Un discours autour. Entretien avec Pierre Soulages (Serge Fauchereau, Édouard Ruiz)

Digraphe_1

Cet entretien a lieu dans l’atelier de Pierre Soulages. Après quelques minutes devant un triptyque récent aux noirs somptueux, nous nous installons pour enregistrer sur une table basse, contre le mur du fond. Le peintre nous dit son plaisir à participer à un travail consacré à Nathalie Sarraute parce qu’il en admire l’œuvre mais aussi l’attitude personnelle en retrait quand tant de créateurs sont surtout connus pour leur comportement tapageur. Puis :

P. Soulages — Trop souvent le grand public est intéressé par les œuvres à travers le côté spectaculaire du personnage. Quand il s’agit d’un artiste ou d’un écrivain, on parle de l’homme pour essayer d’ouvrir les yeux sur une œuvre ; c’est ce qu’on peut dire dans les meilleurs cas. J’ai souvent été frappé par les excès ou par le côté policier, journalistique des biographies, des études. Mais même quand on parle d’une œuvre réellement, plus sérieusement, on n’en rend jamais complètement compte, même par une explication qui paraît fonctionnelle. L’explication ne remplace jamais l’œuvre, et par bonheur. Une peinture peut être à l’origine d’un texte littéraire magnifique, mais il ne faut pas oublier qu’à ce moment-là, l’œuvre n’est que prétexte — dans tous les sens du mot prétexte. À partir du moment où il y a un enchaînement de mots, la littérature s’introduit. Il faut alors juger du texte indépendamment de son prétexte ; en tout cas, le texte n’entame pas le prétexte. C’est une œuvre parallèle.

S. Fauchereau — Mais, paradoxalement, même si on parle à côté d’un tableau, d’un roman, d’une pièce, on s’aperçoit qu’avec le temps, ce texte reste souvent capable soit de vous introduire à l’œuvre, soit de vous aider à la voir autrement.

P. S. — Je préférerais dire que c’est un discours autour, marquant par là d’ailleurs qu’il s’agit d’un mouvement qui ne rentre pas dedans, parce que le dedans de l’œuvre ne se remplace pas. Si c’était remplaçable, au fond, une fois qu’on l’aurait compris, on n’aurait plus rien à y trouver. C’est un peu naïf mais ce sont des choses aussi simples qu’il est bon de rappeler.

E. Ruiz — D’autant plus que l’œuvre n’est pas réductible à la pensée d’un moment. Quel sera le regard dans vingt ans d’ici sur une œuvre ?

P. S. — Une œuvre ne peut pas se réduire à sa matérialité. La réalité d’une œuvre ce n’est pas sa matérialité. C’est le triple rapport qu’il y a entre la chose qu’elle est (sur laquelle peuvent se faire et se défaire les sens), celui qui la regarde, avec sa mentalité, son époque, sa psychologie, etc. ; et aussi celui qui l’a faite, car ce n’est pas n’importe quelle chose, c’est une chose faite par un homme et c’est le produit de décisions, de stratégies, de risques et de chances. Un triple rapport entre l’artiste qui l’a faite, la chose qu’elle est, et celui qui la regarde ; c’est ça, la réalité d’une œuvre. Quand on écrit sur une œuvre il y a l’effet littérature qui fait de ce qui est écrit une œuvre en elle-même. Et puis c’est écrit par un individu, et à un moment donné. En 1880 ou en 1950, on n’écrivait pas la même chose sur l’art égyptien. L’art égyptien maintenant est encore autre chose ; et pourtant il est là, immuable, il n’a pas bougé (mettons à part les dégradations ou les modifications que le temps apporte à la matérialité de la chose). Ce dont je veux parler, bien sûr, c’est du changement de regard qu’à chaque époque, les hommes ont sur une même œuvre, ce qui explique les époques oubliées et les remises à jour.

Digraphe_2

S. F. — Le regard sur l’œuvre m’amène à une question que je vais essayer de formuler comme ceci : — Comment expliquez-vous qu’un écrivain comme Nathalie Sarraute qui n’est pas du tout un écrivain « pictural » ni porté aux descriptions longues, puisse nommer, parmi les peintres qui l’intéressent, Soulages. Ensuite, deuxième partie de la question : — Comment peut-on expliquer, au contraire, qu’un peintre comme vous dont on sait qu’il s’intéresse à la littérature, ce qui n’est pas si courant chez les peintres, produit une œuvre dont la dernière chose qu’on pourrait dire est qu’elle a un côté littéraire ? Comment expliquez-vous cela ?

P. S. — Pour Nathalie Sarraute je ne peux pas répondre ; c’est auprès d’elle qu’il faudrait essayer de savoir. Mais à la deuxième partie, je peux répondre. Je ne connais pas Nathalie Sarraute personnellement mais je connais une partie de son œuvre. J’ai toujours été très impressionné parce que cela m’apparaissait être de la littérature dans ce qu’elle a de spécifique, de plus riche, de plus fort. De la littérature, et qui n’appartient qu’à elle, Nathalie Sarraute. En ce qui me concerne, et symétriquement, ce qui m’intéresse dans la peinture, c’est justement ce qui échappe à la littérature, tout ce qui vit en dehors de l’art des mots. Ne vous méprenez pas, il ne s’agit pas d’un art pur, d’une peinture pure, comme la « poésie pure » de l’abbé Brémond. Et d’ailleurs, toutes ces histoires de pureté, ça ne m’a jamais plu.

S. F. — Ce n’est pas un concept artistique mais un concept moral.

P. S. — Un concept moral dans la manière de considérer les arts, c’est immédiatement à rejeter, mais il ne faut pas le confondre avec les correspondants éthiques impliqués par les choix esthétiques qu’une peinture met en évidence ; la conscience plus ou moins obscure qu’on en a, fait partie de ce qui fait qu’on l’aime ou qu’on la rejette, et c’est pour une part, je crois, ce qui explique les intransigeances et les passions qui entourent les mouvements artistiques. Quand les gens disent : « cette peinture-là, je ne comprends pas », ainsi dit, il s’agit d’autre chose, ils mettent en rapport une œuvre d’art avec un sens, mais l’art est un mauvais instrument pour le sens.

S. F. — Comme vous le disiez, le sens est mobile selon le regardeur ou le lecteur.

P. S. — Oui, mais il ne peut s’exprimer qu’à travers une succession ; il a besoin de la linéarité. Or la peinture se développe sur un plan, il n’y a pas succession, linéarité, mais simultanéité. Regardons par exemple un Nicolas Poussin : vous voyez un très beau paysage, le ciel, des arbres, des personnages, et puis quel balancement, quel calme, quel espace ! Et vous vous laissez prendre par tout ce qu’on pourrait appeler : la « peinture », par tous ces rapports créés par les couleurs, les formes, les rimes plastiques. Puis vous dites : « Tiens il y a un titre ! », et vous regardez : « Ruth et Booz ». Alors vous dites : « Eh oui, c’est une vieille histoire de la Bible, etc. » Même dans une peinture figurative, on a besoin du titre pour la part d’elle-même qui se veut langage. S’il n’y a pas de titre dans ces peintures, là, vous ne voyez pas de quoi elles peuvent vous parler, pour arriver à raconter elles ont besoin de la béquille des mots. C’est quand même assez curieux.

E. R. — Picasso aimait la répétition « Nature morte ».

P. S. — Oui mais, enfin, quand il a fait Guernica il était difficile de mettre « Nature morte » dessous. Mais pour en revenir à la question, je crois que si l’an était un langage, à partir du moment où on aurait compris, on pourrait très bien se passer de l’œuvre. Ce que j’aime c’est sentir chez quelqu’un qui parle d’une œuvre, le plaisir, ou l’intérêt qu’il a dans ce contact, et aussi ce qui provoque en lui le désir de revenir à cette œuvre, et ce qui fait que, lorsqu’il la revoit, il éprouve encore un plaisir, un choc, un ensemble que peut investir notre imaginaire : c’est la peinture, c’est la littérature, c’est l’art. Au fond, là, ce que je suis en train de faire, c’est une théorie de la chose par rapport à celle du signe. Le signe épuisé par ce qu’il signifie, et la chose, toujours présente.

(…)

Digraphe_3

E. R. — Entre les peintres et les gens de mots, il y a des incompréhensions, mais en règle générale, les rapports ne sont pas toujours mauvais ; disons qu’il peut y avoir des malentendus.

S. F. — On peut très bien estimer, ou vous-même pouvez estimer qu’untel fait complètement fausse route dans son interprétation, c’est son droit et cela n’entame pas l’intérêt qu’il en a.

P. S. — Ah, mais je n’ai jamais donné un mode d’emploi à mes peintures… En ce qui me concerne, je les abandonne au public et chacun les prend comme il veut ou il les refuse : il investit de lui-même ce qu’il a envie d’y investir… Enfin, ça ne m’appartient plus.

S. F. — Une grande différence, c’est qu’un romancier raconte quelque chose qui se déroule dans le temps. Or une peinture comme celle que nous avons sous les yeux, ne raconte pas, ne raconte rien. Elle est.

P. S. — Oui. Mais un vrai roman aussi ne se laisse pas résumer. On résume l’histoire qu’il raconte, si tant est que ce soit l’essentiel. Ce qui se passe à travers un bon roman, c’est beaucoup plus que l’histoire qui y est racontée. Si ce n’était que ça, l’art du roman ne serait pas grand-chose.

S. F. — Si je vous entends bien, vous ramenez l’art du roman, presque comme la peinture à quelque chose qui est.

P. S. — Bien sûr !

S. F. — C’est aussi quelque chose qui se déroule dans le temps, un roman.

P. S. — C’est quelque chose qui est, mais la difficulté et peut-être l’origine des fausses routes et des malentendus, c’est que ça se déroule aussi, mais là on est en train de parler de deux arts différents. Il y a les arts du temps, les arts de l’espace… C’est très difficile de faire des similitudes. Le roman se déroule ; il y a le temps qui intervient et qui intervient d’une manière différente que dans la peinture. Dans une peinture, il intervient aussi mais il est tissé avec l’espace même il fait partie de l’imaginaire de la toile.

S. F. — Tout à l’heure nous avions parlé de mobilité à propos d’une de vos toiles changeant selon le lieu d’où on la regarde. S’il y a mobilité, il y a temps…

P. S. — Oui, mais dans ce cas c’est un temps dans lequel vous êtes libre c’est un temps propre à vos mouvements qu’il s’agit, alors que le temps du roman est soumis à la succession des pages.

E. R. — Ce qui est vrai pour l’œuvre littéraire, c’est qu’en dehors des péripéties du récit, il y a quand même une lecture toujours renouvelée au fil des années.

P. S. — Bien sûr ; des œuvres comme celles de Nathalie Sarraute nous le montrent sans aucun doute, mais c’est vrai de tout ce qui mérite de s’appeler un art.

(…)

E. R. — Puisqu’elle ne garde pas trace du quotidien, une peinture, comme celle-ci, est-elle plus indépendante d’un public qu’un roman, comme Le Planétarium ou les Fruits d’or ?

Digraphe_4

P. S. — Je ne sais pas si on peut la rapprocher d’un roman. Pour mieux répondre et éclairer ma position, j’aimerais vous citer quelques mots d’un poème en langue d’Oc du onzième siècle, de Guillaume d’Aquitaine. C’est, entre autres sens, une profession de foi esthétique ; il commence par : «Je vais faire un poème sur le droit néant, il ne sera pas sur moi, sur autrui, ni sur autre chose, ni sur l’amour, ni sur la jeunesse. »… Il écarte d’un coup les thèmes convenus de la poésie et il ajoute : « Je l’ai composé en dormant sur mon cheval. » On est sans doute ici plus près du surréalisme que de Nathalie Sarraute. Le poème se termine par ces mots, et c’est pour mon propos ici le plus important : « Mon poème est fait, je ne sais pas sur quoi, je vais l’envoyer à celui qui, par un autre, l’enverra là-bas vers l’Anjou pour qu’il me renvoie de son étui la contre-clé » (la contre-clé est celle qui permet à une autre clé de fonctionner, d’ouvrir un coffre). Cela est ce que je pense aujourd’hui de la peinture, et de l’art, du rôle des médiateurs, du spectateur ; l’œuvre d’art n’impose pas de sens ; elle n’est pas là pour transmettre un sens, mais elle fait sens.

 

digraphe n°32Publié dans la revue DIGRAPHE, mars 1984, n°32, « AUJOURD’HUI NATHALIE SARRAUTE » © Messidor/Temps Actuels, 1984, Pierre Soulages : Encres inédites (hors texte), Un discours autour (entretien), p. 110

L’exercice d’une liberté

1. Liberté. Soulages : « Si l’on regarde mes toiles dans leur diversité, leur succession apparaît non comme une fatalité mais comme l’exercice d’une liberté. » [1]

L’exercice d’une liberté, c’est, en effet, l’impression première que ne manquera pas de donner au visiteur l’exposition, aux Abattoirs de Toulouse, d’une soixantaine de peintures sur toile et d’une douzaine de peintures sur papier peintes par Soulages entre 1946 et juillet 2000, qui, sans récapituler évidemment tout le chemin des 1 200 toiles et des cinq à six cents papiers réalisés au long de ces cinquante-quatre années, manifestent à la fois la pluralité, la multiplicité, la force de renouvellement de cette peinture, et ce « je ne sais quoi » qui fait qu’on ne cesse jamais de la reconnaître sous des aspects aussi divers. La dernière grande exposition de Soulages en France, celle du musée d’art moderne de la Ville de Paris, frappait par son triple systématisme : le parcours se faisait à rebours, de l’outrenoir jusqu’au premières œuvres ; le choix se resserrait, sauf exception, sur les toiles peintes en noir ou en noir et blanc ; toutes étaient accrochées aux murs. Ces partis-pris rigoureux induisaient une fascination si profonde que les cent mille visiteurs démontrant que ce pari rencontrait l’attente d’un immense public y respectaient un silence de cathédrale. L’exposition toulousaine propose un tout autre chemin dans l’œuvre, accordé à l’architecture exceptionnelle des lieux. On y recevra une émotion tout autre, mais non moins forte ni subtile.

À Toulouse, on verra des toiles rouge et noir, des toiles bleu et noir, des toiles outrenoir et l’on aura l’occasion de comparer le travail en noir et blanc de Soulages avant l’irruption de l’outrenoir et après –ce qui permettra aussi de voir et recevoir différemment ce fameux outrenoir, à côté duquel réapparaît aujourd’hui le fond blanc de la toile.

La liberté que manifeste le choix proposé, et qui répond à celle du peintre, s’impose d’autant plus que l’exceptionnelle présence de l’outrenoir conduit souvent la critique à limiter aujourd’hui l’œuvre de Soulages à cette peinture qui, par reflet, donne à voir la lumière au cœur même du noir. On ne saurait surestimer l’importance dans l’art du XXe siècle de ces 250 toiles dont la surface est entièrement recouverte de noir d’ivoire et dont aucune pourtant n’est   monochrome. Aucun peintre dans l’histoire n’aura autant utilisé le noir, ni aucune autre couleur unique. Cette aventure poétique inouïe d’un homme en tête-à-tête avec cette « couleur-non-couleur », pour avoir regardé toutes ces toiles, toutes si semblables et pourtant si dissemblables, chacune changeant de visage quand je me déplace devant elle, je sais qu’elle ébranle pour toujours les certitudes routinières de l’histoire de l’art. Et, cependant, la peinture de Soulages excède l’outrenoir et c’est ne pas vouloir la connaître vraiment que de feindre de l’oublier.

J’ai toujours été frappé que tant de textes, par exemple, laissent croire au lecteur que de 1979 à 1997, en tout cas, Soulages n’a utilisé que le noir. Avant la publication de L’oeuvre complet, Peintures, l’ignorance était excusable. Mais aujourd’hui, chacun peut constater que dans cette période où il a réalisé 396 tableaux, il n’y a que trois années où Soulages n’a peint sur toile qu’à la seule peinture noire : 1984 (15 toiles), 1985 (16 toiles) et 1992 (3 toiles). Toutes les autres années -hormis 1993, où il n’a pas peint sur toile-, Soulages a utilisé, en plus du noir, le bleu (présent dans plus de 120 toiles), l’ocre et quelques fois le blanc. Et depuis 1999, le fond blanc de la toile est visible dans presque toutes les peintures.

 

2. Le bleu et le noir. Soulages : « Le rapprochement d’un noir et d’un bleu a toujours quelque chose d’assez sensuel, on s’y livre avec une certaine volupté. »[2]

J’aime particulièrement l’idée de revoir aux Abattoirs les deux toiles où Soulages a usé le plus largement de la couleur bleue dans de très grands formats horizontaux caractéristiques de son travail au début des années soixante-dix : Peinture 100 x 355 cm, 21 septembre 1971, qui a visité bien des pays mais n’a pas été montrée en France depuis 1983, où une forme peinte à l’acrylo-vinylique bleu foncé se découpe horizontalement sur le fond blanc, trouée de trois ouvertures verticales lumineuses ; et surtout Peinture 130 x 344 cm, 16 août 1971, première toile où Soulages a employé la peinture acrylique, grande voyageuse elle aussi mais qu’on n’a pas vue en France depuis 1989. Soulages y produit latéralement l’espace pictural, partant d’une masse verticale bleu foncé à droite, suivie de trois bandes verticales noires laissant passer entre elles le blanc du fond, puis d’une bande parallèle bleu foncé, qui se prolonge immédiatement d’un vaste champ coloré d’un bleu plus clair occupant toute la moitié gauche de la toile : l’ensemble, qu’on ne peut saisir que panoramiquement, procure une impression contradictoire d’équilibre et d’instabilité, de sérénité et de rupture qui ne laisse pas le regard en repos. J’y suis particulièrement sensible à la co-présence du bleu et du noir, si notoire dans les deux dernières décennies et particulièrement dans les toiles de 1986 à 1992, mais dont on ne trouvera qu’un exemple discret à Toulouse, dans Peinture 315 x 81 cm, 8 mars 1989 (millième toile peinte par Soulages), triptyque vertical outrenoir qui offre un cas limite d’utilisation du bleu hors de la surface bidimensionnelle du tableau : sur les bords extérieurs de la toile et sur les deux baguettes de bois séparant les trois châssis.

On trouvera encore aux Abattoirs, le bleu et le noir dans deux toiles verticales très différentes de celles de 1971 évoquées ci-dessus, et très différentes l’une de l’autre : Peinture 92 x 73 cm, 22 février 1957, impressionnante de statisme, et la superbe Peinture 162 x 114 cm, 28 décembre 1959, forme ascensionnelle noire et bleue, obtenue par raclage, où l’étagement des coups de spatule sur une diagonale dynamise tout l’espace. J’y ajouterai ici, pour le lecteur du catalogue, un troisième exemple de ces années-là : Peinture 195 x 130 cm, 30 octobre 1957, mon premier Soulages.

 

3. Triple rapport. Soulages : « Je n’ai jamais pensé que la peinture pouvait se réduire à sa matérialité. La réalité d’une œuvre, c’est le triple rapport qui s’établit entre la chose qu’elle est, le peintre qui l’a produite et celui qui la regarde. »[3] Et, dès 1952 : « Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète. Cette position du spectateur dépend et répond de son attitude générale dans le monde et ceci avec d’autant plus de force qu’il n’est pas pris à parti à travers cette peinture qui ne renvoie pas à quelque chose d’extérieur à elle-même. C’est non seulement le peintre entier qu’elle engage mais aussi le spectateur, et le plus fortement qu’il soit possible. »[4]

C’était la fin du mois d’octobre 1958, dans le Paris triste de la guerre d’Algérie, voûté de souci, je remontais le trottoir gauche de la rue Soufflot. Brutalement, du présentoir tournant de la librairie, une carte postale bleue et noire m’a happé le regard. Avant de l’avoir retournée, je savais que c’était Soulages qui m’y faisait signe. L’automne précédent, apercevant une affiche avec ce nom, j’avais su immédiatement que cette peinture était mienne -ou que j’étais sien. Lycéen, ignorant des galeries, ne sachant comment aller vers elle, je ne doutais pas qu’elle saurait me retrouver. Nous y étions. J’acquis pour vingt-cinq centimes ce Soulages de 10 x 14 centimètres bordés de blanc qui portait au dos : Peinture 1957 – 195 x 130 cm – Collection  Galerie Kootz, New York. Je ne me suis pas séparé de cette carte postale pendant des années. Eussé-je eu le choix, j’aurais certainement préféré sa possession à celle de l’original, qui n’aurait pas été à ma taille, en tous les sens du terme. Mon Soulages en poche, je marchais redressé, Paris changeait de couleur ; la guerre finirait.

Je sais bien que la reproduction n’est pas l’œuvre, qu’elle la trahit dans ses dimensions, sa matière, ses couleurs, et qu’il n’est de rencontre véritable qu’avec l’objet même. Pourtant, cette toile qui ne sera pas à Toulouse, je serai comblé de la retrouver en photographie, dans les dimensions mêmes où elle s’est emparée de moi, jointe à ce texte que je n’ai peut-être écrit qu’à cette fin… Soulages a raison : la réalité d’une œuvre comprend l’ensemble des rapports que chacun de ceux qui la regardent entretient avec elle, et avec lui à travers elle, fût-ce par l’intermédiaire d’un petit carton. Lui-même raconte qu’il a fait connaissance de Rembrandt par un opuscule de la radio scolaire, et de Mondrian, Ernst et Léger, chez son coiffeur, durant la guerre, dans un article de Signal consacré à « l’art dégénéré ». Peinture 195 x 130 cm, 30 octobre 1957 -tel est son titre exact-, ayant pris, aussitôt peinte, le chemin de la galerie new-yorkaise de Soulages, sans avoir été montrée à Paris, je l’ai rencontrée sous la seule forme où elle fût présente à Paris, et cette présence-là suffisait à me bouleverser. A me laisser croire qu’elle attendait mon regard pour prendre toute sa réalité, comme je l’attendais pour prendre toute la mienne.

Trente ans plus tard, je lui ai rendu visite à Washington, dans la new wing de la National Gallery, dont elle est la propriété. C’était l’œuvre avec laquelle j’avais vécu : incomparablement plus belle de sa présence réelle, mais c’était bien cette force interne, là devant moi, qui m’avait requis jadis rue Soufflot, et qui, réunissant muettement des éléments épars ou égarés de moi-même, avait réveillé en moi le désir d’être je. « Toute œuvre exige qu’on lui réponde » affirmait Valéry. Ni image (représentation) ni langage (expression, signification), la toile de Soulages, qui ne renvoie à rien, me renvoie  à moi, et n’appelant aucun déchiffrement de sens m’appelle à me constituer moi-même comme sens.

« Ce que je rêve, écrivait Matisse au début du siècle, c’est d’un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l’homme d’affaires mais aussi bien que pour l’artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d’analogue à un bon fauteuil qui le délasse de ses fatigues physiques. »[5] Il n’y aura pas de fauteuils aux Abattoirs. Soulages ne partage pas ce rêve. Par l’intermédiaire des peintures exposées, le regardeur entre en rapport avec le peintre posé en sujet dans l’acte même de peindre et qui, comme tel, propose à ce regardeur de se poser lui-même en sujet.

 

4. L’outrenoir – Soulages : « Outrenoir pour dire : au-delà du noir, une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui, cessant de l’être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un champ mental autre que celui du simple noir. J’ai tenté d’analyser la poétique propre à ma pratique de cette peinture, la pictique devrais-je dire, et ses rapports à l’espace et au temps : la lumière venant de la toile vers le regardeur crée un espace devant la toile et le regardeur se trouve dans cet espace ; il y a une instantanéité de la vision pour chaque point de vue, si on en change il y a disparition de la première vision, effacement, apparition d’une autre ; la toile est présente dans l’instant où elle est vue. »[6]

On a beaucoup écrit sur l’outrenoir et, sur ce point, je ne suis moi-même pas en reste. Soulages a inventé ce terme, sur le modèle probable d’outremer, en 1990 et le commentaire très précis qu’il en a fait en 1996 n’appelle aucun développement supplémentaire. Sinon celui-ci : s’agissant de l’outrenoir, il faut oublier, lecteur, la défense et illustration de la reproduction photographique que vous venez de lire, et vous fier plutôt à cette autre réponse de Soulages : « La photographie réduit la multiplicité du temps à l’unité de l’instant, elle écrase sur la toile l’espace que crée devant elle la lumière et, ne pouvant restituer l’éclat ni la fluidité de la lumière réfléchie par le noir, elle traduit les reflets par des gris différents. C’est ainsi que la reproduction de ces toiles les renvoie, malheureusement à une conception classique de la peinture. » [7] J’ajoute : la photo propose une image de la toile, avec une unique répartition des clairs et des sombres, quand la caractéristique même de l’outrenoir c’est de proposer des surfaces qui basculent du sombre au clair et du clair au sombre lorsque le regardeur change de point de vue. La surface de ces toiles offre au regard la potentialité d’une infinité d’images lumineuses dont aucune ne peut prétendre en retenir « la » vérité picturale.

Il faut donc aller voir l’outrenoir. Depuis 1979, où Soulages pour la première fois a recouvert la totalité de la surface de la toile d’une épaisse couche noire dont la texture, striée par la brosse ou lissée en aplat renvoie la lumière par reflet, cette pratique a beaucoup évolué, faisant vivre avec cet unique pigment noir des toiles d’une diversité insoupçonnable. Le domaine de l’outrenoir, que Soulages désigne aussi comme noir lumière, est particulièrement celui du très grand format. A Toulouse, on en verra deux ensembles majeurs, caractéristiques de traitements nettement différenciés de la surface : les neuf polyptyques carrés ou horizontaux présentés dans la grande salle du sous-sol et les cinq grands tétraptyques verticaux qui accueillent les visiteurs à l’entrée de l’exposition, fixés dans l’espace sur des câbles tendus entre la voûte et le sol de la nef, quatre d’entre eux étant présentés dos-à-dos selon un dispositif inauguré par Soulages au musée de Houston en 1966 –métaphore saisissante de son affirmation constante que la peinture ne fait pas fenêtre mais mur auquel se confronte le regard.

Le visiteur pourra y distinguer deux grands types : les polyptyques de 1985-1986 d’abord, où joue maximalement l’opposition entre les surfaces lisses et les surfaces striées, et, partant, la bascule des clairs et des sombres au changement de point de vue. C’est le cas des Polyptyques A, E et G composés de quatre éléments horizontaux superposés de 81 x 362 cm, et du tétraptyque dédoublé Peinture 162 x 724 cm, mars 1986, format le plus allongé de toute l’œuvre de Soulages, formé de quatre éléments semblables aux précédents mais juxtaposés deux à deux. Dans ces très grands tableaux, où l’élément formel, outre le format qui en est partie prenante, est volontairement réduit au rythme des oppositions lisse/strié, le regardeur est amené à combiner les différentes lectures latérales avec une réappropriation de l’ensemble en vue simultanée. Avec mars 1986, Soulages pousse à l’extrême l’obligation d’un regard latéral dans lequel les valeurs lumineuses d’un même point s’échangent nécessairement.

Les autres polyptyques outrenoirs donnent à voir un tout autre travail de lumière. Qu’il s’agisse de l’immense Peinture 290 x 654 cm, janvier 1997, ou des quatre polyptyques de 324 x 181 cm, présentés dos-à-dos dans l’espace, les surfaces y sont intégralement traitées à l’horizontale, en stries rectilignes et parallèles, mais différent en épaisseur d’un élément à l’autre et parfois à l’intérieur d’un même élément. Soulages fait jouer ici maximalement la continuité lumineuse, au point que dans 22 décembre 1996 les stries enjambent les deux panneaux supérieurs. Dans janvier 1997, Soulages ramène au minimum la variation des stries au profit d’une homogénéité extrême de l’horizontalité lumineuse. Lumière infinie, insaisissable captant le regard dans un présent éternisé, l’outrenoir atteint dans ces peintures un classicisme absolu dans l’unité du pigment, l’unité de technique de pose et l’unité de texture de la surface, proposant une lumière jamais vue.

Dans sa préface du catalogue de l’exposition Matisse au Statens Museum de Copenhague en 1970, Soulages créditait L’atelier rouge de Matisse d’un « espace hypnotisé par la couleur ».[8]. Ici, l’espace pictural est hypnotisé par la lumière. Le temps semble arrêté dans une vibration perpétuelle. Mais le cinquième tétraptyque vertical, barrant la partie gauche de la nef, à l’entrée de l’exposition, qui offre au regard un élément en noir et blanc joint à trois panneaux de noir lumière, nous ramène au déroulement de l’histoire de la peinture de Soulages. Au-delà de l’outrenoir, à côté de lui, Soulages a, en effet, retrouvé le noir et le blanc.

 

5. Le noir et blanc. Soulages : « J’ai toujours, autant que je m’en souvienne, employé du noir sur du blanc. J’ai souvent parlé de ce paysage de neige que j’avais vu lorsque j’avais douze ans et du fait que j’avais essayé de rendre le blanc du papier éblouissant comme celui de la neige. Pour cela, je n’avais trouvé qu’un moyen, celui de mettre du noir à côté. Dès ce moment-là, je cherchais dans le noir et le blanc, une lumière qui est propre à l’oeuvre peinte. »[9] 

Au long des années, Soulages fera naître avec le noir plus d’une lumière picturale. L’exposition de Toulouse permettra d’en juger mieux que jamais qui est la première occasion d’un rapprochement entre le travail du noir et du blanc antérieur au tournant outrenoir de 1979 et celui qui lui est postérieur, et qui ne prend vraiment sa place qu’après 1999.

Jusqu’à l’outrenoir, le noir et blanc est travaillé par contraste d’une forme noire sur un fond blanc. Mais avec de très grandes différences, bien représentées dans le choix de Toulouse. Le tableau du MOMA, peinture 193,4 x 129,1 cm, 1948-49, premier noir et blanc de Soulages (plus exactement : brou de noix très sombre sur fond clair) est exemplaire de ce type de contraste, où l’ensemble des coups de brosse produit une grande forme qui se donne et se lit d’un coup, mais propose pourtant toute une variation lumineuse du blanc, selon la dimension et la forme des surfaces claires délimitées par le noir. On verra dans les grandes peintures de 1963 et de 1968 à 1971, une construction très différente de l’espace par le noir, avec les  formes massives de 1968 qui envahissent presque toute la surface de la toile. Mais que le noir domine (Peinture 220 x 366 cm, 14 mai 1968) ou le blanc (Peinture 162 x 100 cm, 3 juin 1971), le principe reste le même.

Dans les toiles de 1999 et 2000, il en va tout autrement. Point ici d’opposition forme/fond. Toutes ces toiles proposent une succession de larges bandes noires horizontales traversant la toile de bord à bord, séparées par d’étroites bandes blanches, où réapparaît le fond de la toile. L’interpénétration du noir et du blanc aux limites des bandes est telle qu’on pourrait s’y tromper et s’interroger s’il ne s’agit pas plutôt de blanc sur fond noir –question qui ne se pose jamais dans la peinture d’avant l’outrenoir. La lumière ne rappelle aucunement celles de ces toiles antérieures, comme le visiteur pourra l’éprouver directement s’il se place dans la nef, face à l’entrée de la salle présentant les noirs et blanc : face à lui, à l’intérieur de la salle,  la grande peinture du 14 mai 1968 ; s’il regarde sur sa droite, dans la nef, il verra, accrochée au mur extérieur de cette salle, la plus récente des toiles de Soulages : Peinture 300 x 235 cm, 9 juillet 2000, présentant côte à côte un outrenoir et un noir et blanc. Posant alternativement le regard sur l’une et sur l’autre, le visiteur aura la perception immédiate de la mutation du noir et du blanc opérée par le travail de l’outrenoir. « Dans la peinture récente, les contrastes noir-blanc produisent une lumière picturale dont la vie est très variée. Cette variété provient en grande part, outre des rapports de surface entre le noir et le blanc, des accidents se trouvant sur les limites de séparation du noir et du blanc, et aussi, bien sûr, des dimensions de la forme des surfaces blanches encloses dans le noir. Cette lumière picturale est répartie sur tout l’espace de la toile. Le regard ne se fixe pas sur un point précis mais est sollicité de toutes parts. »[10] C’est en effet la variation lumineuse de toute la surface, sa mise en vibration lumineuse qui caractérise cette réapparition du noir et blanc.

De l’outrenoir des années 1996-1997, Soulages conserve, en effet, ici des aspects essentiels : l’unité de surface, l’afocalité, l’absence d’opposition forme/fond, la saturation lumineuse de la toile, toutes caractéristiques où ces nouveaux noir et blanc s’opposent point par point à ceux d’autrefois. Le contraste y subsiste, par définition, mais traité de telle manière qu’il produit une instabilité lumineuse qui me semble devoir être rattachée directement à l’expérience de l’outrenoir.

Un mot sur les techniques particulières de ces toiles de 1999 et 2000. Du printemps 1997 au printemps 1999, Soulages n’a pas peint sur toile, mais seulement sur papier, à l’encre de Chine et au brou de noix. C’est peut-être la légèreté, la spontanéité, l’immédiateté de ce travail qu’il cherche à conserver sur la toile quand, en 1999, il choisit un noir acrylique, matière très liquide et visqueuse. Il inaugure aussi une nouvelle technique de pose. Jusqu’alors, il a toujours peint en déplaçant sur la toile un outil y laissant la trace de son parcours. En 1999, il applique son outil perpendiculairement, sans aucun mouvement, les lignes ou bandes continues étant produites par juxtaposition des empreintes dont la liquidité du fluide efface les jointures. Aux limites de l’expansion du noir sur le blanc se produit une infinité d’interpénétrations aléatoires créant une sorte de vibration permanente de la lumière, une extraordinaire animation de la lumière picturale. A nouveau c’est la liberté qui frappe le regardeur et le fascine, la puissance d’innovation de Soulages dans une absolue fidélité à lui-même.

Les grandes toiles Peinture 243 x 181 cm, 10 mai 1999 et Peinture 243 x 181 cm, 26 juin 1999 en sont des exemples parfaits, où les contours déchiquetés des frontières du noir et du blanc, les scintillements, les crépitements, les éclats innombrables procurent un effet de mouvement incessant à des contrastes pourtant fixés sur la toile, rejoignant la vibration lumineuse des grandes surfaces outrenoir qui tiennent elles leur instabilité de la variation des incidences de la lumière selon les déplacements du regardeur.

Cette étrange correspondance entre l’outrenoir et le noir et blanc est porté à son point extrême dans la plus récente toile peinte par Soulages, Peinture 300 x 235 cm, 9 juillet 2000, montrée à Toulouse pour la première fois.

Soulages y confronte sur la même toile, tendue sur un châssis unique, l’outrenoir et le noir. Une histoire rigoureuse montrerait que la jonction de ces deux sortes, apparemment opposées, de rapport du noir et de la lumière, a été cherchée une première fois par Soulages en 1995 dans deux diptyques (Peinture 187 x 81 cm, 10 janvier 1995 et Peinture 220 x 324 cm, 19 janvier 1995)[11] et que c’est aussi par un diptyque juxtaposant un panneau noir et un panneau noir et blanc (peint à l’encre de Chine, en prolongement direct des papiers) que Soulages reprend  en 1999 son travail sur toile : Peinture 72,5  x 162 cm, 28 février 1999[12]. Mais en lui-même le choix du diptyque maintient une nette séparation entre l’un et l’autre type. Dans la toile du 9 juillet 2000 (dont Peinture 165 x 117 cm, 1er février 2000 se révèle aujourd’hui comme une première version)[13], au contraire, tout s’organise comme si la dualité entre l’outrenoir et le noir et blanc était à la fois affirmée et niée, posée et annulée.

 

Si la toile, rigoureusement partagée à la verticale en deux parties égales, apparaît à première vue comme un diptyque par juxtaposition, l’œil finit par y découvrir une imprévisible unité. La moitié droite, qui semble avoir été peinte en premier, présente, de haut en bas, une série de huit bandes horizontales parallèles, de hauteurs inégales, peintes au noir acrylique par empreintes (avec la surface imparfaitement plane caractéristique de cette technique), séparées l’une de l’autre par le blanc du fond de la toile en sept bandes étroites en lignes d’épaisseurs variables, profondément irrégulières, les bords inférieurs des empreintes noires étant fortement accidentés, déchiquetés, recouvrant parfois le blanc ou l’emprisonnant en minuscules éclats, créant une lumière vibrante qui entraîne l’œil dans un mouvement incessant qu’équilibre le rectiligne des bords supérieurs des surfaces noires, particulièrement au bas de la toile. En regard, la moitié gauche est entièrement recouverte d’une épaisse peinture noire à l’huile, en huit aplats noirs horizontaux séparés d’étroites bandes parallèles profondément striées. La surprise du visiteur qui s’est approché d’un côté puis de l’autre, s’il se recule pour regarder la toile toute entière, c’est l’étroite correspondance structurale et picturale, la continuité étonnante de l’une à l’autre partie, l’une à l’autre lumière. Là où le grand polyptyque vertical Peinture 324 x 181 cm, mars 1999 expose brutalement l’opposition entre ces deux modes de peinture avec le noir, dans une complète continuité entre le premier, le deuxième et le troisième élément, Peinture 300 x 235 cm, 9 juillet 2000 propose au contraire leur impossible conciliation, leur unification. Les aplats d’huile noire prolongent parfaitement les empreintes acryliques, d’un ton si proche que l’oeil ne les différencie pas, en bandes traversant horizontalement toute la toile, de même que les stries accueillant la lumière extérieure s’ajustent exactement aux parties découvertes du fond blanc, créant avec elles une sorte de continuité lumineuse d’un bord à l’autre de la toile. Selon l’incidence de la lumière sur la partie gauche, liée au placement du regardeur, la toile apparaîtra  clairement divisée ou bien étrangement, « miraculeusement », unifiée.

Le narrateur de La recherche du temps perdu tâche à réunir le côté de Méséglise et le côté de Guermantes, qui divisent l’imaginaire de son enfance. Je ne suis pas loin de penser que la dualité des lumières proprement picturales que donne à voir la peinture de Soulages aujourd’hui s’enracine aussi profondément dans sa sensibilité, au plus obscur de son désir de peintre. En les unifiant sur une toile, Peinture 300 x 235 cm, 9 juillet 2000, Soulages nous permet d’arrêter le regard sur un moment crucial à mes yeux dans le cheminement ininterrompu d’une oeuvre qui ne manquera pas de continuer à nous surprendre par l’inépuisable de sa liberté -et de nous inviter muettement, secrètement, mystérieusement, mais avec une formidable présence, à exercer la nôtre.

Pierre Encrevé, septembre 2000

 


[1] cf Pierre Encrevé, « Les éclats du noir », entretien avec Pierre Soulages, Soulages, Beaux-Arts Magazine, Hors Série, 1996, p.24.
[2] cf Pierre Encrevé, Soulages, L’Oeuvre complet, Peintures III. 1979-1997, Paris, Le Seuil, 1998, p.172-173.
[3] cf Bernard Ceysson, Soulages, Paris, Flammarion, 1979, p.81.
[4] cf R. V. Gindertaël, Pierre Soulages, Quadrum, 8, Bruxelles, juin 1960.
[5] Henri Matisse, « Notes d’un peintre », La Grande Revue, t.52, 25 décembre 1908, reproduit in Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p.50
[6] cf P. Encrevé, « Les éclats du noir », op. cit., p.29.
[7] cf Pierre Encrevé, ibid, p.30.
[8]  « Matisse » in P. Encrevé, Soulages, L’oeuvre complet, Peintures II.1959-1978, Paris, Le Seuil, 1996, p.314.
[9] cf Catherine Millet, « Soulages, la peinture au présent », Art Press, 34, février 1980.
[10] Pierre Soulages, communication personnelle, septembre 1999 ; cf Pierre Encrevé, « L’espace, le temps et la lumière », Soulages, musée Fabre, Montpellier, 1999, p.7.
[11] cf Soulages, L’oeuvre complet, Peintures III. 1979-1997, op.cit., p.297-298.
[12] cf Soulages, oeuvres récentes 1994-1999, musée Fabre, Montpellier, p.42.
[13] cf Soulages, galerie Alice Pauli, Lausanne, 2000, p.49.