L’art de Pierre Soulages. Approches – Bruno Duborgel

Vient de paraître. 

Ce livre propose une approche neuve pour comprendre et explorer l’art de Pierre Soulages, un oeuvre profondément et humainement habité. L’auteur, à partir d’une série d’entretiens avec l’artiste, dresse un panorama qui rend compte de l’amplitude du travail de Soulages : de ses explorations sur le noir et la lumière, de ses recherches sur la matière, avec les vitraux de Conques ou ses eaux-fortes sur cuivre, à la révélation d’oeuvres inédites ou méconnues. Au fil des pages, le texte nous invite à un moment d’intimité rare qui révèle l’immensité poétique et sensible du travail de Pierre Soulages.

Avec une vingtaine d’illustrations choisies par l’artiste.

 

[Voir le dossieR]

Pierre Soulages, peintre expérimental de l’abstraction radicale relative – Éric de Chassey

101758
courtoisie du musée des Beaux-Arts de Lyon et de la Villa Médicis :

Lire la note 1

On a pris l’habitude de considérer Pierre Soulages comme un des derniers « grands artistes classiques ». Il est vrai que sa peinture est à l’occasion caractérisée par l’équilibre, l’harmonie2 et une forme de perfection, qui produisent chez celui qui la regarde un sentiment de sérénité et de plénitude, sentiment qui est la marque du classicisme, voire d’un certain atticisme. Il est vrai aussi qu’elle paraît aujourd’hui s’insérer tranquillement dans une histoire longue, qui fait de son créateur l’héritier d’une tradition continue dont il serait peut-être le dernier porteur de flambeau, depuis Nicolas Poussin ou même Jean Fouquet. L’artiste lui-même a souvent raconté comment Francis Picabia lui répéta et lui légua en 1947 les mots que Camille Pissarro lui avait confiés (« Avec l’âge que vous avez et avec ce que vous faites, vous n’allez pas tarder à avoir beaucoup d’ennemis3 ! ») ; façon de franchir d’un seul coup plus d’un siècle – ce qui n’est pas peu à l’ère du rétrécissement présentiste que nous vivons.

S’il est une tradition à laquelle appartient Pierre Soulages, c’est cependant, plutôt qu’à celle du classicisme « à la française », à celle d’une certaine intranquillité, qui plonge ses racines dans le passé le plus lointain. Au fil des entretiens et des écrits, le peintre a lui-même composé l’histoire des arts au sein de laquelle il entend placer son oeuvre, qui part de ce moment où il fallait tout inventer parce que rien n’existait – l’art pariétal de Lascaux, de Chauvet ou d’Altamira – et passe aussi bien par Francisco de Zurbarán, Gustave Courbet, Édouard Manet, Paul Cézanne ou Henri Matisse, que par Guillaume d’Aquitaine, Jean de la Croix ou Stéphane Mallarmé.

Le classicisme pas plus que le lien à une certaine tradition n’ont été chez lui un objectif recherché : ils sont le résultat, d’une part, de ce que son oeuvre se développe aujourd’hui depuis des décennies et qu’il a donc fini par nous sembler historique, et, d’autre part, de moments de résolution qui ne sont en fait, à bien y regarder, que des moments provisoires, aussitôt défaits et relancés. Car Pierre Soulages est un artiste moderniste. Il l’était aux commencements de son travail, dans l’immédiat après-guerre, lorsque le modernisme était le projet dominant dans le monde de l’art. Il l’est toujours aujourd’hui, alors que beaucoup prétendent que nous obéissons à « la condition postmoderne4 ». Mais il n’est pas moderniste au sens d’une tendance, celle par exemple qui obligeait tous les peintres de l’après-guerre à respecter des conditions spécifiques de leur médium comme si celles-ci avaient été déterminées une fois pour toutes (ainsi que l’avait théorisé le critique Clement Greenberg, d’ailleurs guère sensible à la peinture de l’artiste français)5. Il ne l’est pas non plus au sens d’un modernisme tardif, qui aurait perduré chez lui comme la poursuite inéluctable d’une manière de penser et de faire fixée définitivement à son moment inaugural (même si les brous de noix et les goudrons sur verre de 1947- 1949 continuent de produire un effet dans les œuvres les plus récentes).

Pierre Soulages est moderniste dans le sens où les objets qu’il crée ne sont pas l’illustration ou l’application d’une idée préexistante mais la matérialisation d’une expérience chaque fois spécifique, qui trouve sa forme au cours de son élaboration tandis que sa signification est reportée à la fin du processus. Dans son cas, qui relève en quelque sorte d’un modernisme exacerbé, la signification reste indéfinie même lorsque l’objet est achevé ; elle est laissée à l’appréciation de chacun, l’artiste se contentant d’indiquer des directions et de faire naître une « chose » qui aura sa vie propre dans l’expérience du spectateur. Il travaille toujours d’une manière qui a été énoncée succinctement par la devise qui figura sur le papier à lettre de Manet (notamment sur un billet envoyé à Mallarmé pour son soutien après le refus du Salon de 1874 de deux de ses tableaux) : « Tout arrive » (entendons : chaque instant est celui de l’imprévu et d’un travail qui ouvre de nouvelles possibilités)6. Ou encore par celle que lui indiquait Louis Jouvet, avec qui il travailla en 1951, juste avant sa mort, et qui lui disait de Jean Vilar : « Tu crois que c’est un artiste, ça ? Il va rentrer en scène et il réfléchit à ce qu’il va faire. Et puis il le fait. Ce n’est pas un artiste, ça7. » Cela explique pourquoi, sans que cela l’empêche d’être parfois classique, Pierre Soulages est d’abord un grand peintre expérimental et continue de faire de chaque tableau une expérience spécifique, à la fois pour son auteur et pour son spectateur.

Peut-être la période la plus expérimentale de son oeuvre est-elle celle qui s’est ouverte au tournant du nouveau siècle, sans qu’une chronologie extérieure ne l’ait suscitée (car, si le travail de Pierre Soulages est inscrit pleinement dans son époque, ce ne sont pas les événements historiques qui le provoquent et en marquent les tournants, mais son propre développement). On a souvent mis en valeur le tournant de 1979, ce moment de révélation, cette nuit de « combat avec l’ange », selon les mots de Pierre Encrevé et confirmés par l’artiste8, où ce dernier s’est rendu compte qu’il pouvait désormais peindre des tableaux entièrement couverts de noir et ne reposant plus sur la distinction entre une forme et un fond, ouvrant ainsi la période qu’il a lui-même qualifiée d’outrenoir et qui est censée se poursuivre plus de trente ans plus tard. Un nouveau tournant s’est en réalité produit vingt ans plus tard, moins subit, moins spectaculaire, peut-être moins radical en apparence, mais tout de même particulièrement important. Depuis le mois de juin 1997, Pierre Soulages avait cessé de peindre sur toile, se réservant pour des oeuvres sur papier. Certaines des dernières peintures sur toile du printemps de 1997 manifestaient une hésitation, la possibilité d’un changement, en introduisant des zones irrégulières de blanc ou de brun dans des tableaux dominés par l’outrenoir. La reprise du travail sur toile, en février 1999, fait de cette hésitation et de cette possibilité une véritable ouverture, déterminée et affirmant une nouvelle attitude de l’artiste. C’est presque simultanément qu’il ouvre de nouvelles voies, ou plutôt qu’il explore, avec une grande générosité d’esprit, des voies dont l’apparition sporadique dans les années antérieures (comme autant d’hapax) ne leur faisait jamais dépasser le caractère de fausses pistes : usage de nouveaux outils, remplacement de l’huile par l’acrylique (d’abord par addition de parties à l’acrylique puis par remplacement complet à partir de 2004, y compris pour les outrenoirs exclusivement peints à l’huile jusque-là), opposition du mat et du brillant obtenue non par une différence d’application mais par utilisation de pigments différents, création d’un effet de bas-relief par l’épaisseur d’une matière qui avance hors du plan du tableau, présence du blanc ou de parties non peintes à proprement parler, etc.

Ces changements n’affectent pas l’économie générale de la peinture de Pierre Soulages, ne remettent pas en question son choix de l’abstraction radicale ni son apparence de peinture de l’outrenoir (puisqu’ils n’introduisent pas de nouvelles couleurs), mais ils l’ouvrent de l’intérieur, manifestent qu’il lui importe moins désormais de tenir une position solide et de défendre celle-ci contre les assauts de l’extérieur que de lancer, à partir de cette position, des tentatives et des explorations dont aucune ne serait plus interdite a priori. Que la peinture reste pour Pierre Soulages une question d’éthique ne fait pas de doute ; il devient seulement plus net qu’elle n’obéit pas à des règles morales prédéterminées mais vérifie pour elle- même la validité de chaque possibilité, qu’elle met en crise chacune de ses données constitutives pour s’ouvrir sans se dénaturer.

Ce faisant, elle donne naissance à plusieurs familles de peintures, dont on peut faire une sorte de liste, sans penser que celle-ci soit ni exhaustive ni pure (puisque les hybridations entre plusieurs familles sont toujours possibles)9. Tableaux avec présence du blanc, tableaux avec juxtaposition de surfaces lisses et de surfaces en relief, tableaux avec marques isolées et multipliées, tableaux avec collage, tableaux avec plusieurs variétés de noir (noir d’ivoire et noir de Mars, notamment), etc. Ces familles apparues peu à peu depuis 1999-2000 et développées de façon inégale ne font pas disparaître les anciennes modalités de la peinture de Pierre Soulages – ce n’est pas une peinture de la remise en cause, de la rupture, mais de l’ouverture, je crois utile d’y insister – mais s’y ajoutent, de la même façon qu’elles reprennent des pistes qui avaient été précédemment initiées.

Nombre de ces pistes pouvaient, lors de leur première apparition, sembler des résurgences, au sein de l’outrenoir, de modalités anciennes, remontant aux années 1950 ou 1960. Leur exploration à nouveau frais évite pleinement cet écueil, peut-être parce qu’elles ne sont pas des occurrences furtives mais le résultat d’un engagement déterminé, qui maintient ces caractéristiques des outrenoirs notées par Pierre Encrevé : « L’unité de surface […], l’afocalité, l’absence d’opposition forme/fond, la saturation lumineuse de la toile10. » La présence du blanc – et donc du contraste – en fournit un bon exemple, qui peut être élargi à l’ensemble des familles dont je viens de donner la liste. Le blanc de la toile simplement apprêtée avait disparu par principe en 1979. Lorsqu’il avait fait retour dans quelques oeuvres isolées, ainsi en 1982 (Peinture 130 × 162 cm, 22 janvier 1982), en 1995 (Peinture 220 × 324 cm, 19 janvier 1995) ou en 1997 (Peinture 222 × 137 cm, 9 avril 1997), le blanc n’était rien d’autre qu’un fond retrouvé après des années d’absence, sur lequel s’élevaient, sans ambiguïté spatiale, une ou plusieurs formes noires – un retour du refoulé pour ainsi dire. Une seule exception à cela, dans un triptyque très étroit de 1990 (Peinture 237 × 81 cm, 18 février 1990), où l’un des panneaux, strié de larges coups de brosse en diagonales comme les deux autres, était d’un blanc immaculé, au même niveau exactement que les deux panneaux noirs qui l’enserraient. Les peintures en noir et blanc réalisées depuis 1999 présentent de la même façon un équilibre ou du moins une instabilité des positions relatives du blanc et du noir, selon trois modalités qui n’ont pas fini de livrer leur potentiel.

L’application irrégulière du pinceau chargé de noir peut avoir laissé subsister des lignes horizontales de blanc, comme des déchirures qui paraissent se trouver, selon les moments de la vision, derrière ou devant le noir, voire au même niveau que celui-ci11: dans Peinture 300 × 235 cm, 9 juillet 2000 ou Peinture 290 × 520 cm, 22 mai 2002, cette équivalence est portée à son comble par le fait que ces déchirures poursuivent les passages striés d’une partie ou de panneaux peints à l’huile outrenoirs auxquels sont abutés une partie ou des panneaux noir et blanc peints à l’acrylique. Un panneau entièrement blanc et lisse peut se combiner à un ou plusieurs panneaux noirs, comme une zone qui n’aurait pas été touchée, activée pourtant par ses voisinages, comme si ne comptait plus la transformation par l’artiste mais seulement la capacité de celui-ci à agencer des éléments laissés tels quels : dans Peinture 305 × 181 cm, 1er septembre 2009, cette modalité est associée à la première, les deux panneaux supérieurs présentant en haut d’un polyptyque verticalisé deux surfaces parfaitement lisses, comme on les trouverait avant leur transformation, l’un blanc, l’autre noir, tandis que les deux panneaux du bas manifestent l’un la viscosité d’une matière noire et l’autre deux déchirures blanches entourant un large aplat diagonal noir. Enfin, un tableau peut se constituer par le recouvrement partiel et irrégulier de la surface par des marques noires, posées à la spatule, créant ainsi des contre-marques blanches : dans Peinture 130 × 92 cm, 24 juillet 2011, le badigeonnage préalable d’une partie de la surface par un jus noir fait naître une surface entièrement instable, qui multiplie les valeurs du noir au blanc sans pour autant se présenter comme un exercice de clair-obscur (ainsi que le faisaient nombre de ses tableaux des années 1950-1960). Il faut ajouter depuis peu une quatrième modalité, dont il est difficile de savoir à ce jour si elle constituera une famille ou un cas unique, avec l’abandon complet du noir, dont témoigne Peinture 102 × 130 cm, 21 mars 2012 . Là, c’est une matière entièrement blanche qui est entaillée d’un bord à l’autre, inventant ainsi un outreblanc, où la lumière se prend dans les épaisseurs, qui créent ombres et éclats vifs ou lents. Depuis longtemps Pierre Soulages explique que seul l’intéresse véritablement la capacité de sa peinture à créer la lumière et que c’est pour cette raison qu’il refuse la multiplication des couleurs sur ses toiles12 : il ne refuse désormais plus aucune voie d’expérimentation dans cette direction, y compris si elle le conduit à abandonner entièrement la couleur à laquelle il est identifié.

Les titres que l’artiste continue à donner à ses tableaux (selon un principe qui n’a pas varié, lui, depuis plus de soixante ans) sont le signe de cette expérimentation et des modalités de celle-ci : j’oserais dire qu’ils ont obligé à une pratique toujours plus expérimentale. Ils renvoient à une journée dont le statut est plus indéterminé qu’il n’y paraît. Il ne s’agit pas du renvoi à la durée d’un acte ou d’une pensée, qui conduirait à préciser une heure ou un minutage plus précis. Il ne s’agit pas de figer la fin d’un processus, puisque certains tableaux sont nommés par une date intérieure à leur achèvement ou postérieure de plusieurs jours, sans que l’on puisse le savoir avec une certitude absolue pour chaque cas. Mais, avec l’accompagnement des dimensions et de la technique (certes générique car le titre ne précise pas le médium), il s’agit de situer un objet concret que le spectateur a devant les yeux, dans une histoire dont le mode de comptage habituel est la journée (la mesure des anniversaires et des commémorations), mais sans le privilège de l’événement exceptionnel. Un jour n’a pas par nature plus de distinction qu’un autre, chacun est seulement l’occasion de faire de nouvelles expériences, sans penser ni savoir par avance qu’une serait plus fondatrice que l’autre. Il y a là, au moins implicitement, une manière de dire que l’éternité du classicisme n’est pas la temporalité recherchée par ces tableaux, pas plus que l’instantanéité de l’épiphanie (qui est en fait une modalité de l’éternité), mais pas plus non plus que l’oubli du temps et de l’histoire qui transforment l’art en une marchandise soumise aux caprices de la mode13.

Les expériences que propose chaque tableau viennent d’un temps historicisé, elles n’oublient pas ce temps de leur origine, qui a été celui des premières expériences faites devant lui, dans les moments de sa constitution, de son élaboration, par l’artiste, dans son atelier, avec ou sans outils à la main14 – puisque, pour un peintre, le moment de la création n’est pas seulement celui du faire, il est aussi celui du voir. Elles font se rejoindre ce temps et le temps de la vision par nous, spectateurs, dans une même histoire, sans en prescrire le sens. Sans cacher d’aucune façon les processus matériels qui leur ont donné naissance, les tableaux ne se réduisent pas à ces derniers, ce qui serait les renvoyer sans cesse à l’instant de leur création et les refermer sur eux-mêmes. Ils s’ouvrent à un renouvellement qui est celui de la rencontre, celle-ci ne se figeant jamais. La façon dont les surfaces jouent avec la lumière conduit chacune des compositions perçues par le spectateur à se renouveler plus ou moins perceptiblement : certaines formes donnent l’impression d’être particulièrement stables, mais un simple changement d’éclairage, un simple pas de côté, et ce qui paraissait mat devient brillant, ce qui semblait projeté en avant se creuse – ou le contraire. Ce n’est pas qu’il y ait un mystère de la composition ou de la couleur (du noir comme couleur, plus justement), bien au contraire, car les modulations de la surface résultent très évidemment d’un processus matériel précis, que l’on peut facilement identifier. Cela est spécialement évident dans les collages que l’artiste a réalisés en 2000-2002, comme Peinture 130 × 102 cm, 9 juillet 2002, qui résulte du placement d’un bord à l’autre de bandes peintes en noir. Mais cela est vrai aussi de tous les tableaux récents de Pierre Soulages. Ainsi Peinture 263 × 181 cm, 2 juillet 2012 [cat. 23] est-il le résultat d’un recouvrement assez égalitaire de la surface, qui a ensuite été raclée avec deux spatules différentes, une très large pour un rectangle médian (qui a laissé des viscosités nombreuses), une plus petite pour les striures des parties hautes et basses, dont les bords différenciés (rectilignes et irréguliers en alternance) viennent de deux manières de tenir l’outil. C’est là un des points essentiels qui le distinguent de Gerhard Richter, son cadet de douze ans, avec qui il partage par ailleurs la méthode de réalisation des tableaux abstraits par une suite d’opérations de raclage destinées à créer une lumière spécifique plutôt qu’une image. Chez l’artiste allemand en effet, les tableaux se constituent par une suite d’opérations concrètes dont l’une annule et recouvre partiellement l’autre, de telle sorte que le résultat relève toujours plus ou moins du mystère, dont le dévoilement ne peut avoir lieu que par le recours à la documentation photographique – de telle sorte aussi que la lumière qui en émane renvoie à une métaphysique du secret, là où la lumière des peintures de Pierre Soulages relève d’une métaphysique de l’incarnation16. Si l’on peut détailler les opérations qui ont donné naissance à ce que l’on voit dans une peinture de Pierre Soulages, il n’est jamais question avec lui de faire du tableau l’occasion d’un jeu de piste à l’envers, de lire chaque forme comme la trace d’un geste subjectif, d’une performance artistique qui en serait le sens caché : le tableau vaut par et pour lui-même, dans sa présence concrète.

Loin d’être prévue à l’avance, une peinture de Pierre Soulages telle que le spectateur la voit est l’aboutissement d’une expérience singulière de l’artiste, de conditions expérimentales ; elle manifeste visuellement et concrètement que sa constitution a été progressive, qu’elle s’est produite dans le temps de sa réalisation par une suite d’opérations concrètes. Le polyptyque est sans doute l’une des formes qui signalent le plus explicitement ce processus et c’est là sans doute une des raisons pour lesquelles Pierre Soulages continue à l’utiliser fréquemment, longtemps après son apparition dans son œuvre, au début des années 1980. On peut même généraliser le propos qu’il a tenu au sujet de Peinture 181 × 244 cm, 2 mai 2011, expliquant : « Un panneau a été fait, qui m’a conduit à en faire d’autres et à jouer avec la lumière et à l’organiser. » Plusieurs diptyques récents, comme Peinture 222 × 294 cm, 24 juin 2008, apparaissent ainsi comme le balancement d’une partie par une autre, comme si une partie naissait d’une autre, par prolongement autant que par opposition. De même, Peinture 222 × 314 cm, 24 février 2008 repose sur une asymétrie des rapports brillant/mat et des traces en sillon/en raclage, qui n’est pas le résultat d’un principe de composition (au sens où la composition en peinture passe par un jeu d’équilibre maîtrisé entre les formes), mais bien de construction additive puisque chaque panneau maintient en même temps son indépendance. Dans le cas des polyptyques, les prolongements ne sont en effet jamais exactement continus car il existe une nette séparation de chacun des panneaux, dont les bords latéraux sont toujours lissés de biais pour marquer la rupture entre les châssis.

Il ne faudrait pas penser cependant que cette nature additive des peintures de Soulages se limite aux polyptyques, bien au contraire. Les peintures recouvertes d’une multitude de larges touches, horizontales ou diagonales, dont le premier exemple remonte à quelques années, sont sans doute celles qui vont le plus loin dans cette manifestation explicite d’une constitution progressive (non pas que les autres ne relèvent pas d’une similaire progressivité, mais simplement qu’elles l’exhibent moins ou que nous y sommes plus habitués). Peinture 324 × 181 cm, 31 juillet 2010 ou Peinture 137 × 222 cm, 30 mai 2012 sont faites d’un seul tenant, par application successive d’une même spatule choisie « selon l’humeur du moment », qui retire successivement des rectangles irréguliers de peinture et produit un recouvrement d’une forme par l’autre. Une action en appelle une autre et l’artiste s’arrête lorsque la toile est occupée, laissant uniquement subsister parfois des parties qui conservent leur épaisseur lisse d’origine. La surface ainsi créée renverse les identités du fond et des formes puisque ce qui était le fond au départ apparaît finalement comme surélevé par le surgissement des formes qui y sont creusées. Le retrait se transforme en ajout, dans un renversement qui empêche de prendre les tableaux pour des fenêtres creusées selon le modèle de la perspective issue de la Renaissance, mais oblige plutôt à en saisir l’aspect de bas-relief, comme en écho à la logique médiévale qui faisait lire les images en commençant par le lointain pour avancer vers le proche, le spectateur avançant donc de plus en plus dans son propre espace au lieu de se projeter dans un espace autre. Cette opération de constitution progressive, qui a eu lieu une première fois dans la solitude de l’atelier et dont le titre du tableau dit qu’elle a eu une date, se renouvelle pour chacun d’entre nous lorsque nous regardons chaque peinture, rendu sensible aux variations des empâtements et de la lumière qui s’y prend. Si la manière possède la rudesse des tableaux de Courbet ou de la « période couillarde » de Cézanne, elle obéit plutôt à la « logique des sensations organisées » des œuvres tardives de ce dernier, quoique sans plus être référée à des objets extérieurs mais tout entière concentrée sur la création d’un nouvel objet17.

Il n’est pas nécessaire d’être abstrait pour être expérimental – de même d’ailleurs que l’on peut depuis longtemps être abstrait sans être expérimental, tant l’abstraction est devenue un vocabulaire disponible, au même titre que d’autres. Le choix de l’abstraction par Pierre Soulages n’a fait pourtant que s’approfondir dans sa dimension expérimentale, de telle manière que, depuis l’apparition de l’outrenoir, en 1979, il n’est plus tant le contemporain des artistes de sa génération, ceux de l’après-guerre et de ses premiers tableaux, que de certains peintres abstraits des générations suivantes, ceux en tout cas pour qui la création des images n’est pas une préoccupation (sans qu’il s’agisse généralement d’influence, ni d’un côté, ni de l’autre, mais seulement des conséquences d’une même pratique expérimentale de l’abstraction). On pourrait dire que, en 1979, il avait fait un pas de plus dans le sens de l’absence de l’image, ou du moins de la suggestion des images, par rapport à ses compositions antérieures. Il refusait en effet désormais la distinction d’une forme par rapport à un fond, qui avait toujours pu susciter des associations d’idées, comme il avait lui-même pu en faire l’expérience lorsqu’il était enfant en prenant une tache de goudron sur un mur pour le dessin d’un coq18. Le retour du contraste qui est, on l’a vu, l’une des transformations majeures de sa peinture depuis une douzaine d’années, loin de produire un retour de l’image comme on aurait pu s’y attendre (au vu notamment de ce qui s’était passé dans la peinture abstraite apparue dans les années 1980), radicalise l’absence de celle-ci. C’est que, en produisant une grande variété formelle qui donne naissance à un nombre grandissant de « familles » différenciées résultant de la diversification expérimentale des modes d’application de la peinture, il contribue aussi à défaire le risque d’une image de marque, qui prend dans le contexte actuel tout autant d’importance que les images tout court19. C’est également que si le passage à l’utilisation systématique de l’acrylique plutôt que de l’huile permet de nouveaux effets d’épaisseur qui accentuent le caractère d’objets des peintures, il permet aussi de créer un type de lumière très concrète, sans les effets de transparence et de suggestion d’un monde irréel que ne peut manquer de provoquer l’utilisation de l’huile (le terme outrenoir évoquant alors peut-être aussi cet outre-monde). C’est enfin que les peintures de Pierre Soulages ont encore gagné, au XXIe siècle, en densité concrète, une densité proprement abstraite quoique appartenant pleinement au monde20 : elles proposent des expériences compactes, qui n’imposent aucun sens car elles sont le résultat d’un processus additif dont chaque élément est entièrement relatif aux autres, dont chaque élément ne peut être saisi séparément de la globalité du tableau, tandis que le tableau lui-même ne produit pas une image séparée mais est modifié par l’environnement où il se trouve placé tandis qu’il modifie celui-ci en retour.

Depuis longtemps, au moins depuis 1979, par sa manière de prendre et de susciter la lumière, la peinture de Pierre Soulages incorpore son environnement, le monde qui se trouve alentour ; elle est éminemment sensible à celui-ci. C’est ainsi que, placées devant une fenêtre ouverte, les peintures outrenoires se colorent généralement de bleu ou de gris parce que le noir y fait un effet de miroir de la lumière extérieure, avec des reflets. Cela était vrai lorsque l’artiste utilisait de la peinture à l’huile ; cela le reste avec l’acrylique. Depuis 1999-2000, et plus encore depuis 2004, en se livrant aux effets d’une matérialité plus épaisse, en ne refusant pas de présenter la matérialité du matériau pictural comme telle et en laissant au contraire si souvent être présents des panneaux en aplat sans inscription (que ceux- ci soient recouverts de peinture ou qu’ils soient juste enduits d’une préparation vinylique noire ou blanche, situation proposée dès 1996 avec le panneau central du triptyque Peinture 220 × 324 cm, 12 janvier 1996, Pierre Soulages accentue encore le caractère de « chose » ordinaire de sa peinture. Par là même, il accentue également sa relation à la matérialité des corps qui s’y confrontent, d’une manière dont l’Écossais Callum Innes est peut-être le seul parmi les peintres abstraits apparus depuis les années 1990 à avoir compris les possibilités, quoiqu’il utilise des moyens contraires à ceux du peintre français (puisqu’il crée sa peinture par dissolution de sa matière originelle et non par addition) 21. Les grands polyptyques de format rectangulaire horizontal aussi bien que l’accrochage des toiles dans l’espace plutôt que sur les murs (par des câbles de suspension) organisaient depuis longtemps le rapport concret des peintures avec les corps en déplacement des spectateurs, provoquant même ces déplacements. Désormais, ce rapport peut être suscité à l’intérieur d’un panneau unique. C’est ainsi qu’un ensemble de plusieurs peintures bipartites de 2012, de 130 × 130 cm (datées 3, 5 et 6 mars), entretient une relation pour ainsi dire corporelle et opaque avec le spectateur qui se trouve devant elles. Y sont opposées une partie haute qui organise un défilement vertical ou horizontal de la lumière par de fines stries parallèles à peine variées – suggérant un déplacement latéral du spectateur, plus ou moins rapide – et une partie basse matte qui forme comme une base à peine différenciée, un substrat indéfini sans autre fonction que de désigner un lieu concret, de signaler que « c’est ici que ça se passe » et que, ancrés par le bas à cet ici, nous pouvons nous laisser aller à nous déplacer là-bas.

La peinture récente de Pierre Soulages ne s’est pas endormie dans le repos de la maîtrise mais continue à frayer sur les territoires de l’expérimentation. Rien n’y est gagné une fois pour toutes. Chaque peinture est une expérience nouvelle. Chaque expérience de chaque tableau, surtout, est une expérience chaque fois nouvelle. Parce que cette peinture est, avec détermination et engagement, une peinture profondément relative. Elle n’exhibe pas de valeurs figées et fermées sur une autorité supérieure ; elle joue d’une combinaison de valeurs qui s’établissent en un équilibre instable, souvent dans la contradiction, les unes par rapport aux autres. Raide et souple, brillant et mat, indéfini et défini, devant et derrière, lumineux et sombre, achrome ou coloré, chacun des éléments qui la constituent n’existe que dans un système de relations, et celui-ci ne cesse de se modifier, dans une triangulation entre le tableau, le spectateur et le monde alentour. Si l’on pense que l’art entretient avec la réalité une relation de modélisation, que l’art abstrait ne prend pas modèle sur la réalité extérieure mais que, au contraire, il modélise comme en précipité nos rapports au monde, qu’il en propose et en configure de nouvelles dispositions que nous pouvons ensuite transporter dans notre vie de tous les jours, est-il vraiment besoin de dire à quel point l’art de Pierre Soulages continue aujourd’hui de nous être nécessaire ?

Notes

  1. Une première version de ce texte, ici modifié et amplifié, a été publiée sous le titre « Pierre Soulages, peintre expérimental », dans le cat. exp. Soulages, Lausanne, galerie Alice Pauli, 2012.
  2. Pierre Soulages a corrigé l’emploi du terme « harmonie », qu’il avait lui-même employé pour parler de sa peinture dans « Soulages le réfractaire », entretien de Jacques-Alain Miller, La Cause freudienne, no 75, 2010, p. 138 (voir infra, Anthologie, p. 165).
  3. notePropos rapportés par exemple dans Encrevé 1994, repris dans Encrevé 2007-a, p. 32.
  4. Voir Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, paru significativement en 1979 (Paris, Éditions de Minuit), l’année même où, en refusant ladifférenciation entre forme et fond, Pierre Soulages faisait un pas décisif dans l’ouverture du modernisme à de nouvelles possibilités, qui ne sont qu’apparemment celles du monochrome.
  5. C’est dans son article « La peinture moderniste » de 1961 (trad. fr. partielle d’Annick Baudoin dans Charles Harrison et Paul Wood, éd., Art en théorie 1900-1990, 1re éd. 1992, Paris, Hazan, 1997, p. 831-837) que Greenberg théorise définitivement sa notion de « spécificité du médium », qui réside d’après lui pour la peinture dans la « planéité » et la « délimitation de la planéité ». Une des rares occurrences du nom de Soulages dans ses écrits associe celui-ci à ceux de Jean-Paul Riopelle et de Nicolas de Staël, représentants selon lui d’une version « plus jolie [handsomer] » de ce qui se fait aux États-Unis (« American-Type Paiting », 1955, repris dans The Collected Essays and Criticism, John O’Brian [éd.], vol. 3, Affirmations and Refusals 1950-1956, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1993, p. 235).
  6. Le poète Dominique Fourcade a le premier fixé, à ma connaissance, la nature « toutarrivesque » du modernisme (Tout arrive, Paris, Michel Chandeigne, 2000). Relisant son très beau petit livre, j’y trouve des considérations sur Manet et ne peux m’empêcher de noter comme une coïncidence heureuse qu’il crédite celui-ci d’une découverte dont Pierre Soulages est évidemment l’héritier : « Dès lors, il s’est produit des faits inouïs, majeurs, du genre : la lumière est dans le noir » (p. 27).
  7. Anecdote rapportée par Pierre Soulages lors d’un entretien avec l’auteur, qui s’est tenu à Paris le 1er mai 2012. Toutes les citations sans référence proviennent de cet entretien, qui formalisa des discussions souvent anciennes.
  8. Voir notamment Pierre Encrevé, « Un parcours », dans Paris 2009-a ; rééd. 2011, p. 23-24 et n. 20.
  9. C’est à partir de ces différentes familles qu’a été conçu l’accrochage de l’exposition qu’accompagne le présent catalogue, aussi bien au musée des Beaux-Arts de Lyon qu’à la Villa Médicis.
  10. Encrevé 2007-a, p. 347.
  11. L’artiste donne la raison de cette équivalence entre les blancs et les noirs dans cette famille de tableaux lorsqu’il explique : « Ce n’est pas un blanc découvert, c’est un blanc qui en réalité conduit au travail sur le noir. Ce n’est pas les noirs qui sont arrivés sur le fond qui était blanc, ils y sont arrivés avec le regard uniquement fixé sur le blanc. […] c’est la manière dont le blanc s’éclairait qui dirige les noirs que j’ai apposés » (« Peintures 1999-2002 », 1re éd. 2002, dans Le Lannou 2009, p. 62).
  12. Par exemple, en 2010, il dit : « Je m’intéresse à la lumière et surtout à cette chose troublante : la lumière qui vient de la couleur qui est, par définition et même en réalité, la plus grande absence de lumière de toutes les lumières qui existent, le noir. Que toutes les couleurs puissent venir de là, que la lumière soit ainsi révélée, cela m’intéresse, mais ce n’est pas le but. Ce qui importe c’est comment cela s’organise, et comment cela change, et nous avec » (« Soulages le réfractaire », op. cit., p. 162-163 (voir infra, Anthologie, p. 178).
  13. Qu’avec le modernisme tout puisse arriver ne veut pas dire que l’histoire n’ait plus d’importance, bien au contraire. Pour l’avoir oublié, une grande partie du monde de l’art contemporain s’enthousiasme pour de fausses ruptures qui ne sont guère autre chose que des répétitions inconscientes, des « farces » pour reprendre le mot célèbre de Karl Marx (« Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce » [Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte, 1re éd. 1852, E. Barot et J.-N. Ducange [éd.], Paris, Livre de Poche, tr. fr. Marcel Ollivier, 2007, p. 117). Et puisque je viens de citer Marx, je ne crains pas d’ajouter que ces répétitions travesties en inventions sont la meilleure arme de la transformation de l’art en marchandise inoffensive, à la fois désirable (comme une nouvelle collection de mode) et facilement échangeable (puisque interchangeable).
  14. L’artiste affirme ainsi : « Nous n’avons pas à témoigner de notre époque, puisque nous sommes faits d’elle » (« Les milles vies de la peinture », dans Jaunin 2012, p. 135).
  15. Comme s’il voulait concilier métaphysique du secret et pédagogie de l’image (qui pourraient représenter les deux versants de son œuvre, celui abstrait et celui figuratif), Gerhard Richter ne répugne pourtant pas à ce que le spectateur puisse reconstituer l’histoire de la constitution de ses tableaux. Mais il se sert pour cela de la photographie, publiant à l’occasion les étapes intermédiaires de ses tableaux, comme dans le cas des trente-trois états de Red (1994) ou des dix états de Cage I (2006), documentation qui a fait l’objet d’une étude serrée d’Ulrich Wilmes (« Gerhard Richter: One Moment in Time. On the Documentation of the Conditions in which Abstract Paintings Are Made », dans cat. exp. Gerhard Richter: Large Abstracts, Ulrich Wilmes (dir.), Ostfildern, Hatje Cantz, 2008, p. 135-153).
  16. Sur l’incarnation de l’abstraction chez Pierre Soulages, je me permets de renvoyer à mon essai « Conques : une abstraction épiphanique », dans Paris 2009-a ; rééd. 2011, p. 105-117.
  17. Voir Lawrence Gowing, Cézanne : La logique des sensations organisées, 1re éd. 1977, Paris, Macula, tr. fr. Dominique Fourcade, 1992.
  18. Cette expérience est rapportée notamment dans Pierre Soulages, « Image et signification », 1re éd. 1984, repris dans Le Lannou 2009, p. 47- 48.
  19. Le cas de Daniel Buren permet de se rendre compte à quel point le refus de l’image au profit d’un « outil visuel » aussi abstrait que des bandes verticales alternées finit par aboutir, dans un système de diffusion des images par reproduction, à la création d’une image de marque qui attire l’attention sur elle-même comme une image au sens plein du terme – ce qui a d’ailleurs conduit cet artiste à diversifier fortement ses outils formels ces dernières années.
  20. En 1983, Pierre Soulages écrivait : « Peinture, chose faite par un homme qui interroge son rapport au monde, pour un homme qui, par elle, interroge son rapport au monde » (« Image et signification », 1re éd. 1983, dans Le Lannou 2009, p. 52).
  21. Chez Callum Innes, depuis le début des années 1990, c’est l’application de la térébenthine, soit en la laissant couler, soit en la posant avec un pinceau plus ou moins fin, qui crée les formes finales, à partir d’une surface recouverte d’une ou plusieurs couches d’une ou plusieurs couleurs, posées de façon homogène.

Un extrait du tome IV

Un extrait du tome IV de L’œuvre complet, Peintures, IV. 1997-2013, Pierre Encrevé, Gallimard, Paris, 2015

Le texte de cet ouvrage n’élabore aucunement une théorisation explicite de la peinture de Soulages en tant que telle, travail qui ne manquera pas de se faire mais qui ne sera pleinement légitime, à mon sens, que de s’appuyer précisément sur l’achèvement de la parution du catalogue raisonné. Pour employer le vocabulaire des linguistes 3, il s’agit d’atteindre d’abord une « adéquation observationnelle » qui se confond, dans le cas présent, s’agissant d’un corpus fermé, avec l’établissement de l’ensemble intégral des données de l’œuvre peint. Dans mon commentaire, je vise également une sorte d’« adéquation descriptive » et la présentation des reproductions participe elle-même, par le travail d’analyse et de classement qu’elle implique, à cette tâche. Mais le troisième niveau, celui de l’ « adéquation explicative », ne peut être atteint que par une théorisation dont l’étape descriptive ne présente qu’un aspect, d’ailleurs implicite – encore faudrait-il définir précédemment ce que peut être une « explication » s’agissant de l’arc de la peinture, même en la pensant en termes « génératifs » (soit à chercher du côté des principes qui fondent l’arc propre du peintre et de la « paramétrisation » que réalise le déploiement de l’œuvre). Quant à en proposer une interprétation, je n’en suis pas partisan. En ce qui me concerne, j’ai déjà avancé, il y a longtemps, que la peinture de Soulages n’est « ni image ni langage » et que « la toile, qui ne renvoie à rien, me renvoie à moi et, n’appelant aucun déchiffrement, aucune imposition de sens, m’appelle à me constituer moi-même comme sens 4

3. Cf., par exemple, Noam Chomsky, Current Issues in Linguistic Theory, La Haye, Mouton, 1964, p. 28-30.
4. Pierre Encrevé, «Soulages», Le Club français de la médaille, n° 68, 1980, p. 15.

 

> Lire la fiche de l’ouvrage.

La céramique 14 mai 1968

«…J’ai cherché quelque chose de moins chargé que prévu puisque le granit sombre <opalescent> doit remplacer le marbre blanc. J’ai laissé de chaque côté un gris clair qui pourra jouer avec les parois d’acier inoxydable et qui, ainsi, en diminuant le contraste, affirmera moins les verticales de droite et de gauche et laissera aussi toute sa force au rythme libre des bleus et des noirs. D’autre part, ce fond gris clair évitera l’assombrissement qu’aurait provoqué un fond sombre en contraste avec le marbre et l’inox, comme je l’avais envisagé tout d’abord. La composition étant groupée au milieu de la céramique, le lobby sera centré sur ce contraste et la partie pleine (bleus, bleus-noirs et noirs) jouera avec les deux vides que forment les couloirs à droite et à gauche (vers les ascenseurs et l’extérieur). La forme bleue en haut, à droite de la céramique, jouera avec les formes des deux luminaires de plastique blanc du plafond des couloirs droite et gauche.
Quant aux rythmes et aux couleurs, j’ai surtout pensé à ce
que tu me suggérais: quelque chose de puissant et sobre, grave et joyeux à la fois… »

 Pierre Soulages – Lettre à William Lescaze, 21 mai 1967

 

Notes sur la création de la céramique

Croquis - ART_INTERNATIONAL XII-2001Esquisse
1967. – L’esquisse est conçue en fonction du bâtiment, du lieu où doit se trouver la céramique, de son entourage formel, des couleurs. des matières des murs, des plafonds, du sol. Ce n’est pas une peinture que l’on exécutera en céramique, mais plus exactement un projet tenant compte des essais faits préalablement dans la matière qui sera employée pour le réaliser, et également des qualités propres de la céramique et des impératifs qui seront ceux de la réalisation.
Le projet présenté aux propriétaires du building, la réalisation commence.

Réalisation
La terre a été « chamottée », c’est-à-dire mélangée crue à une terre cuite réduite en petits fragments.
Cette terre ainsi travaillée est étalée sur un sol plat en une surface plus grande que celle de la céramique terminée.

2002 Le Plazza

 

À propos the Soulages Mural for N°1 Oliver Plaza

«It all started with Sam Kootz (who retired recently to write a book on his life as an art dealer). I wish he had not retired. He ran, until a couple of years ago, one of the most interesting and lively galleries in New York.
And that’s where I met my first Soulages—and from time to time more Soulages. My wife and I got quite excited about his work and though we are not collectors, we decided to buy a Soulages. It hangs today in our living room and for all these years every time I walk by it, it gives me a great deal of pleasure, and much stimulation.

When I began to develop the first floor plan of No. 1 Oliver Plaza, since a sort of island housing six elevators seemed to be the most natural and satisfying solution of at least one-half of the vertical transportation for the building, the resulting two end walls, necessarily blank, one north, one south of that island standing there in the middle of the lobby, began to haunt me—implore me to find a significant treatment for them: rightly so. They could not be left to the usual finish with marble or stainless steel. They had to do more for the building. They had to welcome the tenants and their visitors and, if possible, they had to clearly reaffirm the natural marriage of arts and architecture.
I thought and thought and dreamt about that end wall facing Sixth Avenue and I decided to recommend Soulages for it.
Oliver Tyrone—my clients—agreed to retain Soulages right from the start. This has been a unique personal experience. It’s the first time in my professional life that clients have al lowed me to create with an artist right from the beginning of the concept of a building. (Usually, that is if I am lucky, the best I have been able to achieve is to get my client to somewhat reluctantly add a sculpture or a mural after the building has been fully planned, perhaps half built, but alas that’s not the way to do it.) Hooray for Oliver Tyrone and hooray for Soulages’ contribution to a true Renaissance expressive of Pittsburgh’s aspirations.»

William Lescaze, F.A.I.A., Sharon, August 23, 1967

Entretien public de Pierre Soulages

In « Une œuvre de Pierre Soulages »,
éditions Bernard Muntaner, Marseille, Avril 1998

© Archives Soulages

© Archives Soulages

Pierre Soulages. — J’ai été très intéressé par l’analyse géométrique que Gilbert Dupuis a faite de ma peinture*. Au demeurant je pense que lui comme moi sait que tout n’est pas géométrisable dans la peinture, pas plus que dans la vie tout n’est pas mathématisable. Mais il y a des choses que je sais quand même et que je peux dire : le problème des proportions est arrivé en relation avec le choix des formats. Il y a très longtemps, je travaillais sur une toile d’un format du commerce qui s’appelle « le cent paysage » et qui mesure 162 cm x 114 cm. Or il y avait toujours un endroit de cette toile que j’avais besoin de marquer ; j’avais besoin de quelque chose de fort, par exemple d’une ligne à cet endroit-là ; et je me suis aperçu qu’elle déterminait un carré. J’en fus très étonné jusqu’à ce que je découvre que je travaillais sur un format dont la grande dimension était égale à la diagonale de ce carré : c’était le format qu’on appelle √2, ce qui est le format du papier à lettres que vous utilisez — qu’on utilise d’ailleurs depuis quelque temps ; ces formats ont été normalisés il y a une quinzaine d’années — ; mais l’expérience dont je vous parle date de plus de quarante ans. Cela m’a fait comprendre que ce que j’aimais dans les formats, c’était, pour parler d’une manière plus banale, « que ça ne tombe pas juste ». Quand je divisais la grande longueur par la petite et que ça tombait juste, j’étais moins satisfait.

Je préférais travailler justement sur un format qu’on appelle irrationnel. Dans ce cas quand on se laisse aller instinctivement — instinctivement n’est pas le mot, je veux dire lorsqu’on se laisse guider par la sensibilité — on tombe sur des relations qu’on peut souvent analyser géométriquement. Par ailleurs il ne faut pas oublier les effets d’illusion optique : quand on met côte à côte un carré noir et un carré blanc de même dimension, ils n’apparaissent justement pas de même dimension ; ces faits aussi interviennent dans les décisions du peintre. De toute façon il est toujours très difficile de parler simplement de peinture parce que tout y est mêlé. J’entends parfois des gens qui parlent d’une couleur, du noir, ou du jaune. Mais ils ne disent pas si ce noir couvre 1 m2, 10 m2 ou seulement 5 cm2; pourtant on sait bien que la quantité est aussi un facteur de la qualité. Gauguin l’avait dit : « 1 kg de vert est plus vert que 100 gr du même vert », marquant par là que la quantité était aussi une qualité. Même si on connaît la quantité en terme de surface, de dimension de surface, on ne dit pas si cette couleur est dans une forme rectangulaire, anguleuse, ou plutôt ronde, ou ellipsoïde. Essayez de faire cette expérience : découpez dans du papier d’une certaine couleur, jaune par exemple, une forme plus ou moins ronde et une autre forme avec beaucoup d’angles, puis, après avoir disposé les deux formes sur la même surface colorée, demandez à quelqu’un « quel est le jaune que vous préférez » ; il va en choisir un, pensant vraiment qu’il ne s’agit pas de la même couleur. On voit bien par là l’action de la forme sur la couleur. Quand on dit « une couleur », on ne dit pas si c’est grand, si c’est plus petit, on ne dit pas si c’est rond ou si c’est anguleux, mais on ne dit pas non plus si c’est transparent ou si c’est opaque — une couleur, si elle est transparente, n’est pas la même que si elle est opaque —, on ne dit pas si c’est fibreux ou si c’est granuleux, ou si c’est lisse, et cependant dans la peinture toutes ces choses arrivent à la fois dans la perception d’une forme. En procédant avec les mots, ce que nous appelons jaune, par exemple, est une abstraction alors qu’en réalité, en peinture, il arrive d’une manière concrète, accompagné de la forme, de la matière, de toutes les caractéristiques de la couleur, transparence, opacité, etc. Quand je disais tout à l’heure que tout n’était pas géométrisable dans la peinture, ni mathématisable, j’avais, entre autres choses dans la pensée, ce que je viens d’expliquer.

Question – Pendant l’intervention, on a vu le soleil se déplacer sur la surface de votre tableau ; je voudrais savoir ce que le peintre en pense ?

P.S.Ah, oui ! Je suis très contre, comme je suis contre l’éclairage des peintures par des « spots », des projecteurs directs. Toute peinture devrait être vue dans une lumière égale. Je dois dire que le soleil sur une peinture noire, c’est catastrophique parce que, à ce moment-là, la peinture se met à chauffer : elle atteint jusqu’à 60°, ce qui est très mauvais pour elle. J’ai été inquiet, et amusé aussi, par ce que la lumière intense du soleil révélait de son état de conservation : à certains endroits des coulures d’eau accidentelles, à d’autres, de la poussière, etc… Mais surtout un tel éclairage disloque l’organisation propre à l’œuvre. Mais enfin ici, dans cet amphithéâtre d’université, on n’est pas en situation muséale, c’est moins grave. S’il en était ainsi tous les jours, il y aurait de quoi protester. Je préfère que mes peintures soient vues à la lumière naturelle mais pas au soleil bien sûr ; elle est plus riche en couleur et plus changeante. Même avec la lumière électrique qui est fixe, la peinture vit lorsqu’on circule devant elle, certains reflets apparaissent ou disparaissent en fonction des aplats, de la direction des stries laissées par la brosse, de leur orientation par rapport à la lumière incidente, et de remplacement du regardeur.

On parle du noir de ces peintures-là, mais je dirais sans craindre le paradoxe que, en réalité, je ne peins pas avec du noir, même si la matière que j’utilise quand je peins est la peinture noire, car la vraie matière qui m’intéresse, c’est la lumière : la lumière réfléchie par le noir, et elle dépend en partie de la qualité de la lumière incidente. Tout cela fait partie du champ mental ouvert par cette conception de la lumière picturale.

Q. – Pour continuer sur ce sujet, il y a une toile de vous au Musée d’art moderne de Grenoble qui est devant une grande verrière, ce qui fait que, en cette saison, en automne, vers 3 h de l’après-midi, la lumière venue de l’extérieur, du ciel, s’y reflète, et qu ‘elle paraît bleue ; il est fort difficile de la voir noire. Par contre vers 5 h de l’après-midi, la lumière extérieure est réfléchie par le parquet et votre toile semble marron, d’un très somptueux marron. C’est un phénomène fascinant d’une certaine façon. Considérez-vous qu’il est contradictoire avec vos intentions initiales ?

P.S. – Pas du tout, pas du tout, au contraire. C’est avec ça, avec la lumière que la peinture vit. Évidemment on se rend bien compte que cette toile est peinte avec le même pot de noir, mais si on la voit noire, c’est qu’on la regarde avec ce qu’on a dans la tête et pas avec les yeux. C’est ce qui se passe également, d’une manière bizarre, pour les vitraux que j’ai faits à Conques : quand on me les a demandés pas mal de gens se sont arrachés les cheveux, disant: « Ah, là, là ! on fait faire des vitraux à ce peintre qui peint toujours avec du noir, il va faire des vitraux noirs ». C’était la preuve qu’ils n’avaient pas regardé mes peintures. Je voulais un verre blanc qui ne soit pas transparent mais translucide, traversé par la lumière mais opaque au regard ; je souhaitais une certaine intériorité de la lumière. Je voulais aussi faire de ce lieu un lieu clos où le regard ne soit pas attiré, distrait par le spectacle extérieur ; je voulais que les qualités propres à l’identité du bâtiment soient mises en évidence. Comme le verre que je souhaitais n’existait pas j’ai décidé d’en inventer un. J’ai dû faire des recherches techniques pendant plusieurs années et, après pas mal d’aventures, je suis arrivé à le mettre au point, et ensuite à le faire fabriquer, mais c’est une longue histoire… Le verre enfin obtenu n’est pas un simple transmetteur de la lumière, il la capte, la diffuse et devient alors lui-même émetteur de clarté, d’une clarté intimement liée aux variations d’intensité et de couleur de la lumière naturelle. Ces vitraux par moments sont bleus comme la toile que vous avez vue à Grenoble, mais pas du même bleu. À d’autres heures ils sont plus chauds, quelquefois rosés, quelquefois jaunes, cela varie avec la course du soleil. C’est la lumière émanant d’eux, évoluant avec la course du soleil qui rythme cet espace et l’écoulement du temps, et je trouve émouvant que le passage du temps soit présent de cette manière dans une architecture du XIe siècle. Si j’ai ainsi travaillé la lumière ce n’est pas par une lubie d’artiste, mais l’importance du jeu de la lumière dans ce bâtiment est inscrite dans ses mesures et ses proportions mêmes. Je résume : dans la nef, les fenêtres qui sont au nord sont plus petites, plus basses et plus étroites que celles qui leur font face côté sud ; la différence de mesure des fenêtres est très nette. Plus loin quand on avance et qu’on se trouve dans le transept, la partie nord du transept a des fenêtres qui sont très larges et beaucoup plus grandes, beaucoup plus larges et beaucoup plus importantes que celles qui leur font face au sud. Quand on s’aperçoit de cela, il paraît certain que les constructeurs ont voulu organiser les effets de la lumière dans le bâtiment et que par conséquent il fallait en tenir compte. Il faut bien se garder — en tout cas je me suis bien gardé, moi — de rectifier, de rééquilibrer ; sinon cela aurait voulu dire que je corrigeais les constructeurs, mon idée a d’abord été — avec la qualité de lumière que j’y introduisais —de donner à voir cette architecture telle qu’elle est, telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous.

 Q. – Est-ce que lorsque vous peignez une toile comme celle-ci, vous avez préalablement fait des croquis ?

P.S. – Je ne sais pas pour cette peinture-là. Je ne pense pas qu’il y ait eu des croquis. Mais peut-être que si. Je ne m’en souviens plus. Ma pratique est très diverse. Souvent lorsque je pars d’un croquis, la toile se faisant, y échappe au point de ne plus avoir de rapport avec son origine. Quelquefois je fais une toile et de cette toile en naît une autre, très voisine et un peu différente, et de proche en proche, comme ça, toute une série s’échafaude et cette série devient un ensemble que je ne dissocie pas, que j’expose ensemble. D’autres fois l’organisation survient sur la toile même, et ça en reste là. C’est très variable. Pour ces problèmes je vous renvoie au catalogue raisonné de ma peinture (1), où tout cela est mieux expliqué par l’auteur que je ne le ferais moi-même. Pour en revenir à cette toile, je ne peux rien affirmer. Ce dont je crois me souvenir, c’est que la plupart des lignes, des surfaces de cette peinture-là sont, je crois, venues quasi instinctivement, je veux dire sans préméditation, comme ça, comme dans l’expérience dont je vous ai parlé tout à l’heure, lorsque, à mes débuts, il y a très longtemps, je me suis aperçu que je mettais une ligne forte à un endroit précis d’un tableau et que, ce tableau ayant un format √2, cet endroit précis était le lieu virtuel d’un carré dont le côté était la largeur de la toile.

Q. -Je voudrais savoir, M. Soulages, comment vous avez réagi à l’exposition de Présence Panchounette en 86 ?

P.S. – De qui ?

Q. – De Présence Panchounette. On avait installé devant une de vos toiles, qui d’ailleurs, je pense, ressemblait énormément à celle-ci, un canapé en cuir noir, et cela créait une sorte de rivalité.

P.S. – C’était de l’ironie, je pense.

Q. – Vous l’avez vue ?

P.S. – Oui. Oh, vous savez, on peut tout faire dans ce genre, et tout refaire, si c’est oublié. On peut mettre des moustaches à la Joconde, ça a été fait ; on peut mettre une barbe à la Vénus de Milo, ce qui avait été fait une trentaine d’années avant les moustaches à la Joconde, ce qui n’est pas le contraire, on peut toujours faire des choses comme ça. Toutes ne sont peut-être pas du même ordre. D’ailleurs Présence Panchounette fait des choses intéressantes, parfois intentionnellement reprises de choses très anciennes : « trompette sous un crâne », par exemple. On peut voir exactement la même chose dans le catalogue des « Incohérents » en 1890…

Q. – On vous taxe parfois d’utiliser un procédé. Qu’est-ce que vous en pensez ?

P.S. – Et bien, je trouve que c’est très juste. Effectivement dans toute cette période-ci, j’utilise la lumière comme d’autres utilisent les couleurs ; mais j’utilise toutes les couleurs de la lumière réfléchie par le noir. On peut appeler cela un procédé. Cependant, vous le savez, ça n’a pas toujours été le cas. Il y a bientôt 50 ans que je peins, que j’expose plus exactement, car il y a beaucoup plus longtemps que ça que je peins, puisque, enfant, je peignais aussi, avec du noir déjà. Mais à mes débuts j’utilisais le noir pour provoquer, par contraste avec des couleurs claires, une lumière que j’appelais picturale. Je l’appelais picturale parce que ce n’était pas une lumière telle que celle qu’on reçoit dans la réalité, mais c’était la lumière qui naissait des rapports de dimensions et de couleurs sur une toile. Je travaillais plutôt par contrastes. Ensuite il y a toute une autre période — évidemment je résume en quelques minutes, c’est un peu rapide — où je travaillais avec de la couleur à laquelle je superposais du noir que je retirais ensuite, de sorte qu’on voyait réapparaître la couleur, qui semblait sourdre de la toile, derrière le noir, ce qui donnait une qualité particulière à la couleur. Puis les périodes se sont imbriquées. Il n’y a pas eu un beau jour où je me suis dit : « maintenant, terminé avec le contraste: je travaille sur autre chose ». Non. D’ailleurs je varie les pratiques. Pendant toute une période, pendant une quinzaine d’années, j’ai travaillé avec la réflexion par le noir. Mais en ce moment il se trouve que je fais des toiles qui ne sont pas tout à fait comme ça, même si j’utilise aussi la réflexion par le noir. D’ailleurs lorsque j’ai commencé à fonder ma peinture uniquement sur la réflexion de la lumière par le noir, avec des surfaces fibreuses qui font vibrer et dynamisent la lumière opposées à des surfaces calmes où elle est plus étale, je n’avais pas décidé de faire ça. C’est une histoire que j’ai racontée souvent. J’étais en train de rater un tableau et j’ai compris après plusieurs heures de travail que, si je travaillais depuis plusieurs heures bien que persuadé que ce que je faisais n’était pas intéressant, c’est qu’il y avait quelque chose d’autre qui était plus fort encore que ma fatigue et pouvait expliquer mon acharnement. A ce moment-là — c’était en 1979 — je me suis aperçu que je faisais une peinture basée sur un nouveau principe, la pratique d’un autre procédé et j’ai continué.

Q. – Si on admet que le noir mange la lumière, c’est là quelque chose qui est de la nature du besoin, qui renvoie à l’instinct, à l’animalité. Comment percevez vous cela ? Y a-t-il une satisfaction de besoin instinctif, y a-t-il quelque chose de primaire, ce qui m’intéresserait beaucoup, dans votre façon de peindre?

P.S. – J’ai toujours dit que j’étais très attentif à tous les moments d’origine — peut-être parce qu’ils nous renvoient à nos origines. Mais voici comment le plus souvent cela se passe. Je vous ai dit que je ne choisis pas n’importe quel format, que je me suis aperçu que je préférais certains formats à d’autres, certaines proportions plus exactement, et certains formats pour leur dimension aussi. La dimension que je choisis dépend de l’humeur du moment : il y a des jours où je n’ai pas envie de me confronter à une grande surface, d’autres jours au contraire… Quand j’ai choisi une toile, souvent j’attends, je tourne autour, j’attends d’oser, d’oser apporter quelque chose là-dessus. Et d’ailleurs quelquefois je n’ose pas, et je rentre chez moi, je ne fais rien. D’autres fois j’apporte quelque chose sur la toile, une trace, et c’est la manière dont je ressens alors ce qui se passe qui fait que j’ai envie de continuer, d’intensifier ce que je sens. Et puis ce que je fais change… C’est une sorte de dialogue entre ce que je crois qui est en train de naître sur la toile, ce que j’en ressens, et de proche en proche, comme ça, j’avance et ça se transforme et ça se développe, se précise et s’intensifie dans un sens qui m’intéresse ou pas. Quelquefois ça me surprend ; ce ne sont pas les plus mauvaises fois, celles où on perd le chemin et où un autre s’ouvre, imprévu. Et puis lorsque je m’aperçois que je ne peux pas ajouter grand chose sans tout modifier, je m’arrête et je considère que le tableau est pour l’instant terminé, qu’il doit pour l’instant en rester là. Alors je tourne le tableau contre le mur et je ne le regarde pas de quelques jours, quelques semaines, parfois quelques mois. Et puis ensuite lorsque je le regarde de nouveau, s’il me paraît toujours apporter quelque chose, s’il me paraît vivant, alors à ce moment-là il peut sortir de l’atelier.

Q. – Donc contrairement à ce que disait Jasper Jones il n’y a pas besoin à’être deux pour peindre. En tout cas, dans votre cas, c’est le peintre et pas quelqu’un d’autre qui décide quand le tableau est terminé.

P. S . Je ne sais pas ce qu’à dit Jasper Jones, mais, en ce qui me concerne, je peins d’abord pour moi. Parce que c’est un exercice ou une activité qui me paraît donner du sens à ma vie. Mais je considère que ça n’est de l’art qu’à partir du moment où d’autres peuvent  s’investir dans ce que je leur propose, y trouver un accord, une ouverture, un plaisir.

Q. – Vous avez dit, quand on voit la couleur on ne voit pas sa forme, on ne voit pas sa quantité, ni sa texture. Ça m’a rappelé ce que Pierre Schaeffer dit du son dans Le guide des objets sonores. Et j’aimerais savoir en conséquence si on pourrait parler, à propos de votre manière de peindre, d’une musique picturale ?

P.S. – Vous savez, on peut toujours jouer avec les mots… Moi-même je me suis laissé allé à dire des bêtises dans ce genre-là. J’ai dit un jour que la peinture était une expérience poétique. Dit ainsi, c’est idiot parce que la poésie, ça se fait avec des mots. Le mot… Vous connaissez le dialogue, qu’on peut transposer au cas de la peinture, où Degas dit à Mallarmé : « J’ai beaucoup d’idées pour des poèmes, mais je suis trop absorbé par la peinture pour les écrire ». Mallarmé lui répond : « Mais. Monsieur, la poésie ça ne se fait pas avec des idées, ça se fait avec des mots ». C’est pourquoi lorsqu’on parle de musicalité, ou de choses comme ça, à propos de la peinture, on glisse sur un autre terrain. C’est toujours pour essayer de cerner quelque chose de difficile à exprimer avec des mots simples qu’on a recours à des métaphores qui évoquent d’autres domaines que celui, réel, de la peinture. Remarquez, si ce parallèle s’établit maintenant, ce n’est pas un hasard. Il s’inscrit dans le moment actuel de notre culture.

Q. – II y a eu un peintre dont je ne me rappelle plus le nom qui a peint des toiles de plus en plus sombres et quand il est arrivé au noir, il s’est suicidé…

P. S. Je pense que je ne suis pas concerné, puisqu’avec le noir, tel que je l’utilise, c’est au contraire la vie de la lumière qui apparaît. Alors c’est plutôt la démarche inverse de celle de votre peintre.

Q. – Itten disait que le noir était la couleur la moins expressive avec le blanc. Qu ‘en pensez- vous ?

P.S. – Ce monsieur s’occupait d’abstractions. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, moi je ne comprends pas qu’on parle du noir comme couleur indépendamment de tous les autres éléments de la perception qu’on en a. Sinon je crois qu’on parle d’autre chose que de peinture.

Q. – J’aimerais savoir s’il y a un message spécifique dans cette peinture et, si oui, lequel?

P.S. – Je ne pense pas que la peinture soit là pour transmettre des messages ni un message. D’ailleurs si ce n’était que ça la peinture, le message une fois passé, on pourrait déchirer la toile, la mettre au panier comme on fait d’un télégramme qu’on a compris. Et on ne le fait pas.

Q. – Alors quel est votre but en créant une peinture ?

P.S. – De proposer aux gens un objet dans lequel je me suis investi et dans lequel ils pourront peut-être eux-mêmes entrer ou investir ce qu’ils ont en eux, et y trouver un plaisir, l’aimer. Quand nous regardons une œuvre du passé très lointain, comme par exemple une sculpture mésopotamienne, nous savons que nous n’appartenons pas du tout à la même société, et que nous n’avons pas les mêmes idées, les mêmes croyances religieuses, les mêmes mythes que les gens de cette époque-là, et cependant si nous aimons cette sculpture mésopotamienne, c’est que nous y trouvons quelque chose qui nous correspond, à nous ; c’est que nous projetons de nous-même quelque chose auquel cette œuvre répond ou révèle et je pense que c’est là le propre des œuvres d’art de toutes les époques. C’est ce qui explique qu’au fond une œuvre mésopotamienne, si on l’aime, est aussi présente, aussi moderne, qu’une peinture contemporaine.

Q. – Je suis aveyronnaise et une admiratrice profonde et fervente de l’œuvre de Pierre Soulages et j’aurais aimé que vous nous disiez quelque chose sur les rapports que votre peinture entretient avec vos origines. Par exemple, le choix du noir a-t-il quelque chose à voir avec les toits en ardoise de Rodez ou avec Conques ?

P.S. – Vous savez, on est toujours marqué par quelque chose. Il est sûr que le pays où je suis né a orienté mes premiers goûts, lorsqu’ils se sont formés, mais j’ai l’habitude de dire que je suis né, certes comme tout le monde, dans un lieu, mais que le vrai lieu de ma naissance a été la peinture contemporaine. Je me sens tout à fait aveyronnais mais je pense qu’il y a une autre chose tout aussi importante, c’est ce que j’ai aimé dans l’art, et pas seulement dans les paysages aveyronnais.

Q. – Vous avez dit que vous avez peint votre œuvre avec du noir que vous avez. tiré d’un pot. Il n ‘y a donc pas de couleurs sous-jacentes aujourd’hui dans vos réalisations ?

P.S. – Si, ça arrive. Dans celle-ci il n’y a en a pas. D’ailleurs quelquefois la couleur sous-jacente, c’est du noir, c’est-à-dire que, étant donné ma manière de travailler, que je vous ai décrite tout à l’heure, si je pars d’une toile blanche et que j’y apporte une première trace de pinceau ou d’un quelconque instrument, une tache noire, il se crée évidemment une relation entre le blanc et le noir et je suis alors parfois conduit vers quelque chose que je n’ai pas envie de faire, qui n’est pas dans mon projet. Aussi je préfère commencer à travailler sur une toile uniformément recouverte de noir. A ce moment-là je me rends compte que je travaille avec de la lumière, celle que réfléchit le noir que j’apporte. C’est ce que je fais le plus souvent, mais il m’arrive de commencer sur une toile préparée avec du bleu ; alors je recouvre entièrement avec de la couleur noire, à l’huile, qui reste fraîche assez longtemps, sans me préoccuper de la matière elle-même ; ensuite, je travaille cette matière-là, le noir-lumière, et parfois arrive les reflets ou même dans l’amincissement du noir qui le recouvre, une trace du bleu sous-jacent. D’ailleurs si j’ai commencé à faire ça…, c’est une anecdote aussi : j’ai un atelier à Sète et un jour que j’avais peint une toile avec le même procédé que celle-ci, rien qu’avec du noir, j’ai cru voir du bleu dedans. Je savais très bien que je n’en avais pas mis, mais c’était un jour de mistral, la mer était très bleue et il y avait des reflets bleus. C’est à ce moment-là que j’ai eu envie d’introduire du bleu pour voir comment fonctionnait un bleu venant de la couleur avec le bleu venant de la lumière et c’est un peu comme ça que j’ai commencé à faire ces toiles-là. Mais c’était à l’origine tout à fait fortuit.

Q. – Je voudrais savoir quels outils vous utilisez en général pour peindre. Est-ce que vous les fabriquez vous-même ou est-ce que vous les achetez dans le commerce ?

P.S. – Non. Vous savez, ça c’est une longue histoire. Les premiers matériaux que j’ai utilisés pour peindre, ce sont le brou de noix ou les goudrons. Ce fut d’abord le brou de noix, à la fin des années 40. C’était une couleur très inhabituelle et même surprenante. Elle est devenue moins surprenante depuis l’arte povera. Si je suis allé vers des couleurs qui me paraissaient triviales, banales, c’est parce qu’elles me touchaient davantage que les couleurs qu’on achetait dans des tubes de métal chez les marchands de couleurs. Quant aux outils, à l’époque où je suis arrivé à Paris on vendait des brosses superbes avec des viroles chromées aux poils en forme de petits rectangles qui étaient parfaitement adaptées à la technique de Seurat ou des post-impressionnistes. D’ailleurs si vous regardez certaines toiles cubistes de Braque et de Picasso, vous voyez qu’ils ont peint avec ces brosses-là, qui avaient été mises au point pour une technique différente et pour une époque différente. Et puis on vendait aussi des brosses à formes usées, bombées, qui servaient pour les nus de l’école des Beaux-Arts et qui étaient vraisemblablement comparables à celles que Rubens a utilisées. J’ai trouvé que ces outils avaient une qualité qui ne me convenait pas ; il y avait en eux quelque chose qui me repoussait. Etait-ce le programme qu’ils sous-entendaient? Je suis entré alors dans une boutique de marchands de couleurs pour bâtiment et j’ai acheté des outils de peintre en bâtiment. Ces outils-là apportaient des formes qui me touchaient davantage. A partir de là je me suis mis à fabriquer mes outils, les brosses aussi bien que les racloirs, les racloirs d’ailleurs dérivés des couteaux à enduire des peintres en bâtiment. Dans l’urgence du moment, je prenais n’importe quoi qui me tombait sous la main, quelquefois un morceau de carton, et puis que je jetais. Après j’ai perfectionné mes outils. J’ai pris du cuir, mais le cuir gorgé d’huile finissait par devenir aussi dur que du bois, et je cherchais une souplesse. J’ai donc cherché autre chose qui corresponde à mes besoins. Car, vous savez, peindre ce n’est pas seulement apporter de la couleur sur une toile ; on peut, dans le même acte, tout à la fois déposer de la couleur et la retirer, et alors, à ce moment-là, on obtient une qualité de mélange qui est tout à fait inimitable et qui est aussi riche, mais d’une autre nature, d’une autre pensée de la peinture que ce que pouvait faire Bonnard en multipliant 150 touches dans un décimètre carré. Cette technique a marqué une période de mon travail. Pour en revenir, d’une manière précise, à la question que vous me posiez, les couleurs de ce tableau, ces stries en tout cas sont faites avec des pinceaux, des grands pinceaux plats qui sont des instruments banals de peintre en bâtiment. Cela donne ce que l’on voit là. La qualité de lumière qui est réfléchie par ces stries n’a rien à voir avec le travail du peigne cubiste qui fait vibrer la lumière de manière mécanique. La qualité de lumière qu’on obtient avec les outils que j’emploie, si on essaye de l’analyser —je précise une fois de plus que ce que je fais n’est pas parti d’une analyse, mais j’ai essayé de l’analyser pour savoir un peu pourquoi cette qualité de lumière réfléchie par le noir m’intéressait. Elle résulte du fait que la trace du pinceau crée une série de dièdres, enfin de sillons qui sont des sortes de dièdres, où chaque dièdre a un angle différent, ce qui n’arrive pas avec le peigne. Quand la lumière frappe cette surface où la couleur s’organise avec des dièdres, des sillons qui ont des angles différents, elle est réfléchie ; mais la réflexion et la qualité de la lumière réfléchie dépend de l’inclinaison de la face éclairée de chaque sillon. Chacun a une lumière réfléchie différente des sillons voisins. L’ensemble crée une qualité de gris inimitable. C’est d’ailleurs pourquoi ce type de peinture est très, très mal reproduit par la photographie. Ce qui n’est pas pour me déplaire, je dois vous dire, parce que ça prouve que ce que je fais est spécifique à cette peinture et ne passe pas par le moyen de représentation qu’est la photographie.

Q. – Vous avez. dit que travailler avec le noir et le blanc, ça ne vous intéressait plus ?

P.S. Si. Justement, je m’y remets. Mais enfin, ça personne ne l’a vu encore .

Q. – Excusez-moi de revenir un peu en arrière, d’un quart de siècle peut-être ; vous aviez accordé un entretien à une revue. Jardin des Arts , je pense, mais je n’en suis pas sûr. Vous y disiez à peu près ceci : »N »oubliez jamais que quand vous peignez avec une couleur vous peignez avec deux ». Ainsi le moindre geste qui laisse une trace sur le support engendre immédiatement l’obligation de gérer deux territoires différents à la fois. Toutes choses sont déjà proba­blement sur la toile avec ce seul geste.

P.S. – Tout à fait. Remarquez, vous parlez d’un seul geste. Je dirai d’un seul point. Prenez un segment d’un mètre de long, ou de 10 cm aussi bien. Mettez un point sur ce segment : vous engagez un tas de choses. Si vous le mettez au milieu ou si vous le mettez au tiers, vous rentrez dans une manière de concevoir les proportions telles qu’elles sont utilisées dans l’architecture classique. Si vous le mettez tout près du bord, tout près de l’extrémité du segment, et que la plus petite partie est contenue sept fois dans le tout, vous rentrez dans des proportions qui ont été utilisées dans la période hellénistique. Si vous placez ce point de telle sorte que la petite partie soit à la grande ce que la grande est à la somme des deux, vous rentrez dans ce qu’on appelle en géométrie le partage en moyenne et extrême raison : quand vous comparez un pentagone étoile avec le pentagone convexe dans lequel il est inscrit, le rapport entre le grand coté du pentagone étoile et le petit côté du pentagone dans lequel il est inscrit est justement ce rapport-là ; par là vous rentrez dans toute une période de l’architecture qui s’est servi de ce rapport, entre autres celle du moyen-âge — songez aux cahiers de Villard de Honnecourt, qui est un architecte du XIIIème siècle — où l’on a construit quelquefois une façade de cathédrale en utilisant le pentagone ; l’architecte ne savait pas sans doute ce qu’est une racine carrée, — il ne savait pas l’extraire en tout cas — mais il utilisait sans le désigner le rapport (√5+1)/2.

Ainsi un point finalement peut engager beaucoup de choses.

Q. – Votre catalogue raisonné est commencé. Quelle impression ça vous fait, de retourner de votre vivant à vos œuvres de jeunesse ?

P.S. – Et bien je n’aime pas ça, je préfère penser à la toile que je ferai demain.

Q. – Ma question s’adresse aussi à M. Duby : est-il possible de faire l’histoire d’un peintre vivant ? Est-ce qu ‘il peut collaborer lui-même à son histoire ? Est-ce qu’il peut construire ce qui restera de lui même ?

Georges Duby – Nous venons de constater, par l’exemple de ce que vient de dire Pierre Soulages, qu’il pourrait être son propre historien, et l’historien peut très facilement faire l’histoire d’un peintre vivant ; c’est une histoire qui n’est pas achevée, c’est tout.

P.S. – Je voudrais rappeler que si ce catalogue raisonné est le catalogue raisonné de mes peintures, il a un auteur qui s’appelle Pierre Encrevé ; puis il y a des gens qui comme moi ou mon épouse fournissent des documents. Ma seule intervention dans ce catalogue a été de dire au photograveur : « Oh ! cette photogravure n’est pas bonne, vous devriez la rectifier. Elle est trop bleue ou trop rouge ». J’ai essayé de faire que les reproductions soient meilleures que ce qu’elles auraient été si quelqu’un qui ne connaissait pas ma peinture s’en était occupé. C’est tout ce que j’ai fait et je ne me suis occupé de rien d’autre. On sait bien autour de moi que ça m’agace prodigieusement qu’on vienne sans cesse me trouver, en me posant des questions sur le passé. Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce que je ce que je fais en ce moment et ce que j’ai envie de faire.

Q. – Alors, justement, qu’est-ce que vous annoncez, quels sont vos projets ? Est-ce que vous avez pris une nouvelle décision ?

P.S. Je ne crois pas aux décisions avant de peindre. J’ai des désirs, mais je crois seulement aux décisions que je prends avec la matière, les outils, la surface. Décisions avec, pendant, et devant ce qui se produit sur la toile.

Note:

1 – Deux tomes du catalogue raisonné sont parus, le troisième paraîtra fin 98. [^]

* La dernière note citée dans « Une particularité physionomique » de G. Dupuis précédant l’entretien était :

On peut se rappeler ici le célèbre paragraphe de Diderot sur l’architecture :

« Michel-Ange donne au dôme de Saint-Pierre de Rome la plus belle forme possible. Le géomètre de La Hire, frappé de cette forme, en trace l’épure, et trouve que cette épure est la courbe de la plus grande résistance. Qui est-ce qui inspira cette courbe à Michel-Ange, entre une infinité d’autres qu’il pouvait choisir? L’expérience journalière de la vie . C’est elle qui suggère au maître charpentier, aussi sûrement qu’au sublime Euler, l’angle de l’étai avec le mur qui menace ruine ; c’est elle qui fait souvent entrer, dans son calcul subtil, des éléments que la géométrie de l’Académie ne saurait saisir. »
DIDEROT – Œuvres esthétiques – Paris – Classiques Garnier 1959 .
[^]

Rodez et le musée Soulages à la une de l’Express

Le magazine hebdomadaire national l’Express publie un numéro spécial dédié à l’effet Soulages sur Rodez, en kiosque ce mercredi. Dans cette édition régionale, le magazine explore « les coulisses d’un lieu exceptionnel » et propose des « entretiens exclusifs à propos de Pierre Soulages pour son musée« , sur douze pages.