.11

[2] Peinture, 324x362cm, 1985, polyptyque C, et Peinture,324x362cm., 1987, polyptyque J.  

[3] Victor Ségalen, cité par Bernard Ceysson in Soulages, 1979, opus cité, p.9

[4] Correspondances n°1 : Soulages Le Gray, Musée d’Orsay, Hazan, 2004, p.37.

[5] Pierre Soulages, Entretien avec Serge Lemoine, Sète 21 juillet 2004,  in opus cité, p.25-27-29-31.

[6] Ibid. p.33 et 37.

[7] Pierre Schneider, Au Louvre avec Pierre Soulages, Preuves n°143, janvier 1963, p.51.

[8] Pierre Soulages, Image et Signification, in Rencontre de l’École du Louvre, Paris, La Documentation Française, 1983, p.271.

[9] Alfred Pacquement a un projet en cours pour la fin 2019 : exposer une rétrospective Soulages dans le Salon Carré du Louvre.

[10] Entretien de Hans-Ulrich Obrist avec Pierre Soulages, in Soulages, 2009, catalogue de l’exposition au MNAM, Centre Georges Pompidou, Paris, p.121

[11] Ibid. p.123

[12] Pierre Soulages à Nathalie Reymond, Entretien de Paris, inédit,2006.

 


[…]


Le travail de la différence

C’est à partir du Salon des Surindépendants que commence véritablement la carrière artistique de Soulages, à l’écart des tendances du moment: l’abstraction géométrique défendue par le critique d’art Léon Degand, le surréalisme soutenu par André Breton, et bien sûr le réalisme prôné par le parti communiste. Mais, comme le raconte Roger van Gindertael, un critique d’art belge, qui a découvert à ce moment-là  « le jeune peintre de vingt-huit ans qu’était alors Soulages,le caractère décidé et tout à fait insolitede sa peinture ne fut certainement pas étranger à l’attention qu’elle obtint et à sa très rapide consécration. Sans doute intuitivement, [ et ] en conséquence aussi de ses dispositions tempéramentales et mentales, Soulages avait accompli, pour son propre compte, toutes les démarches de l’abstraction et découvert les véritables pouvoirs des formes peintes dans les moyens propres de la peinture et propres à notre époque. »[1]

Le tout jeune Michel Ragon, qui deviendra un critique d’art important, remarque lui aussi, « les trois grands tableaux de Soulages, aux tonalité sombres, avec des rythmes robustes et un graphisme en parabole » Il va rendre visite à l’artiste et à sa femme qui viennent de déménager dans un atelier rue Schoelcher et « à partir de cette date nous ne sommes plus quittés. »[2]

Soulages rejoint plusieurs peintres d’avant-garde − Christine Boumesteer, Hans Hartung, Francis Picabia, Gérard Schneider, César Domela, Jean-Michel Atlan, Auguste Herbin − avec lesquels il expose Galerie Breteau, ou au Salon des Réalités Nouvelles. Mais, se souvient-il : « je n’appartenais à aucun groupe. Je n’étais lié d’amitié qu’avec Hartung et Atlan/…/ Nous nous considérions tous les trois comme des sortes de francs-tireurs »[3]

Le docteur Domnick, un amateur éclairé, remarque les peintures de Soulages et lui propose de participer, en 1948, à une exposition itinérante d’art abstrait en Allemagne, la « Grosse Ausstellung französischer abstrakter Malerei ». L’affiche et la couverture du catalogue reproduisent une des peintures au brou de noix de Soulages et dans cet ouvrage figure, traduit en allemand, le premier texte qu’il ait publié. Il y définit ce qui sera définitivement sa conception de la peinture : « Une peinture est une organisation, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées) sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête. Il n’est pas l’équivalent d’un sentiment, il vit de lui-même. Les relations entre les formes sont un transfert des relations de l’univers à d’autres significations. En ce sens la peinture est une humanisation du monde. »[4]

Affiche réalisée à partir d'un brou de noix de Pierre Soulages

À la suite de cette exposition, les galeries d’art parisiennes commencent à s’intéresser aux peintures de Soulages et James Johnson Sweeney, conservateur du Museum of Modern Art de New York, découvre son travail, qu’il va introduire aux États-Unis.

En mai 1949 la Galerie Lydia Conti organise la première exposition particulière de Soulages. Charles Estienne loue « un graphisme simple, viril, presque rude, des harmonies sombres et chaudes, un sens naturel de la pâte et des possibilités spécifiques de la peinture à l’huile »[5] et le musée de Grenoble achète Peinture, 146x97cm, 1949. Roger Vailland lui demande de faire les décors de sa pièce Héloïse et Abélard, qui sera jouée au théâtre des Mathurins à la fin de l’année.

On peut dire que, désormais, Pierre Soulages est un artiste reconnu, même s’il n’est pas accepté par tous ! Il s’en souvient parfaitement ! :« Les attaques contre l’art abstrait ne manquaient pas, et de tous les côtés. Une grande partie du milieu artistique était franchement hostile à cette abstraction telle que quelques autres et moi-même la pratiquions. Nous ne correspondions pas à l’attente de ce milieu. Et ce sont, c’est vrai, les Allemands, les Américains et les Danois qui se sont d’abord intéressés à mon travail. »[6]. De même, lorsqu’il participe , en 1951, à l’exposition inaugurale de la Galerie de France : « J’étais le plus jeune et le seul ‟abstrait”. Cela ne plut pas à tout le monde. En 1950 les ‟abstraits” n’étaient pas beaucoup aimés par ceux qui étaient figuratifs bien sûr, et encore moins par ceux qui ne l’étaient qu’à demi, mais face à ‟l’hérésie”ils faisaient bloc./…/ Gildo Caputo, sous la menace de plusieurs peintres de décrocher leurs toiles et de partir, s’il laissait les miennes où il les avait accrochées, fut contraint [ de les repousser ] dans les coins. »[7]

De 1950 à 1959 Soulages expose surtout à l’étranger : principalement aux États-Unis, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, au Japon où il reçoit le prix de la Biennale de Tokyo.

Du coup, la France se met à s’intéresser réellement à lui. En 1958, le Musée des Arts Décoratifs expose  La collection de Solomon R. Guggenheim, New York  où une œuvre de Soulages figure parmi une sélection de soixante-quinze toiles, et surtout, paraît une monographie rédigée par Hubert Juin accompagnée de quatorze cartes postales « qui seront largement diffusées et contribueront beaucoup à la révélation de cette peinture à un large public. »[8]

 

Refusant les règles sclérosantes, les recettes, les habitudes, n’appartenant à aucun groupe, rejeté par beaucoup, et merveilleusement indépendant parce que créateur d’une peinture insolite que les plus perspicaces apprécient et soutiennent, Soulages met en place, obstinément,  les caractéristiques de son œuvre qui la différencient de toutes les autres.

Ses peintures dès le début, sont des choses fortes et solides, qui ont une présence concrète intense, où les contrastes simples de matière et de couleur animent librement leur surface sereine, des choses silencieuses « dont gît le sens au mystère du cœur »[9].

Elles ne cesseront jamais d’être le produit d’une « démarche qui engage à la fois l’homme et le monde. L’homme, autant le spectateur que l’artiste »[10] et Soulages en expliquera volontiers les enjeux à tous ceux qui voudront bien l’interroger.

 

Un rapport singulier au passé de la peinture

 

À partir du moment où l’art de Pierre Soulages est reconnu, les amateurs éclairés, les journalistes spécialisés, les commissaires d’exposition  le pressent de questions, d’autant plus volontiers que l’artiste leur répond de façon claire, précise, argumentée, et profondément originale.

Il s’agit pour eux, bien sûr, de lui demander comment il peint, ou, à l’instar d’Yvon Taillandier, de donner son opinion sur « L’art et le climat visuel contemporains »[11] et de justifier sa position de peintre qui se passe de la figuration.

 

Montrer les spécificités de l’œuvre d’art

 

D’entrée de jeu, probablement stimulé par les questions de Georges Charbonnier dans sa célèbre émission radiophonique  Le monologue du peintre en 1951, Soulages se lance dans une analyse des rapports entre les peintres figuratifs du passé et la réalité, afin de définir sa conception personnelle de la création picturale.

Il explique alors que, pour le peintre d’autrefois, « la seule figuration n’était pas suffisante puisqu’il faisait intervenir certaines formes de composition, les rapports de couleurs, les rapports de formes, enfin, tous les moyens qui ont été ceux de la peinture. La figuration n’était qu’un de ces moyens. [ Pour les œuvres non-figuratives ], les matières, la couleur, les rythmes, etc. ont des qualités physionomiques, une saveur, un pouvoir d’émotion, un caractère que la sensibilité et l’imagination du spectateur interprètent, avec lesquelles elles dialoguent. [ En outre, ] la psychologie du peintre, sa vie ou l’état de la société de son époque, ce ne sont pas les clés d’une œuvre ; ce sont de fausses clés ; on passe à côté de l’essentiel, elles n’abordent qu’un côté d’une œuvre, elles n’entament pas l’énigme qu’elle est. [ Et pour conclure ] La réalité d’une œuvre, c’est la manière qu’elle a d’être un tout cohérent, vivant, chargé de pouvoirs. Pour moi, ce ‟tout” existe réellement ; c’est un organisme qui a une existence réelle, qui vit ; auquel se confrontent et avec lequel dialoguent toute notre expérience du monde et ce que nous sommes. »[12]

En 1953, invité par Liliane Brion-Guerry et Berto Lardera à une conférence sur l’espace  au Collège de philosophie, il dira à peu près la même chose, en précisant cependant : « À certaines époques, les peintres ont été nombreux à suivre les mêmes traditions techniques, les mêmes traités de perspective [mais] on ne peut pas ramener à une même formule l’espace de Giotto et du Tintoret, celui de Carpaccio et de Rubens, celui de Raphaël et de Rembrandt./…/ Il y a bien au-dessus de tout cela l’espace pictural de chaque style, de chaque peintre, de chaque œuvre. Et cet espace pictural fait intimement partie de tous les autres éléments de la peinture, qui avec lui constituent le style de l’œuvre. Ce style, malgré les analogies possibles, reste totalement original, différent, solitaire. »[13]

Il y a donc pour lui une globalité de la peinture, une totalité, qui transcende son histoire et qui : « par des moyens propres à chaque art, rend présents une façon de sentir, d’être, /…/ un rapport aux autres et au monde. » C’est ainsi que «  l’œuvre renouvelle le regard, le change et nous change, et, à travers les époques exerce un pouvoir sur celui qui regarde. »[14]

Soulages, dans ce texte,  est celui qui regarde, celui qui est atteint par une œuvre « capable de recevoir ce [qu’il] y investit de [lui]-même, de générer en [lui] une dynamique, celle que génère toute véritable émotion artistique. »[15]. Et c’est un regardeur exceptionnel.

Son amie Pierrette Bloch, une artiste originale et subtile, le formulera ainsi, de façon enthousiaste : « Mais de quel temps est-elle, cette curiosité surprenante qu’il a dans tous les domaines ? cette manière non conventionnelle d’aborder toute chose ? cette capacité particulière de poser les problèmes autrement ?»[16]

 

 

« Pour le créateur, hier naît d’aujourd’hui »[17]

 

En 1963, Pierre Soulages accepte de suivre le critique d’art Pierre Schneider au Louvre car, estime-t-il ironiquement,  « il est bon de visiter les musées avec les artistes, parce qu’ils vous font voir dans les toiles et dans les objets ce qui n’y est pas »[18].

La conversation entre les deux hommes est un vrai festival !

Schneider, faussement désorienté, se laisse mener par l’artiste dans une déambulation incongrue « vers l’Afrique romanisée, vers le Proche-Orient, l’Arabie, vers Sumer » jusqu’à ce que Soulages, l’œil alerte, s’arrête brusquement devant un fragment de roche gravé : « C’est émouvant. Les incisions épousent à ce point le sens des fêlures de la pierre qu’on ne sait pas où la gravure succède à la nature./…/ Entre le hasard de la pierre et la volonté du graveur naît une entente semblable à celle qui surgit entre la volonté de l’artiste moderne et l’inconnu qu’il affronte ».

De salle en salle, de sculpture antique en sculpture barbare, de Mésopotamie en Grèce, ce qui intéresse Soulages, « c’est la craquelure du moule /…/ la manière dont les statues cassent, [dont] l’art nègre prend d’assaut la conscience moderne, les Gallo-Romains infléchissent la culture romaine, comme la nature brute reprend par catastrophe, la perfection artistique. Et pourtant, l’essentiel se maintient. »

Le problème est clairement énoncé : l’essentiel de l’art est dans l’inconnu, le non maîtrisé, la surprise, il reste inexplicable.

Dans les salles consacrées à la peinture de la Renaissance  italienne, ce que Soulages  trouve  beau dans La Madone aux Anges de Cimabue « c’est ce reste de hiératisme byzantin et puis, en même temps, quelque chose de nouveau qui arrive, qu’on pressent seulement. /…/ Cette peinture, on peut la démonter comme une mécanique et pourtant le mystère reste inexpliqué/…/ C’est un tableau qui résiste. » De même, dans Le Couronnement de la Vierge, de Fra Angelico, ou le Saint François de Giotto, il note la différence de traitement entre la partie supérieure et les prédelles, qui crée un dialogue nécessaire, un trouble. 

Pour La Bataille de San Romano de Paolo Uccello, «  un de mes tableaux préférés » ou Le Concert champêtre de Giorgione, alors que Schneider lui demande : « N’est-il pas dangereux de nous attacher à ce point au squelette de la peinture, au détriment de sa chair ?», Soulages lui rétorque, un peu énervé :  « Cela compte bien sûr, qu’il s’agisse d’une Vierge ou d’une vache. Mais ce qui compte plus encore, c’est le dialogue entre l’image et ce qu’elle réveille sans pouvoir le dire, entre les formes figuratives et la géométrie sous-jacente. Elles s’infléchissent mutuellement, elles sont nécessaires l’une à l’autre. »

Dans les salles du XIXe siècle, Schneider sent Soulages mal à l’aise : « je le vois respirer enfin lorsque nous arrivons devant L’Enterrement à Ornans » de Courbet. L’artiste semble soulagé. « Incroyable ! » s’exclame-t-il. «  La couleur, la gravité de ça… La grande horizontale… Tous les clairs à gauche, et une grande masse noire à droite… La couleur usée, mate…Un des grands tableaux de la peinture française… Les noirs… »

Pierre Soulages aime la peinture de Courbet depuis qu’il l’a découverte avec Colette au  musée Fabre de Montpellier. « Longtemps après » racontera-t-il, « voulant lui offrir un cadeau, j’ai trouvé à acheter un beau portrait de femme et le lui ai apporté. »[19] Ce Courbet, très sombre, très simple, est le premier tableau que l’on voit en entrant dans le domicile parisien des Soulages…

 

Il y a une constance dans les choix de Soulages lorsqu’il se réfère au passé pour expliquer son œuvre : le lavis de Claude Lorrain, le croquis à l’encre de Rembrandt, l’architecture et les sculptures romanes de Conques, les formes préhistoriques noires tracées en soufflant dans la grotte de Pech Merle, les menhirs gravés du musée Fenaille à Rodez, les Courbet du musée Fabre, le Paolo Uccello du Louvre à côté duquel il exposa un grand tableau… ce sont pour lui, dit-il « des sortes de points d’ancrage »[20]

Ce sont surtout des choses dans lesquelles la plénitude des éléments plastiques et leur pouvoir d’éveiller en lui une émotion s’imposent, par-delà une éventuelle figuration.

[1] Roger van Gindertael, Pierre Soulages, Quadrum, opus cité, non paginé.

[2] in Soulages, catalogue de l’exposition au Centre Pompidou 2009, opus cité, p.296.

[3] Ibid., p.296.

[4] in Pierre Encrevé, 2007, opus cité, p.112.

[5] Charles Estienne, Combat, 25 mai 1949.

[6] Pierre Soulages à Bernard Ceysson, opus cité, p.109.

[7] Pierre Soulages à Michel Ragon, opus cité, p.73.

[8] Pierre Encrevé, Soulages 2007, opus cité, p.90.

[9] Il s’agit d’une petite  partie du texte de Mallarmé que Pierre Soulages aime à citer pour définir sa peinture.

[10] Pierre Soulages à Camille Bourniquel, Esprit, n°168, Paris, juin 1950.

[11] Yvon Taillandier, catalogue du Salon de mai, 1951, in Écrits et propos, opus cité, p.14

[12] Pierre Soulages à Georges Charbonnier,  Le monologue du peintre, émission radiophonique, in ibid.,  p. 20-22-24.

[13] Pierre Soulages, in Écrits et propos, (1953), opus cité, p.16-17.

[14] Pierre Soulages à Anita Rudman, La Recherche n°4, novembre 2000.

[15] Ibid.

[16] Pierrette Bloch, Opus International n°57, octobre 1975, p.14.

[17] Au Louvre avec P. Soulages, entretien avec Pierre Schneider, Preuves, n°143, janvier 1963, p.52

[18] Toutes les citations qui suivent sont empruntées à ce même texte, pages 47 à 52

[19] À Michel Ragon, Les ateliers de Soulages, 1990, Éditions Albin Michel, réédition 2004, p. 55.

[20] Pierre Soulages, in Rencontres de l’École du Louvre, La Documentation française, 1983, p.270.


[…]


Tous les éléments plastiques primordiaux qui constituent une peinture étaient là : la ligne, le clair-obscur, la complexité des couleurs réfléchies dans le noir, et pourtant rien, dans cette œuvre, n’était comparable à quelque chose de connu. C’était un « organisme formel »[1] absolument original. C’était un silence harmonieux dans le brouhaha du monde, une évidence dans le chaos des choses et un espace d’absolue liberté.  C’était une peinture de Soulages, un outrenoir, rien d’autre !

D’où la magie … Ce qui est proposé au spectateur finalement, c’est de faire face au merveilleux, à l’inexplicable rencontré d’aventure et d’en accepter l’éblouissante obscurité.

[1] Paul Klee, opus cité, p.34.

Auteur(s) : Reymond, Nathalie
Éditeur : à paraître. Parution : 01/11/2019